NOTES, REMARQUES, PENSEES : M. l'intendant des menus et l'abbé Grizel - Partie 1
Photo de PAPAPOUSS
M. L’INTENDANT DES MENUS ET L’ABBÉ GRIZEL.
- 1761 -
(Partie 1)
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[En 1761, mademoiselle Clairon s’avisa de consulter un avocat sur la question de l’excommunication des comédiens du roi. L’avocat Huerne de La Motte lui rédigea un gros mémoire sur les Libertés de la France contre le pouvoir de l’excommunication, et le fit imprimer. C’était long et fastidieux ; mais ces défauts n’empêchèrent pas Dains, bâtonnier des avocats, de dénoncer au parlement le mémoire de son confrère au nom de l’ordre, et sur le réquisitoire d’Omer Joly de Fleury, ledit mémoire fut condamné au feu, séance tenante. C’est à ce propos que Voltaire publia l’écrit suivant.
Les intendants des menus plaisirs du roi étaient au nombre de trois. Celui que Voltaire met en scène s’appelait Papillon de La Ferté. En 1761, on avait mis des étoiles au lieu du nom de Grizel ; en 1764, on écrivit Brizel ; le nom de l’abbé, qui n’était pas imaginaire, ne fut donné exactement que par les éditeurs de Kehl.] (G.A.)
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Il y a quelque temps qu’un jurisconsulte de l’ordre des avocats ayant été consulté par une personne de l’ordre des comédiens, pour savoir à quel point on doit flétrir ceux qui ont une belle voix, des gestes nobles, du sentiment, du goût et tous les talents nécessaires pour parler en public, l’avocat examina l’affaire dans l’ordre des lois (1). L’ordre des convulsionnaires ayant déféré cet ouvrage à l’ordre de la grand’chambre siégeante à Paris, icelle a décerné un ordre à son bourreau de brûler la consultation, comme un mandement d’évêque ou comme un livre de jésuite. Je me flatte qu’elle fera le même honneur à la petite Conversation de M. l’intendant des Menus en exercice et de M. l’abbé Grizel. Je fus présent à cette conversation : je l’ai fidèlement recueillie, et en voici un petit précis que chaque lecteur de l’ordre de ceux qui ont le sens commun peut étendre à son gré.
Je suppose, disait l’intendant des Menus à l’abbé Grizel, que nous n’eussions jamais entendu parler de comédie avant Louis XIV ; je suppose que ce prince eût été le premier qui eût donné des spectacles, qu’il eût fait composer Cinna, Athalie et le Misanthrope, qu’il les eût fait représenter par des seigneurs et des dames devant tous les ambassadeurs de l’Europe ; je demande s’il serait tombé dans l’esprit du curé La Chétardie (2), ou du curé Fantin (3), connus tous deux par les mêmes aventures, ou d’un seul autre curé, ou d’un seul habitué, ou d’un seul moine, d’excommunier ces seigneurs et ces dames, et Louis XIV lui-même ; de leur refuser le sacrement de mariage et la sépulture ? Non, sans doute, dit l’abbé Grizel ; une si absurde impertinence n’aurait passé par la tête de personne.
Je vais plus loin dit l’intendant des Menus. Quand Louis XIV et toute sa cour dansèrent sur le théâtre, quand Louis XV dansa avec tant de jeunes seigneurs de son âge dans la salle des Tuileries, pensez-vous qu’ils aient été excommuniés ? Vous vous moquez de moi, dit l’abbé Grizel : nous sommes bien bêtes, je l’avoue, mais nous ne le sommes pas assez pour imaginer une telle sottise.
Mais, dit l’intendant, vous avez du moins excommunié le pieux abbé d’Aubignac, le Père Le Bossu, supérieur de Sainte-Geneviève, le Père Rapin, l’abbé Gravina, le Père Brumoy, le Père Porée, madame Dacier, tous ceux qui ont, d’après Aristote, enseigné l’art de la tragédie et de l’épopée ? On n’est pas encore tombé dans cet excès de barbarie, repartit Grizel ; il est vrai que l’abbé de La Coste, M. de La Solle, et l’auteur des Nouvelles ecclésiastiques (4) prétendent que la déclamation, la musique et la danse sont un péché mortel ; qu’il n’a été permis à David de danser que devant l’arche, et que de plus David, Louis XIV et Louis XV n’ont point dansé pour de l’argent ; que l’impératrice des Romains (5) n’ jamais chanté qu’en présence de quelques personnes de sa cour, et qu’on ne se donne le plaisir d’excommunier que ceux qui gagnent quelque chose à parler, ou à chanter ou à danser en public.
