POÈME SUR LA LOI NATURELLE - Partie 1

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Photo de PAPAPOUSS

 

 (ISLANDE)

 

 

 

 

 

 

 

 

LA LOI NATURELLE.

 

 

 

EXORDE.

 

 

 

 

 

O vous dont les exploits, le règne et les ouvrages (1),

Deviendront la leçon des héros et des sages,

Qui voyez d’un même œil les caprices du sort,

Le trône et la cabane, et la vie et la mort ;

Philosophe intrépide, affermissez mon âme ;

Couvrez-moi des rayons de cette pure flamme

Qu’allume la raison, qu’éteint le préjugé.

Dans cette nuit d’erreur où le monde est plongé,

Apportons, s’il se peut, une faible lumière.

Nos premiers entretiens, notre étude première,

Etaient, je m’en souviens, Horace avec Boileau.

          Vous y cherchiez le vrai, vous y goûtiez le beau :

Quelques traits échappés d’une utile morale

Dans leurs piquants écrits brillent par intervalles :

Mais Pope approfondit ce qu’ils ont effleuré ;

D’un esprit plus hardi, d’un pas plus assuré,

Il porta le flambeau dans l’abîme de l’être ;

Et l’homme avec lui seul apprit à se connaître.

L’art quelquefois frivole et quelquefois divin :

L’art des vers est, dans Pope, utile au genre humain.

Que m’importe en effet que le flatteur d’Octave,

Parasite discret, non moins qu’adroit esclave,

Du lit de sa Glycère, ou de Ligurinus,

En prose mesurée insulte à Crispinus ;

Que Boileau, répandant plus de sel que de grâce,

Veuille outrager Quinault, pense avilir le Tasse ;

Qu’il peigne de Paris les tristes embarras,

Ou décrive en beaux vers un fort mauvais repas ?

Il faut d’autres objets à votre intelligence.

De l’esprit qui vous meut vous recherchez l’essence,

Son principe, sa fin, et surtout son devoir.

Voyons sur ce grand point ce qu’on a pu savoir,

Ce que l’erreur fait croire aux docteurs du vulgaire,

Et ce que vous inspire un Dieu qui vous éclaire (2).

Dans le fond de nos cœurs il faut chercher ses traits :

Si Dieu n’est pas dans nous, il n’exista jamais.

Ne pouvons-nous trouver l’auteur de notre vie

Qu’au labyrinthe obscur de la théologie ?

Origène et Jean Scott sont chez vous sans crédit :

La nature en sait plus qu’ils n’en ont jamais dit.

Ecartons ces romans qu’on appelle systèmes,

Et pour nous élever descendons dans nous-mêmes.

 

 

__________

 

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

 

 

Dieu a donné aux hommes les idées de la justice, et la conscience pour les avertir, comme il leur a donné tout ce qui leur est nécessaire. C’est là cette loi naturelle sur laquelle la religion est fondée ; c’est le seul principe qu’on développe ici. L’on ne parle que de la loi naturelle, et non de la religion et de ses augustes mystères.

 

 

 

 

Soit qu’un Etre inconnu, par lui seul existant,

Ait tiré depuis peu l’univers du néant ;

Soit qu’il ait arrangé la matière éternelle ;

Qu’elle nage en son sein, ou qu’il règne loin d’elle (3) ;

Que l’âme, ce flambeau souvent si ténébreux,

Ou soit un de nos sens, ou subsiste sans eux ;

Vous êtes sous la main de ce maître invisible.

Mais du haut de son trône obscur inaccessible,

Quel hommage, quel culte exige-t-il de vous ?

De sa grandeur suprême indignement jaloux,

Des louanges, des vœux, flattent-ils sa puissance ?

Est-ce le peuple altier conquérant de Byzance,

Le tranquille Chinois, le Tartare indompté,

Qui connaît son essence, et suit sa volonté ?

Différents dans leurs mœurs ainsi qu’en leur hommage,

Ils lui font tenir tous un différent langage :

Tous se sont donc trompés. Mais détournons les yeux

De cet impur amas d’imposteurs odieux (4) ;

Et, sans vouloir sonder d’un regard téméraire

De la loi des chrétiens l’ineffable mystère,

Sans expliquer en vain ce qui fut révélé,

Cherchons par la raison si Dieu n’a pas parlé.

