LE TEMPLE DU GOUT : Partie 3
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LE TEMPLE DU GOÛT.
− PARTIE 3 −
Après m’avoir donné cet avis, la Critique décida que Rousseau passerait devant La Motte en qualité de versificateur, mais que La Motte aurait le pas toutes les fois qu’il s’agirait d’esprit et de raison (1).
Ces deux hommes si différents n’avaient pas fait quatre pas, que l’un pâlit de colère et l’autre tressaillit de joie à l’aspect d’un homme qui était depuis longtemps dans le Temple, tantôt à une place, tantôt à une autre.
C’était le discret Fontenelle,
Qui, par les beaux-arts entouré,
Répandait sur eux, à son gré,
Une clarté douce et nouvelle.
D’une planète à tire d’aile
En ce moment il revenait
Dans ces lieux où le Goût tenait
Le siège heureux de son empire :
Avec Quinault il badinait ;
Avec Mairan il raisonnait ;
D’une main légère il prenait
Le compas, la plume, et la lyre.
Eh quoi ! cria Rousseau, je verrai ici cet homme contre qui j’ai fait tant d’épigrammes ! Quoi ! Le bon Goût souffrira dans son temple l’auteur des Lettres du ch. D’Her…, d’une Passion d’automne, d’un Clair de lune, d’un Ruisseau amant de la prairie, de la tragédie d’Aspar, d’Endymion, etc. − Hé ! non, dit la Critique : ce n’est pas l’auteur de tout cela que tu vois, c’est celui des Mondes, livre qui aurait dû t’instruire ; de Thétis et Pélée, opéra qui excite inutilement ton envie ; de l’Histoire de l’Académie des sciences, que tu n’es pas à portée d’entendre.
Rousseau alla faire une épigramme ; et Fontenelle le regarda avec cette compassion philosophique qu’un esprit éclairé et étendu ne peut s’empêcher d’avoir pour un homme qui ne sait que rimer ; et il alla prendre tranquillement sa place entre Lucrèce et Leibnitz (2). Je demandai pourquoi Leibnitz était là : on me répondit que c’était pour avoir fait d’assez bons vers latins, quoiqu’il fût métaphysicien et géomètre, et que la Critique le souffrait en cette place pour tâcher d’adoucir, par cet exemple, l’esprit dur de la plupart de ses confrères.
Cependant la critique, se tournant vers l’auteur des Mondes, lui dit : Je ne vous reprocherai pas certains ouvrages de votre jeunesse, comme font ces cyniques jaloux ; mais je suis la Critique, vous êtes chez le dieu du Goût, et voici ce que je vous dis de la part de ce dieu, du public et de la mienne ; car nous sommes à la longue toujours tous trois d’accord :
Votre muse sage et riante
Devrait aimer un peu moins l’art :
Ne la gâtez point par le fard ;
Sa couleur est assez brillante.
A l’égard de Lucrèce, il rougit d’abord en voyant le cardinal son ennemi ; mais à peine l’eut-il entendu parler, qu’il l’aima ; il courut à lui, et lui dit en très beaux vers latins ce que je traduis ici en assez mauvais vers français :
Aveugle que j’étais ! Je crus voir la nature ;
Je marchai dans la nuit, conduit par Epicure ;
J’adorai comme un dieu ce mortel orgueilleux
Qui fit la guerre au ciel, et détrôna les dieux.
L’âme ne me parut qu’une faible étincelle
Que l’instant du trépas dissipe dans les airs.
Tu m’as vaincu : je cède ; et l’âme est immortelle,
Aussi bien que ton nom, mes écrits, et tes vers (3).
Le cardinal répondit à ce compliment très flatteur dans la langue de Lucrèce. Tous les poètes latins qui étaient là le prirent pour un ancien Romain, à son air et à son style : mais les poètes français sont fort fâchés qu’on fasse des vers dans une langue qu’on ne parle plus, et disent que, puisque Lucrèce, né à Rome, embellissait Epicure en latin, son adversaire, né à Paris, devait le combattre en français. Enfin, après beaucoup de ces retardements agréables, nous arrivâmes jusqu’à l’autel, et jusqu’au trône du dieu du Goût.
Je vis ce dieu qu’en vain j’implore,
Ce dieu charmant que l’on ignore
Quand on cherche à le définir ;
Ce dieu qu’on ne sait point servir
Quand avec scrupule on l’adore ;
Que La Fontaine fait sentir.
