OPUSCULE : La voix du sage et du peuple
Photo de JAMES
LA VOIX DU SAGE ET DU PEUPLE.
– 1750 –
[« Cet ouvrage, disent les éditeurs de Kehl, parut en 1750, dans le temps où les ridicules querelles pour la bulle menaçaient de troubler encore l’Etat, et où le clergé, propriétaire d’un cinquième des biens du royaume, refusait de porter une partie du fardeau des taxes sous lequel le reste de la nation paraissait prêt à succomber, et, protégé par quelques ministres, les aidait à faire disgracier le contrôleur général, qui osait rendre ce service à sa patrie. Or le clergé raisonnait ainsi :
« Notre bien est le bien des pauvres ; donc ce serait un sacrilège si, au lieu d’enlever aux pauvres leur nécessaire pour subvenir aux dépenses de l’Etat, on nous prenait une faible partie de notre superflu. Nous étions exempts, comme la noblesse, des anciennes taxes : donc nous ne devons pas payer les nouvelles taxes que la noblesse paie comme le reste des citoyens. »
Et la noblesse qui, sous Louis XIV, s’est assemblée pour un tabouret, et sous Louis XV pour un menuet, ne s’assembla point pour défendre ses droits contre les prêtres, et elle continua de payer gaiement pour le clergé.
Prétendre, comme les Anglais, qu’on ne peut être taxé légitimement qu’avec le consentement des représentants du peuple, c’est soutenir un des droits des hommes. Prétendre, comme le clergé de France, qu’un corps particulier doit ne payer que comme il veut, et rejeter à son gré le fardeau des dépenses publiques sur le reste des citoyens, c’est insulter au bon sens et à la nation.
Les dîmes levées par le clergé sont un impôt qui s’oppose, par sa nature, à tout perfectionnement dans la culture. Les moines mendiants sont un autre impôt très nuisible au peuple, auquel ils enlèvent ce qui lui aurait donné un peu d’aisance ou formé quelques épargnes.
Ainsi, en France, non-seulement le clergé ne paie point les impôts, mais il en lève à son profit de très considérables. » - Ajoutons à ces considérations d’un autre temps, que la brochure de Voltaire fut faite à la prière du contrôleur général Machault ; que le clergé jeta les hauts cris, et qu’il y eut plus de vingt brochures : « Voix du prêtre, Voix du fou, Voix du chrétien, etc., qui répliquèrent à la Voix du sage et du peuple ; que ce pamphlet fut saisi : que cette saisie fut une des causes qui déterminèrent Voltaire à partir pour Berlin que Machault tenta vainement d’empêcher la condamnation de cet écrit fait par son ordre même, et qu’il y eut arrêt du conseil le 21 Mai 1751.] (G.A.)
____________
La bonté d’un gouvernement consiste à protéger et à contenir également toutes les professions d’un Etat.
Le gouvernement ne peut être bon s’il n’y a une puissance unique.
Dans les Etats les plus mixtes, la puissance résulte du consentement de plusieurs ordres, et alors elle acquiert son unité, sans laquelle tout est confusion.
Dans un Etat quelconque, le plus grand malheur est que l’autorité législative soit combattue. Les années heureuses de la monarchie ont été les dernières de Henri IV, celles de Louis XIV et de Louis XV, quand ces rois ont gouverné par eux-mêmes.
Il ne doit pas y avoir deux puissances dans un Etat.
On abuse de la distinction entre puissance spirituelle et puissance temporelle : dans ma maison reconnaît-on deux maîtres, moi, qui suis le père de famille, et le précepteur de mes enfants, à qui je donne des gages ?
Je veux qu’on ait de très grands égards pour le précepteur de mes enfants ; mais je ne veux point du tout qu’il ait la moindre autorité dans ma maison.
Il y a en Europe quatre grands Etats, sans compter l’Italie, qui sont de la communion romaine ; la France, les Espagnes, la moitié de l’Allemagne, la Pologne. Dans les Espagnes, le gouvernement s’accommode avec le pape pour imposer des taxes sur le clergé. L’impératrice-reine de Hongrie en use de même : elle a obtenu, dans la dernière guerre (1), la permission de prendre l’argenterie des églises (2). En Pologne, l’armée de la couronne vit quelquefois à discrétion sur les terres du clergé, parce que le clergé paie trop peu à la république.