La nature a fourni d’une main salutaire

Tout ce qui dans la vie à l’homme est nécessaire,

Les ressorts de son âme, et l’instinct de ses sens.

Le ciel à ses besoins soumet les éléments

Dans les plis du cerveau la mémoire habitante

Y peint de la nature une image vivante.

Chaque objet de ses sens prévient la volonté ;

Le son dans son oreille est par l’air apporté ;

Sans efforts et sans soins son œil voit la lumière.

Sur son Dieu, sur sa fin, sur sa cause première,

L’homme est-il sans secours à l’erreur attaché ?

Quoi ! le monde est visible, et Dieu serait caché ?

Quoi ! le plus grand besoin que j’aie en ma misère

Est le seul qu’en effet je ne puis satisfaire ?

Non, le Dieu qui m’a fait ne m’a point fait en vain :

Sur le front des mortels il mit son sceau divin.

Je ne puis ignorer ce qu’ordonna mon maître ;

Il m’a donné sa loi, puisqu’il m’a donné l’être.

Sans doute il a parlé, mais c’est à l’univers :

Il n’a point de l’Egypte habité les déserts ;

Delphes, Délos, Ammon, ne sont pas ses asiles ;

Il ne se cacha point aux antres des sibylles.

La morale uniforme en tout temps, en tout lieu,

A des siècles sans fin parle au nom de ce Dieu.

C’est la loi de Trajan, de Socrate, et la vôtre.

De ce culte éternel la nature est l’apôtre.

Le bon sens la reçoit ; et les remords vengeurs,

Nés de la conscience, en sont les défenseurs ;

Leur redoutable voix partout se fait entendre.

Pensez-vous en effet que ce jeune Alexandre,

Aussi vaillant que vous, mais bien moins modéré,

Teint du sang d’un ami trop inconsidéré,

Ait pour se repentir consulté des augures ?

Ils auraient dans leurs eaux lavé ses mains impures ;

Ils auraient à prix d’or absous bientôt le roi.

Sans eux, de la nature il écouta la loi :

Honteux, désespéré d’un moment de furie,

Il se jugea lui-même indigne de la vie.

Cette loi souveraine, à la Chine, au Japon,

Inspira Zoroastre, illumina Solon.

D’un bout du monde à l’autre elle parle, elle crie :

« Adore un Dieu, sois juste, et chéris ta patrie. »

Ainsi le froid Lapon crut un Etre éternel

Il eut de la justice un instinct naturel ;

Et le Nègre, vendu sur un lointain rivage,

Dans les nègres encore aima sa noire image.

Jamais un parricide, un calomniateur,

N’a dit tranquillement dans le fond de son cœur :

« Qu’il est beau, qu’il est doux d’accabler l’innocence,

De déchirer le sein qui nous donna naissance !

Dieu juste, Dieu parfait, que le crime a d’appas ! »

Voilà ce qu’on dirait, mortels, n’en doutez pas,

S’il n’était une loi terrible, universelle,

Que respecte le crime en s’élevant contre elle.

Est-ce nous qui créons ces profonds sentiments ?

Avons-nous fait notre âme, avons-nous fait nos sens ?

L’or qui naît au Pérou, l’or qui naît à la Chine,

Ont la même nature et la même origine :

L’artisan les façonne et ne peut les former.

Ainsi l’Etre éternel qui nous daigne animer

Jeta dans tous les cœurs une même semence.

Le ciel fit la vertu, l’homme en fit l’apparence.

Il peut la revêtir d’imposture et d’erreur,

Il ne peut la changer ; son juge est dans son cœur.

 

 

 

 

 

SECONDE PARTIE.

 

 

 

Réponses aux objections contre les principes d’une morale universelle. Preuve de cette vérité.

 

 

 

J’entends avec Cardan (5) Spinosa qui murmure :

« Ces remords, me dit-il, ces cris de la nature,

Ne sont que l’habitude, et les illusions

Qu’un besoin mutuel inspire aux nations. »

Raisonneur malheureux, ennemi de toi-même,

D’où nous vient ce besoin ? pourquoi l’Etre suprême

Mit-il dans notre cœur, à l’intérêt porté,

Un instinct qui nous lie à la société ?

Les lois que nous faisons, fragiles, inconstantes,

Ouvrages d’un moment, sont partout différentes :

Jacob chez les Hébreux put épouser deux sœurs ;

David, sans offenser la décence et les mœurs,

Flatta de cent beautés la tendresse importune ;

Le pape au Vatican n’en peut posséder une.

