MEMOIRES DE VOLTAIRE - Partie 10
Voltaire
1694 - 1778
Je ne pouvais certainement mieux prendre mon temps pour chercher cette liberté et le repos loin de Paris. On y était alors aussi fou et aussi acharné dans des querelles puériles que du temps de la Fronde ; il n’y manquait que la guerre civile ; mais, comme Paris n’avait ni un roi des halles, tel que le duc de Beaufort, ni un coadjuteur donnant la bénédiction avec un poignard, il n’y eut que des tracasseries civiles : elles avaient commencé par des billets de banque pour l’autre monde, inventés, comme j’ai déjà dit, par l’archevêque de Paris, Beaumont, homme opiniâtre, faisant le mal de tout son cœur par excès de zèle, un fou sérieux, un vrai saint dans le goût de Thomas de Cantorbéry (1). La querelle s’échauffa pour une place à l’hôpital, à laquelle le parlement de Paris prétendait nommer, et que l’archevêque réputait place sacrée, dépendante uniquement de l’Eglise. Tout Paris prit parti ; les petites factions janséniste et moliniste ne s’épargnèrent pas ; le roi les voulut traiter comme on fait quelquefois les gens qui se battent dans la rue ; on leur jette des seaux d’eau pour les séparer. Il donna le tort aux deux partis, comme de raison ; mais ils n’en furent que plus envenimés : il exila l’archevêque, il exila le parlement, mais un maître ne doit chasser ses domestiques que quand il est sûr d’en trouver d’autres pour les remplacer ; la cour fut enfin obligée de faire revenir le parlement, parce qu’une chambre nommée royale, composée de conseillers d’Etat et de maîtres des requêtes, érigée pour juger les procès, n’avait pu trouver pratique. Les Parisiens s’étaient mis dans la tête de ne plaider que devant cette cour de justice qu’on appelle parlement. Tous ses membres furent donc rappelés, et crurent avoir remporté une victoire signalée sur le roi. Ils l’avertirent paternellement, dans une de leurs remontrances, qu’il ne fallait pas qu’il exilât une autre fois son parlement, attendu, disaient-ils, que cela était de mauvais exemple. Enfin ils en firent tant, que le roi résolut au moins de casser une de leurs chambres, et de réformer les autres. Alors ces messieurs donnèrent tous leur démission, excepté la grand’chambre ; les murmures éclatèrent ; on déclamait publiquement au palais contre le roi. Le feu qui sortait de toutes les bouches prit malheureusement à la cervelle d’un laquais, nommé Damiens, qui allait souvent dans la grande salle. Il est prouvé par le procès de ce fanatique de la robe qu’il n’avait pas l’idée de tuer le roi, mais seulement celle de lui infliger une petite correction. Il n’y a rien qui ne passe par la tête des hommes. Ce misérable avait été cuistre au collège des jésuites, collège où j’ai vu quelquefois les écoliers donner des coups de canif, et les cuistres leur en rendre. Damiens alla donc à Versailles dans cette résolution, et blessa le roi au milieu de ses gardes et de ses courtisans, avec un de ces petits canifs dont on taille des plumes (2).
On ne manqua pas, dans la première horreur de cet accident, d’imputer le coup aux jésuites, qui étaient, disait-on, en possession par un ancien usage. J’ai lu une lettre du Père Griffet, dans laquelle il disait : « Cette fois-ci ce n’est pas nous, c’est à présent le tour de ces messieurs. » C’était naturellement au grand-prévôt de la cour à juger l’assassin, puisque le crime avait été commis dans l’enceinte du palais du roi. Le malheureux commença par accuser sept membres des enquêtes : il n’y avait qu’à laisser subsister cette accusation, et exécuter le criminel ; par là le roi rendait le parlement à jamais odieux, et se donnait sur lui un avantage aussi durable que la monarchie. On croit que M. d’Argenson porta le roi à donner à son parlement la permission de juger l’affaire : il en fut bien récompensé, car huit jours après il fut dépossédé et exilé.
Le roi eut la faiblesse de donner de grosses pensions aux conseillers qui instruisirent le procès de Damiens, comme s’ils avaient rendu quelque service signalé et difficile. Cette conduite acheva d’inspirer à messieurs des enquêtes une confiance nouvelle : ils se crurent des personnages importants, et leurs chimères de représenter la nation et d’être les tuteurs des rois se réveillèrent : cette scène passée, et n’ayant plus rien à faire, ils s’amusèrent à persécuter les philosophes.
Omer Joly de Fleury
1715 - 1810
Omer Joly de Fleury, avocat-général du parlement de Paris, étala, devant les chambres assemblées, le triomphe le plus complet que l’ignorance, la mauvaise foi, et l’hypocrisie, aient jamais remporté. Plusieurs gens de lettres, très estimables par leur science et par leur conduite, s’étaient associés pour composer un dictionnaire immense de tout ce qui peut éclairer l’esprit humain : c’était un très grand objet de commerce pour la librairie de France : le chancelier, les ministres, encourageaient une si belle entreprise. Déjà sept volumes avaient paru : on les traduisait en italien, en anglais, en allemand, en hollandais ; et ce trésor, ouvert à toutes les nations par les Français, pouvait être regardé comme ce qui nous faisait alors le plus d’honneur, tant les excellents articles du Dictionnaire encyclopédique rachetaient les mauvais, qui sont pourtant en assez grand nombre. On ne pouvait rien reprocher à cet ouvrage, que trop de déclamations puériles, malheureusement adoptées par les auteurs du recueil, qui prenaient à toute main pour grossir l’ouvrage ; mais tout ce qui part de ces auteurs est excellent.