Et que Vadius cherche encore.
Il se plaisait à consulter
Ces grâces simples et naïves
Dont la France doit se vanter ;
Ces grâces piquantes et vives
Que les nations attentives
Voulurent souvent imiter ;
Qui de l’art ne sont point captives ;
Qui régnaient jadis à la cour,
Et que la nature et l’amour
Avaient fait naître sur nos rives.
Il est toujours environné
De leur troupe tendre et légère ;
C’est par leurs mains qu’il est orné
C’est par leurs charmes qu’il sait plaire ;
Elles-mêmes l’ont couronné
D’un diadème qu’au Parnasse
Composa jadis Apollon
Du laurier du divin Maron,
Du lierre et du myrte d’Horace,
Et des roses d’Anacréon.
Sur son front règne la sagesse ;
Le sentiment et la finesse
Brillent tendrement dans ses yeux ;
Son air est vif, ingénieux :
Il vous ressemble enfin, Sylvie,
A vous que je ne nomme pas,
De peur des cris et des éclats
De cent beautés que vos appas
Font dessécher de jalousie.
Non loin de lui, Rollin dictait (4)
Quelques leçons à la jeunesse ;
Et, quoique en robe, on l’écoutait,
Chose assez rare à son espèce.
Près de là, dans un cabinet
Que Girardon et Le Puget (5)
Embellissaient de leur sculpture,
Le Poussin sagement peignait (6) ;
Le Brun fièrement dessinait (7) ;
Le Sueur entre eux se plaçait (8) :
On l’y regardait sans murmure ;
Et le dieu, qui de l’œil suivait
Les traits de leur main libre et sûre,
En les admirant se plaignait
De voir qu’à leur docte peinture,
Malgré leurs efforts, il manquait
Le coloris de la nature :
Sous ses yeux, des Amours badins
Ranimaient ces touches savantes
Avec un pinceau que leurs mains
Trempaient dans les couleurs brillantes
De la palette (9) de Rubens (10).
Je fus fort étonné de ne pas trouver dans le sanctuaire bien des gens qui passaient, il y a soixante ou quatre-vingts ans, pour être les plus chers favoris du dieu du Goût. Les Pavillon, les Benserade, les Pellison, les Segrais (11), les Saint-Evremond, les Balzac, les Voiture, ne me parurent pas occuper les premiers rangs. Ils les avaient autrefois, me dit un de mes guides ; ils brillaient avant que les beaux jours des belles-lettres fussent arrivés ; mais peu à peu ils ont cédé aux véritablement grands hommes ; ils ne font plus ici qu’une assez médiocre figure. En effet, la plupart n’avaient guère que l’esprit de leur temps, et non cet esprit qui passe à la dernière postérité.
Déjà de leurs faibles écrits
Beaucoup de grâces sont ternies :
Ils sont comptés encore au rang des beaux esprits,
Mais exclus du rang des génies.
Segrais voulut un jour entrer dans le sanctuaire, en récitant ce vers de Despréaux :
Que Segrais dans l’églogue en charme les forêts ;
mais la Critique, ayant lu par malheur pour lui quelques pages de son Enéide en vers français, le renvoya assez durement, et laissa venir à sa place madame de La Fayette (12), qui avait mis sous le nom de Segrais le roman aimable de Zaïde et celui de la Princesse de Clèves.
On ne pardonne pas à Pellisson d’avoir dit gravement tant de puérilités dans son Histoire de l’Académie française, et d’avoir rapporté comme des bons mots des choses assez grossières (13). Le doux, mais faible Pavillon, fait sa cour humblement à madame Deshoulières, qui est placée fort au-dessus de lui. L’inégal (14) Saint-Evremond n’ose parler de vers à personne. Balzac assomme de longues phrases hyperboliques. Voiture (15) et Benserade lui répondent par des pointes et des jeux de mots dont ils rougissent eux-mêmes le moment d’après. Je cherchais le fameux comte de Bussy. Madame de Sévigné, qui est aimée de tous ceux qui habitent le Temple, me dit que son cher cousin, homme de beaucoup d’esprit, un peu trop vain, n’avait jamais pu réussir à donner au dieu du Goût cet excès de bonne opinion que le comte de Bussy avait de messire Roger de Rabutin.
Bussy , qui s’estime et qui s’aime
Jusqu’au point d’en être ennuyeux,
Est censuré dans ces beaux lieux
Pour avoir, d’un ton glorieux,
Parlé trop souvent de lui-même (16).