Là, le père à son gré choisit son successeur ;

Ici, l’heureux aîné de tout est possesseur.

Un Polaque à moustache, à la démarche altière,

Peut arrêter d’un mot (6) sa république entière ;

L’empereur ne peut rien sans ses chers électeurs.

L’Anglais a du crédit, le pape a des honneurs.

Usages, intérêts, cultes, lois, tout diffère.

Qu’on soit juste, il suffit ; le reste est arbitraire (7)

Mais tandis qu’on admire et ce juste et ce beau,

Londres immole son roi par la main d’un bourreau ;

Du pape Borgia le bâtard sanguinaire

Dans les bras de sa sœur assassine son frère ;

Là, le droit Hollandais devient impétueux,

Il déchire en morceaux deux frères vertueux (8) ;

Plus loin la Brinvilliers, dévote avec tendresse,

Empoisonne son père en courant à confesse ;

Sous le fer du méchant le juste est abattu.

Et bien ! conclurez-vous qu’il n’est point de vertu ?

Quand des vents du midi les funestes haleines

De semences de mort ont inondé nos plaines,

Direz-vous que jamais le ciel en son courroux

Ne laissa la santé séjourner parmi nous ?

Tous les divers fléaux dont le poids nous accable,

Du choc des éléments effet inévitable,

Des biens que nous goûtons corrompent la douceur ;

Mais tout est passager, le crime et le malheur :

De nos désirs fougueux la tempête fatale

Laisse au fond de nos cœurs la règle et la morale.

C’est une source pure ; en vain dans ses canaux

Les vents contagieux en ont troublé les eaux ;

En vain sur sa surface une fange étrangère

Apporte en bouillonnant un limon qui l’altère ;

L’homme le plus injuste et le moins policé

S’y contemple aisément quand l’orage est passé.

Tous ont reçu du ciel avec l’intelligence

Ce frein de la justice et de la conscience.

De la raison naissante elle est le premier fruit ;

Dès qu’on la peut entendre aussitôt elle instruit :

Contre-poids toujours prompte à rendre l’équilibre

Au cœur pleins de désirs, asservi, mais né libres ;

Arme que la nature a mise en notre main,

Qui combat l’intérêt par l’amour du prochain.

De Socrate, en un mot, c’est là l’heureux génie ;

C’est là ce dieu secret qui dirigeait sa vie,

Ce dieu qui jusqu’au bout présidait à son sort

Quand il but sans pâlir la coupe de la mort.

Quoi ! cet esprit divin n’est-il que pour Socrate ?

Tout mortel a le sien, qui jamais ne le flatte.

Néron, cinq ans entiers fut soumis à ses lois ;

Cinq ans, des corrupteurs il repoussa la voix.

Marc-Aurèle, appuyé sur la philosophie,

Porta ce jour heureux tout le temps de sa vie.

Julien, s’égarant dans sa religion,

Infidèle à la foi, fidèle à la raison,

Scandale de l’Eglise, et des rois le modèle,

Ne s’écarta jamais de la loi naturelle (9) ;

On insiste, on me dit : « L’enfant dans son berceau

N’est point illuminé par ce divin flambeau ;

C’est l’éducation qui forme ses pensées ;

Par l’exemple d’autrui ses mœurs lui sont tracées ;

Il n’a rien dans l’esprit, il n’a rien dans le cœur ;

De ce qui l’environne il n’est qu’imitateur ;

Il répète les noms de devoir, de justice ;

Il agit en machine ; et c’est par sa nourrice

Qu’il est juif ou païen, fidèle ou musulman,

Vêtu d’un justaucorps, ou bien d’un doliman. »

Oui, de l’exemple en nous je sais quel est l’empire.

Il est des sentiments que l’habitude inspire.

Le langage, la mode et les opinions,

Tous les dehors de l’âme, et ses préventions,

Dans nos faibles esprits sont gravés par nos pères,

Du cachet des mortels impressions légères.

Mais les premiers ressorts sont faits d’une autre main ;

Leur pouvoir est constant, leur principe est divin.

Il faut que l’enfant croisse, afin qu’il les exerce ;

Il ne les connaît pas sous la main qui le berce.