Il est donc clair, dit l’entendant, que s’il y avait eu un impôt sous le nom de menus plaisirs du roi, et que cet impôt eût servi à payer les frais des spectacles de sa majesté, le roi encourrait la peine de l’excommunication, selon le bon plaisir de tout prêtre qui voudrait lancer cette belle foudre sur la tête de sa majesté très chrétienne.
Vous nous embarrassez beaucoup, dit Grizel.
Je veux vous pousser, dit Le Menu. Non-seulement Louis XIV, mais le cardinal Mazarin, le cardinal de Richelieu, l’archevêque Trissino (6), le pape Léon X, dépensèrent beaucoup à faire jouer des tragédies, des comédies, et des opéras. Les peuples contribuèrent à ces dépenses ; je ne trouve pourtant pas, dans l’histoire de l’Eglise, qu’aucun vicaire de Saint-Sulpice ait excommunié pour cela le pape Léon X et ses cardinaux.
Pourquoi donc mademoiselle Lecouvreur a-t-elle été portée dans un fiacre au coin de la rue de Bourgogne (7) ? pourquoi le sieur Romagnesi, acteur de notre troupe italienne, a-t-il été inhumé dans un grand chemin, comme un ancien Romain ? pourquoi une actrice des chœurs discordants de l’Académie royale de musique a-t-elle été trois jours dans sa cave ? pourquoi toutes ces personnes sont-elle brûlées à petit feu, sans avoir de corps, jusqu’au jour du jugement dernier, et seront-elles brûlées à tout jamais après ce jugement, quand elles auront retrouvé leurs corps ? C’est uniquement, dites-vous, parce qu’on paie vingt sous au parterre.
Cependant ces vingt sous ne changent point l’espèce : les choses ne sont ni meilleures ni pires, soit qu’on les paie, soit qu’on les ait gratis. Un de profondis tire également une âme du purgatoire, soit qu’on le chante pour dix écus en musique, soit qu’on vous le donne en faux-bourdon pour douze francs, soit qu’on vous le psalmodie par charité : donc Cinna et Athalie ne sont pas plus diaboliques quand ils sont représentés pour vingt sous, que quand le roi veut bien en gratifier sa cour : or, si on n’a pas excommunié Louis XIV quand il dansa pour son plaisir, ni l’impératrice quand elle a joué un opéra, il ne paraît pas juste qu’on excommunie ceux qui donnent ce plaisir pour quelque argent, avec la permission du roi de France ou de l’impératrice.
L’abbé Grizel sentit la force de cet argument ; il répondit ainsi : il y a des tempéraments ; tout dépend sagement de la volonté arbitraire d’un curé ou d’un vicaire. Nous sommes assez heureux et assez sages pour n’avoir en France aucune règle certaine. On n’osa pas enterrer l’illustre et inimitable Molière dans la paroisse de Saint-Eustache (8) ; mais il eut le bonheur d’être porté dans la chapelle de Saint-Joseph, selon notre belle et sainte coutume de faire des charniers de nos temples. Il est vrai que saint-Eustache est un si grand saint qu’il n’y avait pas moyen de faire porter chez lui, par quatre habitués, le corps de l’infâme auteur du Misanthrope : mais enfin Saint-Joseph est une consolation ; c’est toujours de la terre sainte. Il y a une prodigieuse différence entre la terre sainte et la profane : la première est incomparablement plus légère ; et puis, tant vaut l’homme, tant vaut sa terre : celle où est Molière y a gagné de la réputation. Or cet homme ayant été inhumé dans une chapelle, ne peut être damné comme mademoiselle Lecouvreur et Romagnesi, qui sont sur les chemins : peut-être est-il en purgatoire pour avoir fait le Tartufe ; je n’en voudrais pas jurer : mais je suis sûr du salut de Jean-Baptiste Lulli, violon de mademoiselle, musicien du roi, surintendant de la musique du roi, secrétaire du roi, qui joua dans Cariselli (9), et dans Pourceaugnac, et qui de plus était florentin ; celui-là est monté au ciel comme j’y monterai ; cela est clair, car il a un beau tombeau de marbre aux Petits-Pères. Il n’a pas tâté de la voirie : il n’y a qu’heur et malheur en ce monde. C’est ainsi que raisonna M. l’abbé Grizel, et c’est puissamment raisonner.