Mais son fils, son aimable fils,
Dans le Temple est toujours admis,
Lui qui, sans flatter, sans médire,
Toujours d’un aimable entretien,
Sans le croire, parle aussi bien
Que son père croyait écrire.
Je vis arriver en ce lieu
Le brillant abbé de Chaulieu,
Qui chantait en sortant de table.
Il osait caresser le dieu
D’un air familier, mais aimable.
Sa vive imagination
Prodiguait, dans sa douce ivresse,
Des beautés sans correction (17).
Qui choquaient un peu la justesse,
Mais respiraient la passion.
La Fare (18) avec plus de mollesse,
En baissant sa lyre d’un ton,
Chantait auprès de sa maîtresse
Quelques vers sans précision,
Que le Plaisir et la Paresse
Dictaient sans l’aide d’Apollon.
Auprès d’eux le vif Hamilton (19)
Toujours armé d’un trait qui blesse,
Médisait de l’humaine espèce,
Et même d’un peu mieux, dit-on.
L’aisé, le tendre Saint-Aulaire (20),
Plus vieux encor qu’Anacréon,
Avait une voix plus légère ;
On voyait les fleurs de Cythère
Et celles du sacré vallon
Orner sa tête octogénaire.
Le dieu aimait fort tous ces messieurs, et surtout ceux qui ne se piquaient de rien : il avertissait Chaulieu de ne se croire que le premier des poètes négligés, et non pas le premier des bons poètes.
Ils faisaient conversation avec quelques-uns des plus aimables hommes de leur temps. Ces entretiens n’ont ni l’affectation de l’hôtel de Rambouillet (21), ni le tumulte qui règne parmi nos jeunes étourdis.
On y sait fuir également
Le précieux, le pédantisme,
L’air empesé du syllogisme,
Et l’air fou de l’emportement.
C’est là qu’avec grâce on allie
Le vrai savoir à l’enjouement
Et la justesse à la saillie ;
L’esprit en cent façons se plie ;
On sait lancer, rendre, essuyer
Des traits d’aimable raillerie ;
Le bon sens, de peur d’ennuyer,
Se déguise en plaisanterie (22).
Là se trouvait Chapelle, ce génie plus débauché encore que délicat, plus naturel que poli, facile dans ses vers, incorrect dans son style, libre dans ses idées. Il parlait toujours au dieu du Goût sur les mêmes rimes. On dit que ce dieu lui répondit un jour :
Réglez au mieux votre passion
Pour ces syllabes enfilées,
Qui, chez Richelet étalées,
Quelquefois sans invention,
Disent avec profusion
Des riens en rimes redoublées.
1 – Tout ce passage contre Rousseau fut bien des fois remanié. C’est dans une de ces variantes qu’on lit : « Ni l’un ni l’autre (Rousseau et La Motte) ne fut content de cette décision. J’étais présent à cette scène ; la Critique m’aperçut : « Ah ! Ah ! me dit-elle, vous êtes bien hardi d’entrer. » Je lui répondis humblement : « Dangereuse déesse, je ne suis ici que parce que ces messieurs l’ont voulu ; je n’aurais jamais osé y venir seul. » « Je veux bien, dit-elle, vous y souffrir à leur considération ; mais tâchez de profiter de tout ce qui se fait ici,
Surtout gardez-vous bien de rire
Des auteurs que vous avez vus ;
Cent petits rimeurs ingénus
Crieraient bien vite à la satire.
Corrigez-vous sans les instruire :
Donnez plus d’intrigue à Brutus,
Plus de vraisemblance à Zaïre ;
Et, croyez-moi, n’oubliez plus
Que vous avez fait Artémire.
2 – Leibnitz, né à Leipsick le 23 Juin 1646, mort à Hanovre le 14 Novembre 1716. Nul homme de lettres n’a fait tant d’honneur à l’Allemagne. Il était plus universel que Newton, quoiqu’il n’ait peut-être pas été si grand mathématicien. Il joignait à une profonde étude de toutes les parties de la physique un grand goût pour les belles-lettres ; il faisait même des vers français. Il a paru s’égarer en métaphysique ; mais il a cela de commun avec tous ceux qui ont voulu faire des systèmes. Au reste, il dut sa fortune à sa réputation. Il jouissait de grosses pensions de l’empereur d’Allemagne, de celui de Moscovie, du roi d’Angleterre, et de plusieurs autres souverains. (1733.) (Voltaire.)