Le moineau, dans l’instant qu’il a reçu le jour,

Sans plume dans son nid, peut-il sentir l’amour ?

Le renard en naissant va-t-il chercher sa proie ?

Les insectes changeants qui nous filent la soie,

Les essaims bourdonnants de ces filles du ciel

Qui pétrissent la cire et composent le miel.

Sitôt qu’ils sont éclos forment-ils leur ouvrage ?

Tout mûrit par le temps, et s’accroît par l’usage,

Chaque être a son objet, et dans l’instant marqué

Il marche vers le but par le ciel indiqué.

De ce but, il est vrai, s’écartent nos caprices :

Le juste quelquefois commet des injustices ;

On fuit le bien qu’on aime, on fait le mal qu’on hait :

De soi-même, en tout temps, quel cœur est satisfait ?

L’homme, on nous l’a tant dit, est une énigme obscure :

Mais en quoi l’est-il plus que toute la nature ?

Avez-vous pénétré, philosophes nouveaux,

Cet instinct sûr et prompt qui sert les animaux ?

Dans son ferme impalpable avez-vous pu connaître

L’herbe qu’on foule aux pieds, et qui meurt pour renaître ?

Sur ce vaste univers un grand voile est jeté ;

Mais, dans les profondeurs de cette obscurité,

Si la raison nous luit, qu’avons-nous à nous plaindre ?

Nous n’avons qu’un flambeau, gardons-nous de l’éteindre.

Quand de l’immensité Dieu peupla les déserts,

Alluma des soleils, et souleva des mers :

« Demeurez, leur dit-il, dans vos bornes prescrites. »

Tous les mondes naissants connurent leurs limites.

Il imposa des lois à Saturne, à Vénus,

Aux seize orbes divers dans nos cieux contenus,

Aux éléments unis dans leur utile guerre,

A la course des vents, aux flèches du tonnerre,

A l’animal qui pense, et né pour l’adorer,

Au ver qui nous attend, né pour nous dévorer.

Aurons-nous bien l’audace, en nos faibles cervelles,

D’ajouter nos décrets (10) à ces lois immortelles ?

Hélas ! serait-ce à nous, fantômes d’un moment,

Dont l’être imperceptible est voisin du néant,

De nous mettre à côté du maître du tonnerre,

Et de donner en dieux des ordres à la terre ?

 

 

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1 – Nous savons que ce poème, qu’on regarde comme l’un des meilleurs ouvrages de notre auteur, fut fait, vers l’an 1751, chez madame la margrave de Bareuth, sœur du roi de Prusse. Je ne sais quels pédants eurent depuis l’atrocité imbécile de le condamner.

 

Ces vils tyrans de l’esprit, qui avaient alors trop de crédit, ont été punis depuis de toutes leurs insolences. (1773.) ‒ Le parlement avait été supprimé en décembre 1770. (G.A.)

 

2 – Quand Voltaire dédia ce poème à la margrave de Bareuth, ou plutôt à la duchesse de Saxe-Gotha, il changea cet exorde :

 

Souveraine sans faste, et femme sans faiblesse,

Vous dont la raison mâle et la ferme sagesse

Sont pour moi des attraits plus chers, plus précieux,

Que ces feux séduisants qui brillent dans vos yeux :

La main des préjugés défigura son être.

Dans le fond de nos cœurs il faut chercher ses traits. (G.A.)

 

3 – Dieu étant un être infini, sa nature a dû être inconnue à tous les hommes. Comme cet ouvrage est tout philosophique, il a fallu rapporter les sentiments des philosophes. Tous les anciens, sans exception, ont cru l’éternité de la matière ; c’est presque le seul point sur lequel ils convenaient. La plupart prétendaient que les dieux avaient arrangé le monde ; nul ne croyait que Dieu l’eût tiré du néant. Ils disaient que l’intelligence céleste avait, par sa propre nature, le pouvoir de disposer de la matière, et que la matière existait par sa propre nature.

 

            Selon presque tous les philosophes et les poètes, les grands dieux habitaient loin de la terre. L’âme de l’homme, selon plusieurs était un feu céleste ; selon d’autres, une harmonie résultante de ses organes ; les uns en faisaient une partie de la Divinité, dininœ particulam aurœ , les autres, une matière épurée, une quintessence ; les plus sages, un être immatériel : mais, quelque secte qu’ils aient embrassée, tous, hors les épicuriens, ont reconnu que l’homme est entièrement soumis à la Divinité. (1756.)

