NOTES, REMARQUES, PENSEES : M. l'intendant des menus et l'abbé Grizel - Partie 2

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M. L’INTENDANT DES MENUS ET L’ABBÉ GRIZEL.

 

 

 

 

(Partie 2)

 

 

________

 

 

 

 

Et où avez-vous pris, dit Grizel, que nous ne pouvons damner un officier du roi ? c’est apparemment dans vos libertés de l’Eglise gallicane ? Mais ne savez-vous pas que nous excommunions les rois eux-mêmes ? Nous avons proscrit le grand Henri IV et Henri III, et Louis XII, le père du peuple, tandis qu’il convoquait un concile à Pise, et Philippe-le-Bel, et Philippe-Auguste, et Louis VIII, et Philippe Ier, et le saint roi Robert, quoiqu’il brûlât des hérétiques. Sachez que nous sommes les maîtres d’anathématiser tous les princes, et de les faire mourir de mort subite ; et après cela vous irez vous lamenter de ce que nous tombons sur quelques princes de théâtre.

 

          L’intendant des menus, un peu fâché, lui coupa la parole, et lui dit : Monsieur, excommuniez mes maîtres tant qu’il vous plaira, ils sauront bien vous punir ; mais songez que c’est moi qui porte aux acteurs de sa majesté l’ordre de venir se damner devant elle. S’ils sont hors du giron, je suis aussi hors du giron ; s’il pèchent mortellement en faisant verser des larmes à des hommes vertueux dans des pièces vertueuses, c’est moi qui les fait pécher ; s’ils vont à tous les diables, c’est moi qui les y mène. Je reçois l’ordre des premiers gentilshommes de la chambre, ils sont plus coupables que moi ; le roi et la reine, qui ordonnent qu’on les amuse et qu’on les instruise, sont cent fois plus coupables encore. Si vous retranchez du corps de l’Eglise les soldats, il est sûr que vous retranchez aussi les officiers et les généraux ; vous ne vous tirerez jamais de là. Voyez, s’il vous plaît, à quel point vous êtes absurdes ; vous souffrez que des citoyens au service de sa majesté soient jetés aux chiens, pendant qu’à Rome et dans tous les autres pays on les traite honnêtement pendant leur vie et après leur mort.

 

          Grizel répondit : Ne voyez-vous pas que c’est parce que nous sommes un peuple grave, sérieux, conséquent, supérieur en tout aux autres peuples ? La moitié de Paris est convulsionnaire ; il faut que ces gens-là en imposent à ces libertins qui se contentent d’obéir au roi, qui ne contrôlent point ses actions, qui aiment sa personne, qui lui paient avec allégresse de quoi soutenir la gloire de son trône, qui, après avoir satisfait à leur devoir, passent doucement leur vie à cultiver les arts, qui respectent Sophocle et Euripide, et qui se damnent à vivre en honnêtes gens.

 

          Ce monde-ci (il faut que j’en convienne) est un composé de fripons, de fanatiques et d’imbéciles, parmi lesquels il y a un petit troupeau séparé, qu’on appelle la bonne compagnie ; ce petit troupeau étant riche, bien élevé, instruit, poli, est comme la fleur du genre humain ; c’est pour lui que les plaisirs honnêtes sont faits ; c’est pour lui plaire que les plus grands hommes ont travaillé ; c’est lui qui donne la réputation ; et, pour vous dire tout, c’est lui qui nous méprise, en nous faisant politesse quand il nous rencontre. Nous tâchons tous de trouver accès auprès de ce petit nombre d’hommes choisis ; et depuis les jésuites jusqu’aux capucins, depuis le P. Quesnel jusqu’au maraud qui fait la Gazette ecclésiastique (1), nous nous plions en mille manières pour avoir quelque crédit sur ce petit nombre, dont nous ne pouvons jamais être. Si nous trouvons quelque dame qui nous écoute, nous lui persuadons qu’il est essentiel, pour aller au ciel, d’avoir les joues pâles, et que la couleur rouge déplaît mortellement aux saints du paradis. La dame quitte le rouge, et nous tirons de l’argent d’elle.

 

          Nous aimons à prêcher, parce qu’on loue les chaises ; mais comment voulez-vous que les honnêtes gens écoutent un ennuyeux discours, divisé en trois points, quand ils ont l’esprit occupé des beaux morceaux de Cinna, de Polyeucte, des Horaces, de Pompée, de Phèdre, et d’Athalie ? C’est là ce qui nous désespère.