L’intendant des menus, qui sait l’histoire, lui répliqua : Vous avez entendu parler du R.P Girard (10) ; il était sorcier, cela est de fait. Il est avéré qu’il ensorcela sa pénitente, en lui donnant le fouet tout doucement ; de plus, il souffla sur elle comme font tous les sorciers : seize juges déclarèrent Girard magicien ; cependant il fut enterré en terre sainte. Dites-moi pourquoi un homme qui est à la fois jésuite et sorcier a pourtant, malgré ces deux titres, les honneurs de la sépulture, et que mademoiselle Clairon ne les aurait pas, si elle avait le malheur de mourir immédiatement après avoir joué Pauline (11), laquelle Pauline ne sort du théâtre que pour s’aller faire baptiser ?
Je vous ai déjà dit, répondit l’abbé Grizel, que cela est arbitraire. J’enterrerais de tout mon cœur mademoiselle Clairon, s’il y avait un gros honoraire à gagner ; mais il se peut qu’il se trouve un curé qui fasse le difficile : alors on ne s’avisera pas de faire du fracas en sa faveur, et d’appeler comme d’abus au parlement. Les acteurs de sa majesté sont d’ordinaire des citoyens nés de familles pauvres ; leurs parents n’ont ni assez d’argent ni assez de crédit pour gagner un procès ; le public ne s’en soucie guère : il jouit des talents de mademoiselle Lecouvreur pendant sa vie, il la laissa traiter comme un chien après sa mort, et ne fit qu’en rire.
L’exemple des sorciers est beaucoup plus sérieux. Il était certain autrefois qu’il y avait des sorciers ; il est certain aujourd’hui qu’il n’y en a point, en dépit des seize Provençaux qui crurent Girard si habile ; cependant l’excommunication subsiste toujours. Tant pis pour vous si vous manquez de sorciers, nous n’irons pas changer nos rituels parce que le monde a changé : nous sommes comme le médecin de Pourceaugnac ; il nous faut un malade, et nous le prenons où nous pouvons.
On excommunie aussi les sauterelles ; il y en a, et j’avoue qu’il est triste qu’on continue à les flétrir, car elles s’en moquent. J’en ai vu des nuées en Picardie ; il est très dangereux d’offenser de grandes compagnies, et d’exposer les foudres de l’Eglise au mépris des personnes puissantes : mais pour trois ou quatre cents pauvres comédiens répandus dans la France, il n’y a rien à craindre en les traitant comme les sauterelles et comme ceux qui nouent l’aiguillette.
Je vais vous dire quelque chose de plus fort, monsieur l’intendant. N’êtes-vous pas fils d’un fermier général ? Non, monsieur, dit l’intendant ; mon oncle avait cette place, mon père était receveur général des finances, et tous deux étaient secrétaires du roi, ainsi que mon grand-père. Eh bien ! répliqua Grizel, votre oncle, votre père, et votre grand-père, sont excommuniés, anathématisés, damnés à tout jamais ; et quiconque en doute est un impie, un monstre, en un mot, un philosophe.
Le Menu, à ce discours, ne sut s’il devait rire ou battre l’abbé Grizel. Il prit le parti de rire. Je voudrais bien, monsieur, dit-il au Grizel, que vous me montrassiez la bulle ou le concile qui damne les receveurs des finances du roi, et les adjudicataires des cinq grosses fermes du roi. Je vous montrerai vingt conciles, dit le Grizel ; je vous ferai voir plus, je vous ferai lire dans l’Evangile que tout receveur des deniers royaux est mis au rang des païens, et vous apprendrez par les anciennes constitutions qu’il ne leur était pas permis d’entrer dans l’église aux premiers siècles. Sicut ethnicus et publicanus est un passage assez connu : la loi de l’Eglise a été invariable sur cet article : l’anathème porté contre les fermiers, contre les receveurs des douanes, n’a jamais été révoqué ; et vous voulez qu’on révoque celui qui a été lancé contre les acteurs qui jouaient encore dans les premiers siècles l’Œdipe de Sophocle, anathème qui subsiste contre ceux qui ne représentent plus l’Œdipe de Corneille (12) ! Commencez par tirer de l’enfer votre père, votre grand-père, et votre oncle, et puis nous composerons avec la troupe de sa majesté.
Vous extravaguez, monsieur Grizel, dit l’intendant ; mon père était seigneur de paroisse, il est enterré dans sa chapelle : mon oncle lui fit faire un mausolée de marbre aussi beau que celui de Lulli ; et si son curé lui avait jamais parlé de l’ethnicus et du publicanus, il l’aurait fait mettre dans un cul de basse-fosse. Je veux bien croire que saint Matthieu a damné les employés des fermes après l’avoir été, et qu’ils se tenaient à la porte de l’église dans les premiers temps ; mais vous m’avouerez que personne aujourd’hui n’ose nous le dire en face ; et si nous sommes excommuniés, c’est incognito.