En France, où la raison se perfectionne tous les jours, cette raison nous apprend que l’Eglise doit contribuer aux charges de l’Etat, à proportion de ses revenus, et que le corps destiné particulièrement à enseigner la justice doit commencer par en donner l’exemple.
Ce gouvernement serait digne des Hottentots, dans lequel il serait permis à un certain nombre d’hommes de dire : « C’est à ceux qui travaillent à payer ; nous ne devons rien payer, parce que nous sommes oisifs (1). »
Ce gouvernement outragerait Dieu et les hommes, dans lequel les citoyens pourraient dire : « L’Etat nous a tout donné, et nous ne lui devons que des prières. »
La raison, en se perfectionnant, détruit le germe des guerres de religion. C’est l’esprit philosophique qui a banni cette peste du monde.
Si Luther et Calvin revenaient au monde, ils ne feraient pas plus de bruit que les scotistes et les thomistes. Pourquoi ? parce qu’ils viendraient dans un temps où les hommes commencent à être éclairés.
Ce n’est que dans des temps de barbarie qu’on voit des sorciers, des possédés, des rois excommuniés, des sujets déliés de leur serment de fidélité par des docteurs.
La raison nous apprend que le prince peut laisser subsister quelques anciens abus, comme de laisser décider en cour de Rome certaines affaires qu’on pourrait très bien décider dans son conseil.
Elle nous montre que, quand le prince voudra broger ces coutumes, elles tomberont comme un bâtiment gothique qu’on détruit pour le rebâtir à la moderne.
Elle nous montre que, quand le prince voudra extirper un abus préjudiciable, les peuples doivent y concourir et y concourront, l’abus eût-il quatre mille ans d’ancienneté.
Cette raison nous enseigne que le prince doit être maître absolu de toute police ecclésiastique, sans aucune restriction, puisque cette police ecclésiastique est une partie du gouvernement ; et de même que le père de famille prescrit au précepteur de ses enfants les heures du travail, le genre des études, etc., de même le prince peut prescrire à tous ecclésiastiques, sans exception, tout ce qui a le moindre rapport à l’ordre public.
Cette raison nous dit à tous que quand le prince voudra donner à ceux qui ont versé leur sang pour l’Etat des pensions sur des bénéfices, lesquels bénéfices sont une partie du patrimoine de l’Etat, non-seulement tous les officiers de guerre, mais tous les magistrats, tous les cultivateurs, tous les citoyens béniront le prince, et quiconque s’opposerait à une institution si salutaire serait regardé comme un ennemi de la patrie (4).
De même, quand le prince, qui est le pasteur de son peuple, voudra augmenter son troupeau, comme il le doit ; quand il voudra rendre aux lois de la nature les imprudents et les imprudentes qui se sont voués à l’extinction de l’espèce, et qui ont fait un vœu fatal à la société, dans un âge où il n’est pas permis de disposer de son bien, la société bénira ce prince dans la suite des siècles.
Il y a tel couvent inutile au monde à tous égards qui jouit de deux cent mille livres de rente. La raison démontre que, si l’on donnait ces deux cent mille livres à cent officiers qu’on marierait, il y aurait cent bons citoyens récompensés, cent filles pourvues, quatre cents personnes au moins de plus dans l’Etat, au bout de dix ans, au lieu de cinquante fainéants ; elle démontre encore que ces cinquante fainéants rendus à la patrie cultiveraient la terre, la peupleraient, et qu’il y aurait plus de laboureurs et de soldats. Voilà ce que tout monde désire, depuis le prince du sang jusqu’au vigneron. La superstition seule s’y opposait autrefois ; mais la raison soumise à la foi écrase la superstition.
Le prince peut, d’un seul mot, empêcher au moins qu’on ne fasse des vœux avant l’âge de vingt-cinq ans ; et si quelqu’un dit au souverain : « Que deviendront les filles de condition, que nous sacrifions d’ordinaire aux aînés de nos familles ? » Le prince répondra : « Elles deviendront ce qu’elles deviennent en Suède, en Danemark, en Prusse, en Angleterre, en Hollande : elles feront des citoyens ; elles sont nées pour la propagation, et non pour réciter du latin qu’elles n’entendent point. » Une femme qui nourrit deux enfants, et qui file, rend plus de service à la patrie que tous les couvents n’en peuvent jamais rendre.