 

          Nous entrons chez une dame de qualité ; nous demandons ce qu’on pense du dernier sermon du prédicateur de Saint-Roch ; le fils de la maison nous répond par une tirade de Racine. Avez-vous lu l’Œuvre des six jours (2) disons-nous. On nous réplique qu’il y a une tragédie nouvelle (3). Enfin le temps approche où nous ne gouvernerons plus que les disgraciés et la halle. Cela donne de l’humeur, et alors on excommunie qui l’on peut.

 

          Il n’en est pas ainsi à Rome et dans les autres Etats de l’Europe. Quand on a chanté à Saint-Jean de Latran, ou à Saint-Pierre, une belle messe à grands chœurs à quatre parties, et que vingt châtrés ont fredonné un motet, tout est dit ; on va prendre le soir du chocolat à l’Opéra de Saint-Ambroise, et personne ne s’avise d’y trouver à redire. On se garde bien d’excommunier la signora Cazzoni, la signora Faustina, la signora Barbarini (4), encore moins le signor Farinelli, chevalier de Calatrava, et acteur de l’Opéra, qui a des diamants gros comme mon pouce.

 

          Les gens qui sont les maîtres chez eux ne sont jamais persécuteurs : voilà pourquoi un roi qui n’est point contredit est toujours un bon roi, pour peu qu’il ait le sens commun. Il n’y a de  méchants que les petits qui cherchent à être les maîtres. Il n’y a que ceux-là qui persécutent pour se donner de la considération. Le pape est assez puissant en Italie pour n’avoir pas besoin d’excommunier d’honnêtes gens qui ont des talents estimables ; mais il est des animaux dans Paris, aux cheveux plats, et à l’esprit de même, qui sont dans la nécessité de se faire valoir. S’ils ne cabalent pas, s’ils ne prêchent pas le rigorisme, s’ils ne crient pas contre les beaux-arts, ils se trouvent anéantis dans la foule. Les passants ne regardent les chiens que quand ils aboient, et on veut être regardé. Tout est jalousie de métier dans ce monde. Je vous dis notre secret ; ne me décelez pas ; et faites-moi le plaisir de me donner une loge grillée à la première tragédie de M. Colardeau (5).

 

          Je vous le promets, dit l’intendant des Menus ; mais achevez de me révéler vos mystères. Pourquoi de tous ceux à qui j’ai parlé de cette affaire, n’y en a-t-il pas un qui ne convienne que l’excommunication contre une société gagée par le roi est le comble de l’insolence et du ridicule ? et pourquoi en même temps personne ne travaille-t-il à lever ce scandale ?

 

          Je crois vous avoir déjà répondu, dit Grizel, en vous avouant que tout est contradiction chez nous. La France, à parler sérieusement, est le royaume de l’esprit et de la sottise, de l’industrie et de la paresse, de la philosophie et du fanatisme, de la gaieté et du pédantisme, des lois et des abus, du bon goût et de l’impertinence. La contradiction ridicule de la gloire de Cinna, et de l’infamie de ceux qui représentent Cinna ; le droit qu’ont les évêques d’avoir un banc particulier aux représentations de Cinna et le droit d’anathématiser les acteurs, l’auteur et les spectateurs, sont assurément une incompatibilité digne de la folie de ce peuple : mais trouvez-moi dans le monde un établissement qui ne soit pas contradictoire.

 

          Dites-moi pourquoi les apôtres ayant tous été circoncis, les quinze premiers évêques de Jérusalem ayant été circoncis, vous n’êtes pas circoncis ; pourquoi la défense de manger du boudin n’ayant jamais été levée, vous mangez impunément du boudin ; pourquoi les apôtres ayant gagné leur pain à travailler de leurs mains, leurs successeurs regorgent de richesses et d’honneurs ; pourquoi saint Joseph ayant été charpentier, et son divin fils ayant daigné être élevé dans ce métier, son vicaire a chassé les empereurs, et s’est mis sans façon à leur place. Pourquoi a-t-on excommunié, anathématisé, pendant des siècles, ceux qui disaient que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils ? Et pourquoi damne-t-on aujourd’hui ceux qui pensent le contraire (6) ?

 

          Pourquoi est-il expressément défendu dans l’Evangile de se remarier, quand on a fait casser son mariage, et que nous permettons qu’on se remarie ? Dites-moi comment le même mariage est annulé à Paris, et subsiste dans Avignon ?

 

          Et pour vous parler du théâtre que vous aimez, expliquez-nous comment vous applaudissez à la brutale et factieuse insolence de Joad, qui fait couper la tête à Athalie, parce qu’elle voulait élever son petit-fils Joas chez elle ; tandis que si un prêtre osait, parmi nous, attenter quelque chose de semblable contre les personnes du sang royal, il n’y a pas un citoyen parmi nous, excepté peut-être quelques jésuites (7), qui ne le condamnât au dernier supplice !