 

4 – Il faut distinguer Confutzée, qui s’en est tenu à la religion naturelle, et qui a fait tout ce qu’on peut faire sans révélations. (1756.)

 

5 – Naigeon a donné un long extrait des principes de ce philosophe dans l’Encyclopédie méthodique. (G.A.)

 

6 – Il s’agit du liberum veto des Polonais. (G.A.)

 

7 – Il est évident que cet arbitraire ne regarde que les choses d’institution, les lois civiles, la discipline, qui changent tous les jours, selon le besoin et selon la prudence des chefs de l’Eglise. C’est-à-dire il est arbitraire, il est égal pour le salut d’être-dévot à saint François ou à saint Dominique, d’aller en pèlerinage à Notre-Dame de Lorette ou à Notre-Dame des Neiges, d’avoir pour directeur un carme ou un capucin, de réciter le rosaire ou l’oraison des trente jours. Mais il n’est point arbitraire, il n’est point égal sans doute d’être catholique apostolique romain, ou de servir Dieu dans une autre religion. Nous savons bien, nous l’avons dit, et nous le confirmons avec plaisir, que le roi et la reine d’Angleterre, la chambre des pairs et des communes, en un mot, les trois royaumes, et leurs colonies, sont damnés à toute éternité, puisqu’ils ne sont pas catholiques apostoliques romains ; qu’il en est de même du roi de Danemark, du roi de Suède, du roi de Prusse, de l’impératrice de Russie, et de tous les monarques de la terre qui sont hors de notre giron. Cette vérité est incontestable.

 

            Cependant frère Nonotte et frère Patouillet, ci-devant soi-disant jésuites, se sont portés pour délateurs de notre modeste auteur, et ils l’ont déféré à Rome, à monsieur le secrétaire des brefs, comme nous l’avons dit. Ils l’ont accusé d’avoir cru, dans le fond de son cœur, qu’il est égal d’être jésuite, ou janséniste, ou turc. Et comme souvent les puissances belligérantes font des trêves pour courir sus à l’ennemi commun, ils se sont réunis cette fois-ci pour accabler notre pauvre auteur, qui voudrait que tous les hommes vécussent en frères, si faire se peut.

 

            Addition de l’auteur. – M. le maréchal de R… (Richelieu) me gronde toujours de ce que mes commentateurs font revenir tant de fois sur la scène l’ami Fréron, l’ami Patouillet, et l’ami NonoTte. Mais je le supplie de considérer que je suis attaqué continuellement dans ce que j’ai de plus cher au monde par des hommes de la plus profonde érudition, du plus grand mérite et du plus grand crédit, sur qui l’univers a les yeux. Il est certain que ces grands hommes passeront à la postérité avec la théologie du R.P. Viret. Mon nom sera porté par eux, peut-être dans deux jours et pour deux jours, au tribunal souverain de cette postérité. Il faut bien que j’aie un avocat. Damilaville et Thieriot avaient entrepris ma défense. Ils sont morts, et Dieu sait où ils sont. Il ne me reste plus que l’avocat du diable.

 

            Voici, au fond, de quoi il s’agit. Frère Nonotte a voulu me faire cuire en ce monde, comme on voulut faire cuire frère Guignard, frère Girard, frère Malagrida, frère Mathos, frère Alexandre, et tant d’autres frères, et comme de fait on en a cuit quelques-uns. Non content de cette charité, il veut m’envoyer en enfer ; et, qui pis est, il veut que tous les siècles à venir lui donnent la préférence sur moi. Ah ! c’en est trop. Passe pour être damné.

 

            Mais cette postérité équitable, devant laquelle nous plaidons, que dira-t-elle de tout cela ? Rien.

 

Note de l’éditeur. –Le R.P Nonotte, dont notre auteur reconnaît le crédit immense, égal à son érudition, a été en effet régent de sixième, et a même prêché dans quelques villes.

 

C’est lui qui releva toutes les erreurs grossières de notre auteur, et qui eut la générosité de vouloir lui vendre toute l’édition pour deux mille écus.