C’est un très grand bonheur pour le prince et pour l’Etat qu’il y ait beaucoup de philosophes qui impriment ces maximes dans la tête des hommes.
Les philosophes rendent service au prince en détruisant la superstition, qui est toujours l’ennemie des princes.
C’est la superstition qui a fait assassiner Henri III, Henri IV, Guillaume, prince d’Orange, et tant d’autres ; c’est elle qui a fait couler des rivières de sang depuis Constantin.
La superstition est le plus horrible ennemi du genre humain ; quand elle domine le prince, elle l’empêche de faire le bien de son peuple ; quand elle domine le peuple, elle le soulève contre son prince.
Il n’y a pas sur la terre un seul exemple de philosophes qui se soient opposés aux lois du prince : il n’y a pas un seul siècle où la superstition et l’enthousiasme n’aient causé des troubles qui font horreur.
Il n’y a pas un seul exemple de trouble et de dissension quand le prince a été le maître absolu de la police ecclésiastique : il n’y a que des exemples de désordres et de calamités quand les ecclésiastiques n’ont pas été entièrement soumis au prince.
Ce qui peut arriver de plus heureux aux hommes, c’est que le prince soit philosophe.
Le prince philosophe sait que plus la raison fera de progrès dans ses Etats, moins les disputes, les querelles théologiques, l’enthousiasme, la superstition, feront de mal : il encouragera donc les progrès de la raison.
Ces progrès seuls suffiront pour anéantir, par exemple, dans quelques années, toutes les disputes sur la grâce ; parce que, le nombre des hommes raisonnables étant augmenté, le nombre des esprits de travers, qui se nourrissent d’opinions absurdes, diminuera.
Ce qu’on appelle un janséniste est réellement un fou, un mauvais citoyen et un rebelle. Il est fou, parce qu’il prend pour des vérités démontrées des idées particulières. S’il se servait de sa raison, il verrait que les philosophes n’ont jamais disputé ni pu disputer sur une vérité démontrée s’il se servait de sa raison, il verrait qu’une secte qui mène à des convulsions est une secte de fous. Il est mauvais citoyen parce qu’il trouble l’ordre de l’Etat. Il est rebelle, parce qu’il désobéit.
Les molinistes sont des fous plus doux. Il ne faut être ni à Apollos ni à Céphas, mais à Dieu et au roi. Il est certain que plus il y aura de philosophes, plus les fous seront à portée d’être guéris.
Le prince philosophe encouragera la religion qui enseigne toujours une morale pure et très utile aux hommes ; il empêchera qu’on ne discute sur le dogme, parce que ces disputes n’ont jamais produit que du mal.
Il rendra, autant qu’il le pourra, la justice distributive plus uniforme et moins lente, et rougira pour nos ancêtres que ce qui est vrai à Dreux soit faux à Pontoise.
Le prince philosophe sera convaincu que plus un peuple est laborieux, plus il est riche : il aura soin que ses villes soient embellies, parce qu’alors il y aura plus de travaux, et qu’il en résultera l’utile et l’agréable.
On composerait un gros livre de tout le bien qu’on peut faire ; mais un prince philosophe n’a pas besoin d’un gros livre (5).
1 – La guerre de 1741. (G.A.)
2 – Son successeur vient de faire les réformes les plus utiles dans le clergé de ses Etats, sans en avoir demandé la permission à personne. K. – Le successeur dont on parle ici est Joseph II. (G.A.)
3 – Cet alinéa et presque tous les suivants furent reproduits en 1756 dans les Pensées sur le gouvernement. (G.A.)
4 – Les rois de France ont été dans l’usage de récompenser avec les biens des ecclésiastiques les services rendus à l’Etat, depuis Charles Martel jusqu’à Louis XIV ; on lui dit que c’était un abus, et il le crut. On est plus éclairé aujourd’hui ; on sait que les biens ecclésiastiques sont la partie du revenu de l’Etat employée par le gouvernement à défrayer les dépenses de la religion, et qu’il est le maître de supprimer cette dépense, s’il la juge inutile, en laissant à chacun le soin de payer les prêtres dont il croit avoir besoin. Cependant l’usage établi par le P. La Chaise subsiste encore. (K.)
5 – Voyez, sur les affaires intérieures de 1750, le chapitre XXXVI du Précis du siècle de Louis XV. (G.A.)