NANINE - Partie 4
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NANINE.
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ACTE PREMIER.
SCÈNE III.
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LA BARONNE, BLAISE.
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LA BARONNE.
Il l’aime comme un fou,
J’en suis certaine. Et comment donc ? par où ?
Par quels attraits, par quelle heureuse adresse,
A-t-elle pu me ravir sa tendresse ?
Nanine ! ô ciel ! quel choix ! quelle fureur !
Nanine ? non ; j’en mourrai de douleur.
BLAISE, revenant.
Ah ! vous parlez de Nanine.
LA BARONNE.
Insolente !
BLAISE.
Est-il pas vrai que Nanine est charmante ?
LA BARONNE.
Non.
BLAISE.
Eh ! si fait : parlez un peu pour nous,
Protégez Blaise.
LA BARONNE.
Ah ! quels horribles coups !
BLAISE.
J’ai des écus ; Pierre Blaise mon père
M’a bien laissé trois bons journaux de terre (1)
Tout est pour elle, écus comptants, journaux,
Tout mon avoir, et tout ce que je vaux ;
Mon corps, mon cœur, tout moi-même, tout Blaise.
LA BARONNE.
Autant que toi crois que j’en serais aise ;
Mon pauvre enfant, si je puis te servir,
Tous deux ce soir je voudrais vous unir :
Je lui paierai sa dot.
BLAISE.
Digne baronne,
Que j’aimerai votre chère personne !
Que de plaisir ! est-il possible !
LA BARONNE.
Hélas !
Je crains, ami, de ne réussir pas.
BLAISE.
Ah ! par pitié, réussissez, madame.
LA BARONNE.
Va, plût au ciel qu’elle devînt ta femme !
Attends mon ordre.
BLAISE.
Eh ! puis-je attendre ?
LA BARONNE.
Va.
BLAISE.
Adieu. J’aurai, ma foi ! cet enfant-là.
SCÈNE IV.
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LA BARONNE.
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LA BARONNE.
Vit-on jamais une telle aventure !
Peut-on sentir une plus vive injure ;
Plus lâchement se voir sacrifier !
Le comte Olban rival d’un jardinier !
(A un laquais.)
Holà ! quelqu’un ! Qu’on appelle Nanine.
C’est mon malheur qu’il faut que j’examine.
Où pourrait-elle avoir pris l’art flatteur,
L’art de séduire et de garder un cœur,
L’art d’allumer un feu vif et qui dure ?
Où ? dans ses yeux, dans la simple nature.
Je crois pourtant que cet indigne amour
N’a point encore osé se mettre au jour.
J’ai vu qu’Olban se respecte avec elle ;
Ah ! c’est encore une douleur nouvelle ;
J’espérerais s’il se respectait moins.
D’un amour vrai le traître a tous les soins.
Ah ! la voici : je me sens au supplice.
Que la nature est pleine d’injustice !
A qui va-t-elle accorder la beauté ?
C’est un affront fait à la qualité.
Approchez-vous, venez, mademoiselle.
SCÈNE V.
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LA BARONNE, NANINE.
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NANINE.
Madame.
LA BARONNE.
Mais est-elle donc si belle ?
Ces grands yeux noirs ne disent rien du tout ;
Mais s’ils ont dit : J’aime… Ah ! je suis à bout.
Possédons-nous. Venez.
NANINE.
Je viens me rendre
A mon devoir.
LA BARONNE.
Vous vous faites attendre
Un peu de temps ; avancez-vous. Comment !
Comme elle est mise ! et quel ajustement !
Il n’est pas fait pour une créature
De votre espèce.
NANINE.
Il est vrai. Je vous jure,
Par mon respect, qu’en secret j’ai rougi
Plus d’une fois d’être vêtue ainsi ;
Mais c’est l’effet de vos bontés premières,
De ces bontés qui me sont toujours chères.
De tant de soins vous daigniez m’honorer !
Vous vous plaisiez vous-même à me parer.
Songez combien vous m’aviez protégée :
Sous cet habit je ne suis point changée.
Voudriez-vous, madame, humilier
Un cœur soumis, qui ne peut s’oublier ?
LA BARONNE.
Approchez-moi ce fauteuil… Ah ! j’enrage…
D’où venez-vous ?
NANINE.
Je lisais.
LA BARONNE.
Quel ouvrage ?
NANINE.
Un livre anglais dont on m’a fait présent (2).
LA BARONNE.
Sur quel sujet ?
NANINE.
Il est intéressant :
L’auteur prétend que les hommes sont frères,
Nés tous égaux ; mais ce sont des chimères :
Je ne puis croire à cette égalité.
LA BARONNE.
Elle y croira. Quel fonds de vanité !
Que l’on m’apporte ici mon écritoire…
NANINE.
J’y vais.
LA BARONNE.
Restez. Que l’on me donne à boire.
