POEME DE FONTENOY - Partie 1
Photo de Khalah
POÈME DE FONTENOY.
― 1745 ―
[La bataille de Fontenoy fut gagnée le 11 Mai 1745. La nouvelle en arriva à Paris dans la nuit du 13 au 14 ; trois jours après, Voltaire publiait une ébauche de ce poème, qui eut plus de sept éditions à Paris, et nombre de réimpressions en province, et qui, à chaque tirage, se grossissait de vers pleins, de noms nouveaux pour donner satisfaction aux familles des seigneurs morts ; si bien que ce poème impromptu a une apparence d’extrait mortuaire. Voyez sur la bataille de Fontenoy, le Précis du Siècle de Louis XV, chapitre XII.] (G.A.)
_______
AU ROI.
Sire, je n’avais osé dédier à votre majesté les premiers essais de cet ouvrage ; je craignais surtout de déplaire au plus modeste des vainqueurs ; mais, sire, ce n’est point ici un panégyrique, c’est une peinture fidèle d’une partie de la journée la plus glorieuse depuis la bataille de Bovines ; ce sont les sentiments de la France, quoique à peine exprimés ; c’est un poème sans exagération, et de grandes vérités sans mélange de fiction ni de flatterie. Le nom de votre majesté fera passer cette faible esquisse à la postérité, comme un monument authentique de tant de belles actions faites en votre présence à l’exemple des vôtres.
Daignez, sire, ajouter à la bonté que votre majesté a eue de permettre cet hommage celle d’agréer les profonds respects d’un de vos moindres sujets, et du plus zélé de vos admirateurs.
_______
DISCOURS PRÉLIMINAIRE.
(1)
Le public sait que cet ouvrage, composé d’abord avec la rapidité que le zèle inspire, reçut des accroissements à chaque édition qu’on en faisait. Toutes les circonstances de la victoire de Fontenoy, qu’on apprenait à Paris de jour en jour, méritaient d’être célébrées ; et ce qui n’était d’abord qu’une pièce de cent vers est devenu un poème qui en contient plus de trois cent cinquante : mais on y a gardé toujours le même ordre, qui consiste dans la préparation, dans l’action, et dans ce qui la termine ; on n’a fait même que mettre cet ordre dans un plus grand jour, en traçant dans cette édition le portrait des nations dont était composée l’armée ennemie, et en spécifiant leurs trois attaques.
On a peint avec des traits vrais, mais non injurieux, les nations dont Louis XV a triomphé ; par exemple, quand on dit des Hollandais, qu’ils avaient autrefois brisé le joug de l’Autriche cruelle, il est clair que c’est de l’Autriche alors cruelle envers eux que l’on parle ; car assurément elle ne l’est pas aujourd’hui pour les états-généraux : et d’ailleurs la reine de Hongrie, qui ajoute tant à la gloire de la maison d’Autriche, sait combien les Français respectent sa personne et ses vertus, en étant forcés de la combattre.
Quand ont dit des Anglais, et la férocité le cède à la vertu, on a eu soin d’avertir en note, dans toutes les éditions, que le reproche de férocité ne tombait que sur le soldat.
En effet, il est très véritable que, lorsque la colonne anglaise déborda Fontenoy, plusieurs soldats de cette nation crièrent, « No quarter ; point de quartier ! » On sait encore que, quand M. de Séchelles seconda les intentions du roi avec une prévoyance si singulière, et qu’il fit préparer autant de secours pour les prisonniers ennemis blessés que pour nos troupes, quelques fantassins anglais s’acharnèrent encore contre nos soldats dans les chariots mêmes où l’on transportait les vainqueurs et les vaincus blessés. Les officiers, qui ont à peu près la même éducation dans toute l’Europe, ont aussi la même générosité ; mais il y a des pays où le peuple abandonné à lui-même, est plus farouche qu’ailleurs. On n’en a pas moins loué la valeur et la conduite de cette nation, et surtout on n’a cité le nom de M. le duc de Cumberland qu’avec l’éloge que sa magnanimité doit attendre de tout le monde.
