NANINE - Partie 13

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 Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

 

NANINE.

 

 

______

 

 

 

ACTE TROISIÈME.

 

 

 

SCÈNE   VI.

 

 

_______

 

 

LE COMTE, LA MARQUISE, LA BARONNE, LE PAYSAN.

 

_______

 

 

 

 

 

 

 

LA MARQUISE, au paysan.

 

Approchez-vous, parlez, ne tremblez pas.

 

LE PAYSAN.

 

Ah ! monseigneur ! écoutez-moi de grâce :

Je suis… Je tombe à vos pieds que j’embrasse ;

Je viens vous rendre…

 

LE COMTE.

 

Ami, relevez-vous ;

Je ne veux point qu’on me parle à genoux ;

D’un tel orgueil je suis trop incapable.

Vous avez l’air d’être un homme estimable.

Dans ma maison cherchez-vous de l’emploi ?

A qui parle-je ?

 

LA MARQUISE.

 

Allons, rassure-toi.

 

LE PAYSAN.

 

Je suis, hélas ! le père de Nanine.

 

LE COMTE.

 

Vous ?

 

LA BARONNE.

 

Ta fille est une grande coquine.

 

LE PAYSAN.

 

Ah ! monseigneur, voilà ce que j’ai craint ;

Voilà le coup dont mon cœur est atteint :

J’ai bien pensé qu’une somme si forte

N’appartient pas à des gens de sa sorte ;

Et les petits perdent bientôt leurs mœurs,

Et sont gâtés auprès des grands seigneurs.

 

LA BARONNE.

 

    Il a raison : mais il trompe, et Nanine

N’est point sa fille ; elle était orpheline.

 

LE PAYSAN.

 

Il est trop vrai : chez de pauvres parents

Je la laissai dès ses plus jeunes ans ;

Ayant perdu mon bien avec sa mère,

J’allai servir, forcé par la misère,

Ne voulant pas, dans mon funeste état,

Qu’elle passât pour fille d’un soldat,

Lui défendant de me nommer son père.

 

LA MARQUISE.

 

Pourquoi cela ? Pour moi, je considère

Les bons soldats ; on a grand besoin d’eux.

 

LE COMTE.

 

Qu’a ce métier, s’il vous plaît, de honteux ?

 

LE PAYSAN.

 

Il est bien moins honoré qu’honorable.

 

LE COMTE.

 

Ce préjugé fut toujours condamnable.

J’estime plus un vertueux soldat,

Qui de son sang sert son prince et l’Etat,

Qu’un important que sa lâche industrie

Engraisse en paix du sang de la patrie.

 

LA MARQUISE.

 

Çà, vous avez vu beaucoup de combats ?

Contez-les moi bien tous, n’y manquez pas.

 

LE PAYSAN

 

Dans la douleur, hélas ! qui me déchire,

Permettez moi seulement de vous dire

Qu’on me promit cent fois de m’avancer :

Mais, sans appui, comment peut-on percer (1) ?

Toujours jeté dans la foule commune,

Mais distingué, l’honneur fut ma fortune.

 

LA MARQUISE.

 

Vous êtes donc né de condition ?

 

LA BARONNE.

 

Fi ! quelle idée !

 

LE PAYSAN, à la marquise.

 

Hélas ! madame, non ;

Mais je suis né d’une honnête famille :

Je méritais peut-être une autre fille.

 

LA MARQUISE.

 

Que vouliez-vous de mieux ?

 

LE COMTE.

 

Eh ! poursuivez.

 

LA MARQUISE.

 

Mieux que Nanine ?

 

LE COMTE.

 

Ah ! de grâce, achevez.

 

LE PAYSAN.

 

J’appris qu’ici ma fille fut nourrie,

Qu’elle y vivait bien traitée et chérie.

Heureux alors, et bénissant le ciel,

Vous, vos bontés, votre soin paternel,

Je suis venu dans le prochain village,

Mais plein de trouble et craignant son jeune âge,

Tremblant encor, lorsque j’ai tout perdu,

De retrouver le bien qui m’est rendu.

 

 

(Montrant la baronne.)

 

 

Je viens d’entendre, au discours de madame,

Que j’eus raison : elle m’a percé l’âme ;

Je vois fort bien que ces cent louis d’or (2),

Des diamants, sont un trop grand trésor

Pour les tenir par un droit légitime ;

Elle ne peut les avoir eus sans crime.

Ce seul soupçon me fait frémir d’horreur,

Et j’en mourrai de honte et de douleur.

Je suis venu soudain pour vous les rendre :

Ils sont à vous ; vous devez les reprendre :

Et si ma fille est criminelle, hélas !

Punissez-moi, mais ne la perdez pas.

 

LA MARQUISE.