3 – En 1733, c’était le cardinal de Polignac qui prenait la parole :
Son rival charmant lui parla
Avec sa grâce naturelle,
Et cependant il y mêla
Un peu de catholique zèle.
Çà, dit-il, puisque vous voilà,
L’âme a bien l’air d’être immortelle :
Que répondez-vous à cela ?
Ah ! Laissons ces disputes-là,
Dit le vieux chantre d’Epicure,
J’ai fort mal connu la nature :
Mais ne me poussez point à bout ;
Que votre muse me pardonne :
Vous êtes chez le dieu du Goût,
Non sur les bancs de la Sorbone.
Ces messieurs n’argumentèrent donc point, et épargnèrent une dispute aux gens de goût, qui n’aiment pas volontiers l’argument. (G.A.)
4 – Charles Rollin, ancien recteur de l’université et professeur royal, est le premier homme de l’université qui ait écrit purement en français pour l’instruction de la jeunesse, et qui ait recommandé l’étude de notre langue, si nécessaire, et cependant si négligée dans les écoles. Son livre du Traité des études respire le bon goût et la saine littérature presque partout. On lui reproche seulement de descendre dans des minuties. Il ne s’est guère éloigné du bon goût, que quand il a voulu plaisanter (t. III, liv. VI, part. III, chap. II, art. 1, sect. I), en parlant de Cyrus : « Aussitôt, dit-il, on équipe le petit Cyrus en échanson ; il s’avance gravement, la serviette sur l’épaule, et tenant la coupe délicatement entre trois doigts… J’ai appréhendé, dit le petit Cyrus, que cette liqueur ne fût du poison. Du poison ! Et comment cela ? − Oui, mon papa. »
En un autre endroit (liv. VII, part. I, art.2), en parlant des jeux qu’on peut permettre aux enfants : « Une balle, un ballon, un sabot, sont fort de leur goût… » Et liv. VII, part. II, chap. II, art. 4 : « Depuis le toit jusqu’à la cave, tout parlait latin chez Robert Estienne. » Il serait à souhaiter qu’on corrigeât ces mauvaises plaisanteries dans la première édition qu’on fera de ce livre, si estimable d’ailleurs. (1752.) (Voltaire.)
5 – Girardon mettait dans ses statues plus de grâce, et le Puget plus d’expression. Les Bains d’Apollon sont de Girardon, ainsi que le Mausolée du cardinal de Richelieu en Sorbonne, l’un des chefs-d’œuvre de la sculpture moderne. Le Milon et l’Andromède sont du Puget. (1733.) (Voltaire.)
6 – Le Poussin, né aux Andelys en 1594, n’eut de maître que son génie et quelques estampes de Raphaël qui lui tombèrent entre les mains. Le désir de consulter la belle nature dans les antiques le fit aller à Rome, malgré les obstacles qu’une extrême pauvreté mettait à ce voyage. Il y fit beaucoup de chefs-d’œuvre, qu’il ne vendait que sept écus pièce. Appelé en France par le secrétaire d’Etat Des Noyers, il y établit le bon goût de la peinture ; mais persécuté par ses envieux, il s’en retourna à Rome, où il mourut avec une grande réputation et sans fortune. Il a sacrifié le coloris à toutes les autres parties de la peinture. Ses Sacrements sont trop gris : cependant il y a dans la cabine de M. le duc d’Orléans un Ravissement de saint Paul, du Poussin, qui fait pendant avec la Vision d’Ezéchiel, de Raphaël, et qui est d’un coloris assez fort. Ce tableau n’est point déparé du tout par celui de Raphaël : et on les voit tous deux avec un égal plaisir. (1733.) (Voltaire.)
7 – Le Brun, disciple de Vouet, n’a péché que dans le coloris. Son tableau de la Famille d’Alexandre est beaucoup mieux colorié que ses batailles. Ce peintre n’a pas un si grand goût de l’antique que le Poussin, et Raphaël, mais il a autant d’invention que Raphaël, et plus de vivacité, que le Poussin. Les estampes des batailles d’Alexandre sont plus recherchées que celles des batailles de Constantin par Raphaël et par Jules Romain. (1733.) (Voltaire.)
8 – Eustache Le Sueur était un excellent peintre, quoiqu’il n’eût point été en Italie. Tout ce qu’il a fait était dans le grand goût ; mais il manquait encore de beau coloris.