Voilà Omer Joly de Fleury qui, le 23 de Février 1759, accuse ces pauvres gens d’être athées, déistes, corrupteurs de la jeunesse, rebelle au roi, etc. Omer, pour prouver ces accusations, cite saint Paul, le procès de Théophile et Abraham Chaumeix (3). Il ne lui manquait que d’avoir lu le livre contre lequel il parla ; ou, s’il l’avait lu, Omer était un étrange imbécile. Il demande justice à la cour contre l’article Âme, qui, selon lui, est le matérialisme tout pur. Vous remarquerez que cet article Âme, l’un des plus mauvais du livre, est l’ouvrage d’un pauvre docteur de Sorbonne (4) qui se tue à déclamer à tort et à travers contre le matérialisme. Tout le discours d’Omer Joly de Fleury fut un tissu de bévues pareilles. Il défère donc à la justice le livre qu’il n’a point lu ou qu’il n’a point entendu ; et tout le parlement, sur la réquisition d’Omer, condamne l’ouvrage, non-seulement sans aucun examen, mais sans en avoir lu une page. Cette façon de rendre justice est fort au-dessous de celle de Bridoye, car au moins Bridoye pouvait rencontrer juste (5).
Les éditeurs avaient un privilège du roi. Le parlement n’a pas certainement le droit de réformer les privilèges accordés par sa majesté ; il ne lui appartient de juger ni d’un arrêt du conseil, ni de rien de ce qui est scellé à la chancellerie : cependant il se donna le droit de condamner ce que le chancelier avait approuvé ; il nomma des conseillers pour décider des objets de géométrie et de métaphysique contenus dans l’Encyclopédie. Un chancelier un peu ferme aurait cassé l’arrêt du parlement comme très incompétent : le chancelier de Lamoignon se contenta de révoquer le privilège, afin de n’avoir pas la honte de voir juger et condamner ce qu’il avait revêtu du sceau de l’autorité suprême. On croirait que cette aventure est du temps du Père Garasse, et des arrêts contre l’émétique ; cependant elle est arrivée dans le seul siècle éclairé qu’ait eu la France : tant il est vrai qu’il suffit d’un sot pour déshonorer une nation. On avouera sans peine que, dans de telles circonstances, Paris ne devait pas être le séjour d’un philosophe, et qu’Aristote fut très sage de se retirer à Chalcis lorsque le fanatisme dominait dans Athènes. D’ailleurs l’état d’homme de lettres à Paris est immédiatement au-dessus de celui d’un bateleur : l’état de gentilhomme ordinaire de sa majesté, que le roi m’avait conservé, n’est pas grand’chose. Les hommes sont bien sots, et je crois qu’il vaut mieux bâtir un beau château (6), comme j’ai fait, y jouer la comédie, et y faire bonne chère, que d’être levaudré à Paris, comme Helvétius (7), par les gens tenant la cour du parlement, et par les gens tenant l’écurie de la Sorbonne. Comme je ne pouvais assurément ni rendre les hommes plus raisonnables, ni le parlement moins pédant, ni les théologiens moins ridicules, je continuai à être heureux loin d’eux.
Je suis quasi honteux de l’être, en contemplant du port tous les orages : je vois l’Allemagne inondée de sang, la France ruinée de fond en comble, nos armées, nos flottes, battues, nos ministres renvoyés l’un après l’autre, sans que nos affaires en aillent mieux ; le roi de Portugal assassiné, non pas par un laquais, mais par les grands du pays, et cette fois-ci les jésuites ne peuvent pas dire : Ce n’est pas nous (8). Ils avaient conservé leur droit, et il a été bien prouvé depuis que les bons Pères avaient saintement mis le couteau dans les mains des parricides. Ils disent pour leurs raisons qu’ils sont souverains au Paraguay, et qu’ils ont traité avec le roi de Portugal de couronne à couronne.
1– Voyez le Précis du siècle de Louis XV, chapitre XXXVI. (G.A.)
2 – Voyez le chapitre XXXVII du Précis du siècle de Louis XV, et le chapitre LXVII de l’Histoire du Parlement. (G.A.)
3 – Abraham Chaumeix, ci-devant vinaigrier, s’étant fait janséniste et convulsionnaire, était alors l’oracle du parlement de Paris. Omer Fleury le cita comme un père de l’Eglise. Chaumeix a été depuis maître d’école à Moscou. (K.)
4 – L’abbé Yvon. (G.A.)
5 – Pantagruel, livre III, chapitre XXXVII et suiv. (G.A.)
6 – Ferney. (G.A.)
7 – Pour son livre de l’Esprit, 6 Février 1759. (G.A.)
8 – Voyez le Sermon du rabbin Akib. (G.A.)