 

Il est vrai que le R.P. Nonotte ne savait pas que le fameux combat de saint Pierre et de saint Paul avec Simon le Magicien, à qui ressusciterait un parent de l’empereur dans Rome, et à qui ferait les plus beaux tours, était un conte d’Abdias et de Marcel, répété par Hégésippe, et longtemps après très indiscrètement recueilli par Eusèbe.

 

Il ne savait pas que les empereurs romains, permettant des synagogues aux Juifs dans Rome, toléraient aussi les chrétiens, et que Trajan, en écrivant à Pline, « Il ne faut faire aucune recherche contre les chrétiens, » leur donnait par ces mots essentiels la permission tacite d’exercer leur religion secrètement ; qu’en un mot, Trajan n’était pas un exécrable persécuteur, comme ce bon jésuite le représente.

 

Il est vrai que notre auteur ayant dit dans son Histoire générale (Essai sur les mœurs) : « L’ignorance se représente d’ordinaire Dioclétien comme un ennemi armé sans cesse contre les fidèles, » ce jésuite exact et officieux falsifie ainsi ce passage : « L’ignorance chrétienne, » etc., pour faire des amis à notre auteur.

 

Il ne savait pas que le célèbre docteur Dupin traite de fables ridicules les prétendus martyres de saint Clément, de saint Césaire, de saint Domitile, de sainte Hyacinthe, de sainte Eudoxie, de saint Eudoxe, de saint Romule, de saint Zénon, de saint Macaire, toutes fables, dit-il, qu’il faut mettre avec les martyres des onze mille soldats et des onze mille vierges (Page 178, tome II). Le pauvre homme ne connaissait ni Dupin, ni Dodwell.

 

Il ne savait pas que quelques rois de la première race avaient eu plusieurs femmes à la fois, comme son confrère Daniel l’avoue de Gontran, de Théodebert et de Clotaire second. Il n’avait pas même lu Daniel.

 

Il ne savait même rien de l’histoire de la confession publique et de la confession secrète, quoiqu’il se fût mêlé de confesser des filles. Il ne savait pas l’histoire de la synaxe et de la messe, quoiqu’il l’eût dite.

 

Enfin, pour abréger, il ne savait pas mieux la fable que la Bible. Il dit dans son beau livre, page 360, pour excuser ses petites méprises : Je suis comme Polyphème ; je m’écris avec lui :

 

 

.  .  .  .  . Video meliora proboque,

Deteriora sequor.

 

 

Nous ne nions pas que le R.P. Nonotte n’ait quelque air de Polyphème ; mais il le cite fort mal, et monsieur le secrétaire des brefs, très savant Italien qui a lu son Ovide, sait très bien que ce n’est pas Polyphème amant de Galathée qui dit : Deteriora sequor.

 

M. Damilaville, qui a daigné relever tant de sottises de Nonotte, a dit qu’il écrivit son libelle avec l’ignorance d’un prédicateur, l’effronterie d’un jésuite, les falsifications continuelles d’un procureur de couvent, la perfidie et la scélératesse d’un délateur. Mais puisque notre auteur lui pardonne, je lui pardonne aussi, et me recommande à ses prières. (1773.)

 

8 – Les frères de Witt. (G.A.)

 

9 – Après sa rupture avec Frédéric, Voltaire ajouta ici les vers suivants :

 

Infidèle à la loi, fidèle à la raison,

Ne s’écarta jamais de la loi naturelle.

Frédéric aujourd’hui l’a pris pour son modèle ;

Vainqueur des préjugés, savant, ingénieux,

Environné des arts, éclairé par ses yeux.

Assemblage éclatant de qualités contraires,

Ecrasant les mortels en les nommant ses frères,

Misanthrope et farouche avec un air hautain,

Souvent impétueux, et quelquefois trop fin,

Modeste avec orgueil, colère avec faiblesse,

Pétri de passions, et cherchant la sagesse,

Dangereux politique et dangereux censeur,

Mon patron, mon disciple, et mon persécuteur,

C’est en vain qu’il se fait une secrète étude

De se cacher sa faute et son ingratitude.

Dans la bouche d’un autre il hait la vérité ;

Elle parle à son cœur en secret révolté ;

Elle parle ; il l’écoute ; il voit son injustice ;

Sa raison, malgré lui, rougit de son caprice.

On insiste, etc.

(G.A.)

 

10 – On ne doit entendre par ce mot décrets que les opinions passagères des hommes, qui veulent donner leurs sentiments particuliers pour des lois générales. (1756.)

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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