 

          N’est-ce pas encore une plaisante contradiction de se faire petit à petit cent mille écus de rentes précisément parce qu’on a fait vœu de pauvreté ? N’est-ce pas de toutes les contradictions la plus impertinente, d’être d’une profession et de laisser là sa profession, d’avoir fait serment de servir le public, et de dire au public : Nous nous tenons les bras croisés, nous renonçons à vous servir, pour vous être utiles (8) ? Que dirait-on des chirurgiens de nos armées s’ils refusaient de panser les blessés pour soutenir l’honneur de l’ordre des chirurgiens ? Parcourez nos lois, nos coutumes, nos usages, tout est également contradictoire. Vous avez raison, dit l’intendant des menus ; je vois clairement que nous sommes encore très éloignés d’être nettoyés de l’ancienne rouille de la barbarie. Laissons paisiblement subsister les vieilles sottises qui menacent ruine ; elles tomberont d’elles-mêmes, et nos petits-enfants nous traiteront de bonnes gens, comme nous traitons nos pères d’imbéciles. Laissons les tartufes crier encore quelques années ; et demain je vous mène à la comédie du Tartufe.

 

          Après cette conversation, arrivèrent deux petits pédants (9) à l’air empesé, à la marche grave et à la tête large et creuse, tout bouffis d’orgueil et de formalités, fous sérieux qui font des sottises de sang-froid, gens qui n’ont jamais lu ni Cicéron, ni Démosthène, ni Sophocle, ni Euripide, ni Térence, mais qui se croient fort supérieurs à eux. Nous dînâmes : on parla de la gloire de la France et de sa prééminence sur les autres nations ; nous cherchâmes en quoi consistait cette supériorité. J’osai prendre alors la parole, et je dis : Cette supériorité ne consiste pas dans nos lois ; car, à proprement parler, nous n’avons pu encore en avoir de fixes depuis 1400 : nous n’avons que des coutumes très contestées ; ces coutumes changent de ville en ville, ainsi que les poids et mesures ; et une nation chez laquelle ce qui est juste vers la Seine est injuste vers le Rhône, ne peut guère se glorifier de ses lois. Est-ce par nos découvertes que nous l’emportons sur les autres peuples ? Hélas ! c’est un pilote génois qui a découvert le Nouveau-Monde, c’est un Allemand qui a inventé l’imprimerie, c’est un Italien à qui nous devons les lunettes ; un Hollandais a inventé les pendules, un Italien a trouvé la pesanteur de l’air, un Anglais a découvert les lois de la nature (10) ; et nous n’avons inventé que les convulsions. Brillons-nous par la marine, par le commerce, par l’agriculture ? Plût à Dieu ! Il faut espérer que nous profiterons quelque jour de l’exemple de nos voisins. Trouvez-moi un seul art, une seule science dans laquelle nous n’ayons pas des maîtres chez les nations étrangères. Avons-nous pu seulement traduire en vers les poètes grecs et latins, que les Anglais et les Italiens ont si heureusement traduits ! Les convives se regardèrent ; ils conclurent que nous sommes médiocres presque en tous genres, et que ce n’est que dans l’art dramatique que nous l’emportons sur toutes les nations du monde, de l’aveu de ces nations mêmes. Eh bien, dis-je alors aux deux pédants, le seul art qui vous distingue, c’est donc le seul art que vous voulez avilir ? Ils rougirent ; ce qui leur arrive rarement.

 