Justement, dit Grizel, vous y êtes ; on laisse l’ethnicus et le publicanus dans l’Evangile ; on n’ouvre point les anciens rituels, et l’on vit paisiblement avec les fermiers généraux, pourvu qu’ils donnent beaucoup d’argent quand ils rendent le pain bénit.
Monsieur l’intendant s’apaisa un peu ; mais il ne pouvait digérer l’ethnicus et le publicanus. Je vous prie, mon cher Grizel, dit-il, de m’apprendre pourquoi on a inséré cette satire dans vos livres, et pourquoi on nous traitait si mal dans les premiers temps.
Cela est tout simple, dit Grizel : ceux qui prononçaient cette excommunication étaient de pauvres gens dont les trois quarts étaient Juifs, parmi lesquels il se mêla un quart de pauvres Grecs. Les Romains étaient leurs maîtres ; les receveurs des tributs étaient ou Romains ou choisis par les Romains ; c’était un secret infaillible d’attirer à soi le petit peuple, que d’anathématiser les commis de la douane. On hait toujours des vainqueurs, des maîtres, et des commis. La populace courait après des gens qui prêchaient l’égalité, et qui damnaient messieurs des fermes. Criez au nom de Dieu, contre les puissances et contre les impôts, vous aurez infailliblement la canaille pour vous, si on vous laisse faire ; et quand vous aurez un assez grand nombre de canaille à vos ordres, alors il se trouvera des gens d’esprit qui lui mettront une selle sur le dos, un mors à la bouche, et qui monteront dessus pour renverser les Etats et les trônes. Alors on bâtira un nouvel édifice ; mais on conservera les premières pierres, quoique brutes et informes, parce qu’elles ont servi autrefois, et qu’elles sont chères aux peuples ; on les encastrera proprement avec les nouveaux marbres, avec les pierreries et l’or qui seront prodigués, et il y aura même toujours de vieux antiquaires qui préféreront les anciens cailloux aux marbres nouveaux.
C’est là, monsieur, l’histoire succincte de ce qui est arrivé parmi nous. La France a été longtemps barbare ; et aujourd’hui qu’elle commence à se civiliser, il y a encore des gens attachés à l’ancienne barbarie. Nous avons, par exemple, un petit nombre de gens de bien qui voudraient priver les fermiers généraux de toutes leurs richesses, condamnées dans l’Evangile, et priver le public d’un art aussi noble qu’innocent, que l’Evangile n’a jamais proscrit, et dont aucun apôtre n’a jamais parlé. Mais la saine partie du clergé laisse les financiers se damner en paix, et permet seulement qu’on excommunie les comédiens pour la forme. J’entends, dit l’intendant des menus ; vous ménagez les financiers, parce qu’ils vous donnent à dîner ; vous tombez sur les comédiens qui ne vous en donnent pas. Monsieur, oubliez-vous que les comédiens sont gagés par le roi, et que vous ne pouvez pas excommunier un officier du roi faisant sa charge ? donc il ne vous est pas permis d’excommunier un comédien du roi jouant Cinna et Polyeucte par ordre du roi.
1 – L’ouvrage de cet avocat, entrepris en faveur du théâtre, et où il était beaucoup question d’ordre, fut déféré par maître Ledain, et incendié au bas de l’escalier. – Note de 1764. (G.A.)
2 – Voyez la Défense de milord Bolingbroke. (G.A.)
3 – Voyez, au POÉSIES, une note du Russe à Paris. (G.A.)
4 - Journal janséniste. (G.A.)
5 – Marie-Thérèse chanta à Florence un duo avec un acteur. (G.A.)
6 – Le Trissin n’était ni archevêque, ni dans les ordres, mais il fut agent diplomatique de Léon X et de Clément VII ; c’est ce qui a trompé Voltaire. (G.A.)
7 – Voyez, aux POÉSIES, Sur la mort de mademoiselle Lecouvreur. (G.A.)
8 – Voyez, la Vie de Molière par Voltaire. (G.A.)
9 – Divertissement de Lully. (G.A.)
10 – Voyez sur Girard, tome V, Prix de la justice et de l’humanité, IX. (G.A.)
11 – Dans Polyeucte. (G.A.)
12 – L’Œdipe de Corneille avait fait place à l’Œdipe de Voltaire. (G.A.)