Quelques étrangers ont voulu persuader au public que l’illustre Addison, dans son poème de la campagne de Hochstedt, avait parlé plus honorablement de la maison du roi que l’auteur même du poème de Fontenoy : ce reproche a été cause qu’on a cherché l’ouvrage de M. Addison à la Bibliothèque de sa majesté, et on a été bien surpris d’y trouver beaucoup plus d’injures que de louanges ; c’est vers le trois-centième vers. On ne les répètera point, et il est bien inutile d’y répondre ; la maison du roi leur a répondu par des victoires. On est très éloigné de refuser à un grand poète et à un philosophe très éclairé, tel que M. Addison, les éloges qu’il mérite ; mais il en mériterait davantage et il aurait plus honoré la philosophie et la poésie, s’il avait plus ménagé dans son poème des têtes couronnées, qu’un ennemi même doit toujours respecter, et s’il avait songé que les louanges données aux vaincus sont un laurier de plus pour les vainqueurs. Il est à croire que quand M. Addison fut secrétaire d’Etat, le ministre se repentit de ces indécences échappées à l’auteur.
Si l’ouvrage anglais est trop rempli de fiel, celui-ci respire l’humanité : on a songé, en célébrant une bataille, à inspirer des sentiments de bienfaisance. Malheur à celui qui ne pourrait se plaire qu’aux peintures de la destruction, et aux images des malheurs des hommes !
Les peuples de l’Europe ont des principes d’humanité qui ne se trouvent point dans les autres parties du monde ; ils sont plus liés entre eux ; ils ont des lois qui leurs sont communes ; toutes les maisons des souverains sont alliées ; leurs sujets voyagent continuellement, et entretiennent une liaison réciproque. Les Européans chrétiens sont ce qu’étaient les Grecs : ils se font la guerre entre eux ; mais ils conservent dans ces dissensions tant de bienséance, et d’ordinaire de politesse, que souvent un Français, un Anglais, un Allemand, qui se rencontrent, paraissent être nés dans la même ville. Il est vrai que les Lacédémoniens et les Thébains étaient moins polis que le peuple d’Athènes ; mais enfin toutes les nations de la Grèce se regardaient comme des alliées qui ne se faisaient la guerre que dans l’espérance certaine d’avoir la paix : ils insultaient rarement à des ennemis qui dans peu d’années devaient être leurs amis. C’est sur ce principe qu’on a tâché que cet ouvrage fût un monument de la gloire du roi, et non de la honte des nations dont il a triomphé. On serait fâché d’avoir écrit contre elles avec autant d’aigreur que quelques Français en ont mis dans leurs satires contre cet ouvrage d’un de leurs compatriotes : mais la jalousie d’auteur à auteur est beaucoup plus grande que celle de nation à nation.
On a dit des Suisses qu’ils sont nos antiques amis et nos concitoyens, parce qu’ils le sont depuis deux cent cinquante ans. On a dit que les étrangers qui servent dans nos armées ont suivi l’exemple de la maison du roi et de nos autres troupes, parce qu’en effet c’est toujours à la nation qui combat pour son prince à donner cet exemple, et que jamais cet exemple n’a été mieux donné.
On n’ôtera jamais à la nation française la gloire de la valeur et de la politesse. On a osé imprimer que ce vers,
Je vois cet étranger, qu’on croit né parmi nous,
était un compliment à un général né en Saxe, d’avoir l’air français. Il est bien question ici d’air et de bonne grâce ! quel est l’homme qui ne voit évidemment que ce vers signifie que le général étranger est aussi attaché au roi que s’il était né son sujet ?
Cette critique est aussi judicieuse que celle de quelques personnes qui prétendirent qu’il n’était pas honnête de dire que le général était dangereusement malade, lorsque en effet son courage lui fit oublier l’état douloureux où il était réduit, et le fit triompher de la faiblesse de son corps ainsi que des ennemis du roi.
Voilà tout ce que la bienséance en général permet qu’on réponde à ceux qui en ont manqué.
L’auteur n’a eu d’autre but que de rendre fidèlement ce qui était venu à sa connaissance ; et son seul regret est de n’avoir pu, dans un si court espace de temps, et dans une pièce de si peu d’étendue, célébrer toutes les belles actions dont il a depuis entendu parler ; il ne pouvait dire tout : mais du moins ce qu’il a dit est vrai : la moindre flatterie eût déshonoré un ouvrage fondé sur la gloire du roi et sur celle de la nation.
Le plaisir de dire la vérité l’occupait si entièrement, que ce ne fut qu’après six éditions qu’il envoya son ouvrage à la plupart de ceux qui y sont célébrés.