 

Ah ! mon cher fils : je suis tout attendrie.

 

LA BARONNE.

 

Ouais, est-ce un songe ? est-ce une fourberie ?

 

LE COMTE.

 

Ah ! qu’ai-je fait ?

 

LE PAYSAN, tirant la bourse et le paquet.

 

Tenez, monsieur, tenez.

 

LE COMTE.

 

Moi, les reprendre ! ils ont été donnés ;

Elle en a fait un respectable usage.

C’est donc à vous qu’on a fait le message ?

Qui l’a porté ?

 

LE PAYSAN.

 

C’est votre jardinier,

A qui Nanine osa se confier.

 

LE COMTE.

 

Quoi ! c’est à vous que le présent s’adresse ?

 

LE PAYSAN.

 

Oui, je l’avoue.

 

LE COMTE.

 

O douleur ! ô tendresse !

Des deux côtés quel excès de vertu !

Et votre nom ?... Je demeure éperdu.

 

 

LA MARQUISE.

 

Eh ! dites donc votre nom ? quel mystère :

 

LE PAYSAN.

 

Philippe Hombert de Gatine.

 

LE COMTE.

 

Ah ! mon père !

 

LA BARONNE.

 

Que dit-il là ?

 

LE COMTE.

 

Quel jour vient m’éclairer !

J’ai fait un crime ; il le faut réparer.

Si vous saviez combien je suis coupable !

J’ai maltraité la vertu respectable.

 

(Il va lui-même à un de ses gens.)

 

Hola, courez.

 

LA BARONNE.

 

Eh ! quel empressement !

 

LE COMTE.

 

Vite un carrosse.

 

LA MARQUISE.

 

Oui, madame, à l’instant,

Vous devriez être sa protectrice.

Quand on a fait une telle injustice,

Sachez de moi que l’on ne doit rougir

Que de ne pas assez se repentir.

Monsieur mon fils a souvent des lubies

Que l’on prendrait pour de franches folies :

Mais dans le fond c’est un cœur généreux ;

Il est né bon ; j’en fais ce que je veux.

Vous n’êtes pas, ma bru, si bienfaisante ;

Il s’en faut bien

 

LA BARONNE.

 

Que tout m’impatiente !

Qu’il a l’air sombre, embarrassé, rêveur !

Quel sentiment étrange est dans son cœur ?

Voyez, monsieur, ce que vous voulez faire.

 

LA MARQUISE.

 

Oui, pour Nanine.

 

LA BARONNE.

 

On peut la satisfaire

Par des présents.

 

LA MARQUISE.

 

C’est le moindre devoir.

 

LA BARONNE.

 

Mais moi, jamais je ne veux la revoir ;

Que du château jamais elle n’approche :

Entendez-vous ?

 

LE COMTE.

 

J’entends.

 

LA MARQUISE.

 

Quel cœur de roche !

 

LA BARONNE.

 

De mes soupçons évitez les éclats :

Vous hésitez ?

 

LE COMTE, après un silence.

 

Non, je n’hésite pas.

 

LA BARONNE.

 

Je dois m’attendre à cette déférence ;

Vous la devez à tous les deux, je pense.

 

LA MARQUISE.

 

Seriez-vous bien assez cruel, mon fils ?

 

LA BARONNE.

 

Quel parti prendrez-vous ?

 

LE COMTE.

 

Il est tout pris.

Vous connaissez mon âme et sa franchise

Il faut parler. Ma main vous fut promise ;

Mais nous n’avions voulu former ces nœuds

Que pour finir un procès dangereux ;

Je le termine, et dès l’instant je donne

Sans nul regret, sans détour j’abandonne

Mes droits entiers, et les prétentions

Dont il naquit tant de divisions :

Que l’intérêt encor vous en revienne :

Tout est à vous ; jouissez-en sans peine.

Que la raison fasse du moins de nous

Deux bons parents, ne pouvant être époux.

Oublions tout ; que rien ne nous aigrisse :

Pour n’aimer pas, faut-il qu’on se haïsse ?

 

LA BARONNE.

 

Je m’attendais à ton manque de foi.

Va, je renonce à tes présents, à toi.

Traître ! je vois avec qui tu vas vivre,

A quel mépris ta passion te livre.

Sers noblement sous les plus viles lois ;

Je t’abandonne à ton indigne choix.

 

 

(Elle sort.)

 

NANINE - ACTE III - Scène VI

 

 

 

1 – C’est la première fois, croyons-nous, qu’on fait entendre sur la scène les plaintes du peuple. Nous voilà loin des paysans de Molière. (G.A.)

 

 

 

2 – M. Beuchot fait remarquer avec raison que dans l’acte Ier, scène IX, il est parlé de trois cents louis. (G.A.)

 

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