          Ils n’étaient pas encore partis quand l’auteur de la tragédie de Varon (11) arriva chez l’intendant des Menus. C’est un homme d’une ancienne noblesse, un brave officier couvert de blessures ; la famille royale avait redemandé sa pièce (12), les premiers gentilshommes de la chambre avaient ordonné qu’on la jouât, et il venait pour prendre quelque arrangement. Il trouva sur la cheminée le discours de maître Etienne Ledain, prononcé du côté du greffe ; il tomba sur ces mots : Si l’auteur et l’acteur sont infâmes dans l’ordre des lois, etc… « Comment ! mort de…, dit-il, l’auteur d’une tragédie est un homme infâme ! Moi, infâme ! le cardinal de Richelieu, infâme ! Corneille, né gentilhomme, infâme ! Où est le fat qui a dit cette sottise ? Je veux le voir l’épée à la main. – Monsieur, lui dis-je, c’est un vieil avocat, nommé maître Ledain, auquel il faut pardonner. – Maître Ledain ! où est-il ? que je lui coupe le nez et les deux oreilles ! Quel est donc ce monsieur Ledain ? Il appartient bien à un vil praticien, à un suppôt de la chicane, à un roturier que je paie, d’oser traiter d’infâmes des gens de qualité qui cultivent un art respectable ? Où a-t-il pris que je suis déclaré infâme, infâme dans l’ordre des lois ! Qu’il sache qu’il n’y a rien de si infâme dans un Etat que des gens qui originairement étaient nos esclaves, et qui veulent être aujourd’hui nos maîtres, pour avoir très mal étudié les différentes coutumes établies par nos ancêtres dans nos domaines. – Ne vous emportez pas, monsieur, lui dis-je ; vous parlez comme du temps du gouvernement féodal. Ce pauvre homme, d’ailleurs, est un imbécile ; c’est M. Abraham Chaumeix et M. Gauchat (13) qui ont fait son discours prononcé du côté du greffe. Il est bâtonnier ; il n’a pas rempli le vœu de l’ordre des avocats, comme il le dit ; la plus saine partie de l’ordre des avocats s’est moquée de lui. – Bâtonnier ! dit l’officier ; ah ! je le traiterai suivant toute l’étendue de sa charge ; voilà un plaisant animal avec le vœu de son ordre ! » Il s’emporta longtemps ; nous lui dîmes, pour l’apaiser, que, quand un corps pousse le fanatisme aussi loin, il perd bientôt tout son crédit ; que ceux qui abusent du malheur des temps pour faire un parti finissent par être écrasés, et que l’on perd toutes les prérogatives de son état pour avoir voulu s’élever au-dessus de son état. « Je me moque, reprit ce gentilhomme, de toutes leurs sottises ; j’assommerai le premier qui m’appellera infâme : je n’entends point raillerie. Maître Ledain et consorts auront affaire à moi. » Un des deux graves personnages qui avaient dîné avec nous lui dit : « Monsieur, les voies de fait son défendues ; pourvoyez-vous devant la cour. »

 

          N.B. – Je rendrai compte incessamment de la suite de cette aventure. En attendant, je supplie instamment maître Ledain et consorts de vouloir bien me faire l’amitié de déférer cette conversation comme manifestement contraire aux sentiments du feu curé de Saint-Médard et de celui de Saint-Leu (14), comme tendante insidieusement à renouveler les anciennes opinions de Cicéron qui aima tant Roscius, de César et d’Auguste qui faisaient des tragédies, de Scipion qui travaillait aux pièces de Térence, de Périclès qui fit bâtir ce beau théâtre d’Athènes, et d’autres impies et bélîtres de l’antiquité, morts sans sacrements, comme le dit le R.P. Garasse.

 

          Je me flatte que maître Ledain, maître Braillard, maître Griffonnier, maître Phrasier, assistés de maître Abraham Chaumeix, feront brûler incessamment les ouvrages de Corneille par la main du bourreau, au bas de l’escalier du May, s’il fait beau temps, et sur le perron d’en haut, si nous avons de la pluie.

 

          N.B. – Si maître l’exécuteur des hautes-œuvres avait pour ses honoraires un exemplaire de chaque livre qu’il a brûlé, il aurait vraiment une jolie bibliothèque.

 

 

          Fait à Paris, par moi Georges Avenger Dardelle, 20 Mai 1761.

 

 

 

18

 

 

1 – C’est le même journal anonyme que les Nouvelles ecclésiastiques, citées plus haut. (G.A.)

 

2 – Explication littérale de l’ouvrage des six jours, 1731. (G.A.)

 

3 – Olympie, appelée par Voltaire l’œuvre des six jours. Voyez au THÉÂTRE, notre notice sur cette tragédie. (G.A.)

 

4 – La première chantait à Parme, la deuxième à Venise, et la troisième dansait à Berlin. Quant au signor Farinelli, il gouvernait l’Espagne sous Ferdinand VI. (G.A.)

 

5 – On venait d’imprimer sa tragédie de Caliste, jouée à la fin de 1760. (G.A.)

 

6 – Voyez un passage de la première des Lettres anglaises. (G.A.)

 

7 – Les jésuites avaient été accusés de complicité dans l’attentat contre le roi de Portugal, en 1758. (G.A.)

 

8 – Allusion aux parlementaires qui avaient maintes fois suspendu le cours de la justice en refusant de siéger. (G.A.)

 

9 – Sans doute le bâtonnier Dains et Omer de Fleury. (G.A.)

 

10 – Voltaire désigne ici Colomb, Guttemberg, Spina, Huygens, Torricelli et Newton. (G.A.)

 

11 – De Grave, capitaine au régiment de Cambis. (G.A.)

 

12 – Jouée d’abord en 1751. (G.A.)

 

13 – Voyez, plus loin, sur Chaumeix, une note du Russe à Paris, et, sur Gauchat, la CORRESPONDANCE à cette époque. (G.A.)

 

14 – Curés jansénistes. (G.A.)

 

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