Tous ceux qui y sont nommés n’ont pas eu les occasions de se signaler également. Celui qui, à la tête de son régiment, attendait l’ordre de marcher, n’a pu rendre le même service qu’un lieutenant-général qui était à portée de conseiller de fondre sur la colonne anglaise, et qui partit pour la charger avec la maison du roi. Mais si la grande action de l’un mérite d’être rapportée, le courage impatient de l’autre ne doit pas être oublié : tel est loué en général sur sa valeur, tel autre sur un service rendu ; on a parlé des blessures des uns, on a déploré la mort des autres.
Ce fut une justice que rendit le célèbre M. Despréaux à ceux qui avaient été de l’expédition du passage du Rhin : il cite près de vingt noms ; il y en a ici plus de soixante ; et on en trouverait quatre fois davantage, si la nature de l’ouvrage le comportait.
Il serait bien étrange qu’il eût été permis à Homère, à Virgile, au Tasse, de décrire les blessures de mille guerriers imaginaires, et qu’il ne le fût pas de parler des héros véritables qui viennent de prodiguer leur sang, et parmi lesquels il y en a plusieurs avec qui l’auteur avait eu l’honneur de vivre, et qui lui ont laissé de sincères regrets.
L’attention scrupuleuse qu’on a apportée, dans cette édition, doit servir de garant de tous les faits qui sont énoncés dans ce poème Il n’en est aucun qui ne doit être cher à la nation et à toutes les familles qu’ils regardent. En effet, qui n’est touché sensiblement en lisant le nom de son fils, de son frère, d’un parent cher, d’un ami tué ou blessé, ou exposé dans cette bataille qui sera célèbre à jamais ; en lisant, dis-je, ce nom dans un ouvrage qui, tout faible qu’il est, a été honoré plus d’une fois des regards du monarque, et que sa majesté n’a permis qu’il lui fût dédié que parce qu’elle a oublié son éloge en faveur de celui des officiers qui ont combattu et vaincu sous ses ordres !
C’est donc moins en poète qu’en bon citoyen qu’on a travaillé. On n’a point cru devoir orner de poème de longues fictions, surtout dans la première chaleur du public, et dans un temps où l’Europe n’était occupée que des détails intéressants de cette victoire importante, achetée par tant de sang.
La fiction peut orner un sujet ou moins grand, ou moins intéressant, ou qui, placé plus loin de nous, laisse l’esprit plus tranquille. Ainsi, lorsque Despréaux s’égaya dans sa description du passage du Rhin, c’était trois mois après l’action ; et cette action, toute brillante qu’elle fut, n’est à comparer, ni pour l’importance ni pour le danger, à une bataille rangée, gagnée sur un ennemi habile, intrépide, et supérieur en nombre, par un roi exposé, ainsi que son fils, pendant quatre heures au feu de l’artillerie.
Ce n’est qu’après s’être laissé emporter aux premiers mouvements de zèle, après s’être attaché uniquement à louer ceux qui ont si bien servi la patrie dans ce grand jour, qu’on s’est permis d’insérer dans le poème un peu de ces fictions qui affaibliraient un tel sujet si on voulait les prodiguer ; et on ne dit ici en prose que ce que M. Addison lui-même a dit en vers dans son fameux poème de la campagne d’Hochstedt.
On peut, deux mille ans après la guerre de Troie, faire apporter par Vénus à Enée des armes que Vulcain a forgées, et qui rendent ce héros invulnérable ; on peut lui faire rendre son épée par une divinité, pour la plonger dans le sein de son ennemi ; tout le soleil des dieux peut s’assembler, tout l’enfer peut se déchaîner ; Alecton peut enivrer tous les esprits des venins de sa rage : mais ni notre siècle, ni un évènement si récent, ni un ouvrage si court, ne permettent guère ces peintures devenues les lieux communs de la poésie. Il faut pardonner à un citoyen pénétré de faire parler son cœur plus que son imagination ; et l’auteur avoue qu’il s’est plus attendri en disant :
Tu meurs, jeune Craon ; que le ciel moins sévère
Veille sur les destins de ton généreux frère !
que s’il avait invoqué les Euménides pour faire ôter la vie à un jeune guerrier aimable (2).
Il faut des divinités dans un poème épique, et surtout quand il s’agit de héros fabuleux ; mais ici le vrai Jupiter, le vrai Mars, c’est un roi tranquille dans le plus grand danger, et qui hasarde sa vie pour un peuple dont il est le père ; c’est lui, c’est son fils, ce sont ceux qui ont vaincu sous lui, et non Junon et Juturne, qu’on a voulu et qu’on a dû peindre. D’ailleurs le petit nombre de ceux qui connaissent notre poésie savent qu’il est bien plus aisé d’intéresser le ciel, les enfers et la terre, à une bataille, que de faire reconnaître, et de distinguer, par des images propres et sensibles, des carabiniers qui ont de gros fusils rayés, des grenadiers, des dragons qui combattent à pied et à cheval ; de parler de retranchements faits à la hâte, d’ennemis qui s’avancent en colonne, d’exprimer enfin ce qu’on n’a guère dit encore en vers.