NANINE.
Quoi ?
LA BARONNE.
Rien. Prenez mon éventail… Sortez.
Allez chercher mes gants… Laissez… Restez.
Avancez-vous… Gardez-vous je vous prie,
D’imaginer que vous soyez jolie.
NANINE.
Vous me l’avez si souvent répété,
Que si j’avais ce fonds de vanité,
Si l’amour-propre avait gâté mon âme,
Je vous devrais ma guérison, madame.
LA BARONNE.
Où trouve-t-elle ainsi ce qu’elle dit ?
Que je la hais ! quoi ! belle et de l’esprit !
(Avec dépit.)
Ecoutez-moi. J’eus bien de la tendresse
Pour votre enfance.
NANINE.
Oui. Puisse ma jeunesse
Etre honorée encor de vos bontés !
LA BARONNE.
Eh bien ! voyez si vous les méritez.
Je prétends, moi, ce jour, cette heure même,
Vous établir ; jugez si je vous aime.
NANINE.
Moi ?
LA BARONNE.
Je vous donne une dot. Votre époux
Est fort bien fait, et très digne de vous ;
C’est un parti de tout point fort sortable :
C’est le seul même aujourd’hui convenable ;
Et vous devez bien m’en remercier :
C’est, en un mot, Blaise le jardinier.
NANINE.
Blaise, madame ?
LA BARONNE.
Oui. D’où vient ce sourire ?
Hésitez-vous un moment d’y souscrire ?
Mes offres sont un ordre, entendez-vous ?
Obéissez, ou craignez mon courroux.
NANINE.
Mais…
LA BARONNE.
Apprenez qu’un mais est une offense.
Il vous sied bien d’avoir l’impertinence
De refuser un mari de ma main !
Ce cœur si simple est devenu bien vain.
Mais votre audace est trop prématurée ;
Votre triomphe est de peu de durée ;
Vous abusez du caprice d’un jour,
Et vous verrez quel en est le retour.
Petite ingrate, objet de ma colère,
Vous avez donc l’insolence de plaire ?
Vous m’entendez ; je vous ferai rentrer
Dans le néant dont j’ai su vous tirer.
Tu pleureras ton orgueil, ta folie.
Je te ferai renfermer pour ta vie
Dans un couvent.
NANINE.
J’embrasse vos genoux ;
Renfermez-moi ; mon sort sera trop doux.
Oui, des faveurs que vous vouliez me faire,
Cette rigueur est pour moi la plus chère.
Enfermez-moi dans un cloître à jamais :
J’y bénirai mon maître et vos bienfaits ;
J’y calmerai des alarmes mortelles,
Des maux plus grands, des craintes plus cruelles,
Des sentiments plus dangereux pour moi
Que ce courroux qui me glace d’effroi.
Madame, au nom de ce courroux extrême,
Délivrez-moi, s’il se peut, de moi-même ;
Dès cet instant je suis prête à partir.
LA BARONNE.
Est-il possible ? et que viens-je d’ouïr ?
Est-il bien vrai ? me trompez-vous, Nanine ?
NANINE.
Non. Faites-moi cette faveur divine :
Mon cœur en a trop besoin.
LA BARONNE, avec un emportement de tendresse.
Lève-toi ;
Que je t’embrasse. O jour heureux pour moi !
Ma chère amie, eh bien ! je vais sur l’heure
Préparer tout pour ta belle demeure.
Ah ! quel plaisir que de vivre en couvent !
NANINE.
C’est pour le moins un abri consolant.
LA BARONNE.
Non ; c’est, ma fille, un séjour délectable.
NANINE.
Le croyez-vous ?
LA BARONNE.
Le monde est haïssable,
Jaloux …
NANINE.
Oh ! oui.
LA BARONNE.
Fou, méchant, vain, trompeur.
Changeant, ingrat ; tout cela fait horreur.
NANINE.
Oui ; j’entrevois qu’il me serait funeste,
Qu’il faut le fuir …
LA BARONNE.
La chose est manifeste ;
Un bon couvent est un port assuré.
Monsieur le comte, ah ! je vous préviendrai.
NANINE.
Que dites-vous de monseigneur ?
LA BARONNE.
Je t’aime
A la fureur ; et dès ce moment même
Je voudrais bien te faire le plaisir
De t’enfermer pour ne jamais sortir.
Mais il est tard, hélas : il faut attendre
Le point du jour. Ecoute : il faut te rendre
Vers le minuit dans mon appartement.
Nous partirons d’ici secrètement
Pour ton couvent à cinq heures sonnantes :
Sois prête au moins.
1 – Mesure de terre qu’on peut labourer en un jour. (G.A.)
2 – Voltaire fait entendre ici qu’il a emprunté sa pièce à Richardson ; car le livre anglais dont parle Nanine ne peut être que le roman de Paméla. (G.A.)