Ces trois peintres sont à la tête de l’école française. (1733.) (Voltaire.)
9 – Rubens égale le Titien pour le coloris ; mais il est fort au-dessous de nos peintres français pour la correction du dessin. (1733.) (Voltaire.)
10 – En 1733, Voltaire montrait aussi le dieu du Goût environné des chanteuses Le Maure et Pelissier, des danseuses Camargo et Sallé, puis il s’écriait :
C’est là que je vous vis, aimable Le Couvreur ;
Vous, fille de l’Amour, fille de Melpomène ;
Vous dont le souvenir règne encor sur la scène.
Et dans tous les esprits, et surtout dans mon cœur.
Ah ! Qu’en vous revoyant, une volupté pure,
Un bonheur sans mélange enivra tous mes sens :
Qu’à vos pieds en ces lieux je fis fumer d’encens !
Car, il faut le redire à la race future,
Si les saintes fureurs d’un préjugé cruel
Vous ont pu dans Paris priver de sépulture,
Dans le Temple du Goût vous avez un autel.
(G.A.)
11 – Segrais est un poète très faible ; on ne lit point ses églogues, quoique Boileau les ait vantées. Son Enéide est du style de Chapelain. Il y a un opéra de lui : c’est Roland et Angélique, sous le titre de l’Amour guéri par le temps. On voit ces vers dans le prologue :
Pour couronner leur tête
En cette fête,
Allons dans nos jardins,
Avec les lis de Charlemagne,
Assembler les jasmins
Qui parfument l’Espagne.
La Zaïde est un roman purement écrit, et entre les mains de tout le monde (1733.) ; mais il n’est pas de lui. (1739.) (Voltaire.)
12 – Voici ce que M. Huet, évêque d’Avranches, rapporte, page 204 de ses Commentaires, édition d’Amsterdam : « Madame de La Fayette négligea si fort la gloire qu’elle méritait, qu’elle laissa Zaïde paraître sous le nom de Segrais ; et lorsque j’eus rapporté cette anecdote, quelques amis de Segrais, qui ne savaient pas la vérité, se plaignirent de ce trait, comme d’un outrage fait à sa mémoire. Mais c’était un fait dont j’avais longtemps été témoin oculaire, et c’est ce que je suis en état de prouver par plusieurs lettres de madame de La Fayette, et par l’original du manuscrit de la Zaïde, dont elle m’envoyait les feuilles à mesure qu’elle les composait. » (1733.) (Voltaire.)
13 – Voici ce que Pellisson rapporte comme des bons mots : « Sur ce qu’on parlait de marier Voiture, fils d’un marchand de vins, à la fille d’un pourvoyeur de chez le roi :
Oh ! Que ce beau couple d’amants
Va goûter de contentements !
Que leurs délices seront grandes !
Ils seront toujours en festins ;
Car si La Prou fournit les viandes,
Voiture fournira les vins.
Il ajoute que madame Desloges, jouant au jeu des proverbes, dit à Voiture : « Celui-ci ne vaut rien, percez-nous-en d’un autre. » (1733.) Son Histoire de l’Académie est remplie de pareilles minuties, écrites languissamment : et ceux qui lisent ce livre sans prévention sont bien étonnés de la réputation qu’il a eue. Mais il y avait alors quarante personnes intéressées à le louer. (1739.) (Voltaire.)
14 – On sait à quel point Saint-Evremond était mauvais poète. Ses comédies sont encore plus mauvaises. Cependant il avait tant de réputation qu’on lui offrit cinq cents louis pour imprimer sa comédie de Sir Folitik. (1733.) (Voltaire.)
15 – Voiture est celui de tous ces illustres du temps passé qui eut le plus de gloire, et celui dont les ouvrages le méritent le moins, si vous en exceptez quatre ou cinq petites pièces de vers, et peut-être autant de lettres. Il passait pour écrire des lettres mieux que Pline, et ses lettres ne valent guère mieux que celles de Le Pays et de Boursault. Voici quelques-uns de ces traits : « Lorsque vous me déchirez le cœur, et que vous le mettez en milles pièces, il n’y en a pas une qui ne soit à vous, et un de vos souris confit mes plus amères douleurs. Le regret de ne vous plus voir me coûte, sans mentir, plus de cent mille larmes. Sans mentir, je vous conseille de vous faire roi de Madère. Imaginez-vous le plaisir d’avoir un royaume tout de sucre ! A dire le vrai, nous y vivrions avec beaucoup de douceur. »
Il écrit à Chapelain : « Et notez, quand il me vient en la pensée que c’est au plus judicieux homme de notre siècle, au père de la Lionne et de la Pucelle, que j’écris, les cheveux me dressent si fort à la tête, qu’il semble d’un hérisson. »
Souvent rien n’est si plat que sa poésie.