C’était ce que sentait M. Addison, bon poète et critique judicieux. Il employa dans son poème, qui a immortalisé la campagne d’Hochstedt, beaucoup moins de fictions qu’on ne s’en est permis dans le poème de Fontenoy. Il savait que le duc de Marlborough et le prince Eugène se seraient très peu souciés de voir des dieux où il était question de grandes actions des hommes ; il savait qu’on relève par l’invention, les exploits de l’antiquité, et qu’on court risque d’affaiblir ceux des modernes par de froides allégories : il a fait mieux ; il a intéressé l’Europe entière à son action. Il en est à peu près de ces petits poèmes de trois cents ou de quatre cents vers sur les affaires présentes, comme d’une tragédie : le fond doit être intéressant par lui-même, et les ornements étrangers sont presque toujours superflus.
On a dû spécifier les différents corps qui ont combattu, leurs armes, leur position, l’endroit où ils ont attaqué ; dire que la colonne anglaise a pénétré ; exprimer comment elle a été enfoncée par la maison du roi, les carabiniers, la gendarmerie, le régiment de Normandie, les Irlandais, etc. Si on n’était pas entré dans ces détails, dont le fond est si héroïque, et qui sont cependant si difficiles à rendre, rien ne distinguerait la bataille de Fontenoy d’avec celle de Tolbiac. Despréaux, dans le passage du Rhin, a dit :
Revel les suit de près : sous ce chef redouté
Marche des cuirassiers l’escadron indompté.
On a peint ici les carabiniers, au lieu de les appeler par leur nom, qui convient encore moins au vers que celui de cuirassiers. On a même mieux aimé, dans cette dernière édition, caractériser la fonction de l’état-major que de mettre en vers les noms des officiers de ce corps qui ont été blessés.
Cependant on a osé appeler la maison du roi par son nom, sans se servir d’aucune autre image. Ce nom de maison du roi, qui contient tant de corps invincibles, imprime une assez grande idée, sans qu’il soit besoin d’autre figure ; M. Addison même ne l’appelle pas autrement. Mais il y a encore une autre raison de l’avoir nommée, c’est la rapidité de l’action.
Vous, peuple de héros dont la foule s’avance,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Louis, son fils, l’Etat, l’Europe est en vos mains :
Maison du roi, marchez, etc.
Si on avait dit, la maison du roi marche, cette expression eût été prosaïque et languissante.
On n’a pas voulu un moment s’écarter, dans cet ouvrage, de la gravité du sujet. Despréaux, il est vrai, en traitant le passage du Rhin dans le goût de quelques-unes de ses épîtres, a joint le plaisant à l’héroïque ; car après avoir dit :
Un bruit s’épand qu’Enghien et Condé sont passés :
Condé, dont le seul nom fait tomber les murailles,
Force les escadrons, et gagne les batailles ;
Enghien, de son hymen le seul et digne fruit, etc.
Il s’exprime ensuite ainsi :
Bientôt… mais Wurtz s’oppose à l’ardeur qui m’anime.
Finissons, il est temps : aussi bien si la rime
Allait mal à propos m’engager dans Arnheim,
Je ne sais, pour sortir, de porte qu’Hildesheim.
Les personnes qui ont paru souhaiter qu’on employât dans le récit de la victoire de Fontenoy quelques traits de ce style familier de Boileau, n’ont pas, ce me semble, assez distingué les lieux et les temps, et n’ont pas fait la différence qu’il faut faire entre une épître et un ouvrage d’un ton plus sérieux et plus sévère : ce qui a de la grâce dans le genre épistolaire n’en aurait point dans le genre héroïque.
On n’en dira pas davantage sur ce qui regarde l’art et le goût, à la tête d’un ouvrage où il s’agit des plus grands intérêts, et qui ne doit remplir l’esprit que de la gloire du roi, et du bonheur de la patrie.
1 – Ce discours parut en tête de la quatrième édition. (G.A.)
2 – On voit, par ces explications, combien Voltaire devançait le goût de son siècle. (G.A.)