Nous trouvâmes près Cercotte,
Cas étrange, et vrai pourtant,
Des boeufs qu’on voyait broutant
Dessus le haut d’une motte ;
Et plus bas quelques cochons,
Et bon nombre de moutons.
Cependant Voiture a été admiré, parce qu’il est venu dans un temps où l’on commençait à sortir de la barbarie, et où l’on courait après l’esprit sans le connaître. Il est vrai que Despréaux l’a comparé à Horace ; mais Despréaux était jeune alors. Il payait volontiers ce tribut à la réputation de Voiture, pour attaquer celle de Chapelain, qui passait alors pour le plus grand génie de l’Europe (1733 ; et Despréaux a rétracté depuis ces éloges.) (1752.) (Voltaire.)
16 – Il écrivit au roi : « Sire, un homme comme moi, qui a de la naissance, de l’esprit, et du courage… J’ai de la naissance, et l’on dit que j’ai de l’esprit pour faire estimer ce que je dis. » (1733.) (Voltaire.)
17 – L’abbé de Chaulieu, dans une épître au marquis de La Fare, connue dans le public sous le titre du Déiste, dit :
J’ai vu de près le Styx, j’ai vu les Euménides ;
Déjà venaient frapper mes oreilles timides
Les affreux cris du chien de l’empire des morts.
Le moment d’après il fait le portrait d’un confesseur, et parle du dieu d’Israel.
Lorsqu’au bord de mon lit une voix menaçante,
Des volontés du ciel interprète lassante…
Voilà bien le confesseur. Dans une autre pièce sur la Divinité, il dit :
D’un Dieu, moteur de tout, j’adore l’existence :
Ainsi l’on doit passer avec tranquillité
Les ans que nous départ l’aveugle destinée.
Ces remarques sont exactes, et M. de Saint-Marc s’est trompé en disant dans son édition de Chaulieu qu’elles ne l’étaient pas. On trouve dans ses poésies beaucoup de contradictions pareilles.
Il n’y a pas trois pièces écrites avec une correction continue ; mais les beautés de sentiment et d’imagination qui y sont répandues en rachètent les défauts.
L’abbé de Chaulieu mourut en 1720, âge de près de quatre-vingts ans, avec beaucoup de courage d’esprit. (1733.) (Voltaire.)
18 – Le marquis de La Fare, auteur des Mémoires qui portent son nom, et de quelques pièces de poésie qui respirent la douceur de ses mœurs, était plus aimable homme qu’aimable poète. Il est mort en 1718. Ses poésies sont imprimées à la suite des œuvres de l’abbé de Chaulieu, son intime ami (1733.) (Voltaire.) avec une préface très partiale et pleine de défauts. (1739. (Voltaire.) − La Fare est mort non pas en 1718, mais en 1712. (G.A.)
19 – Le comte Antoine Hamilton, né à Caen en Normandie, a fait des vers pleins de feu et de légèreté. Il était fort satirique. (1739.) (Voltaire.)
20 – M. de Saint-Aulaire, à l’âge de plus de quatre-vingt-dix ans, faisait encore des chansons aimables. (1742.) (Voltaire.)
21 – Despréaux alla réciter ses ouvrages à l’hôtel de Rambouillet. Il y trouva Chapelain,Colin, et quelques gens de pareil goût, qui le reçurent fort mal. (1733.) (Voltaire.)
22 – En 1733, venait ici un morceau en prose et en vers sur Ninon et sa société :
Ninon, cet objet si vanté,
Qui si longtemps sut faire usage
De son esprit, de sa beauté,
Et du talent d’être volage,
Faisait alors, avec gaieté,
A ce charmant aréopage
Un discours sur la volupté
Dans cet art elle était maîtresse ;
L’auditoire était enchanté,
Et tout respirait la tendresse.
Mes deux guides, en vérité,
Auraient volontiers écouté ;
Mais, hélas ! Ils sont d’une espèce
Qui leur ôte la liberté,
Et les condamne à la sagesse.
(G.A.)