LE TEMPLE DU GOUT : Partie 1

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Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

 

LE TEMPLE DU GOÛT.

 

 

− PARTIE 1 −

 

 

 

(1)

 

 

 

 

 

 

 

 

Le cardinal oracle de la France,

Non ce Mentor (2) qui gouverne aujourd’hui (3),

Mais ce Nestor qui du Pinde est l’appui,

Qui des savants a passé l’espérance,

Qui les soutient, qui les anime tous,

Qui les éclaire, et qui règne sur nous

Par les attraits de sa douce éloquence ;

Ce cardinal qui sur un nouveau ton

En vers latins fait parler la sagesse,

Réunissant Virgile avec Platon,

Vengeur du ciel, et vainqueur de Lucrèce (4) ;

 

 

ce cardinal enfin, que tout le monde doit reconnaître à ce portrait, me dit un jour qu’il voulait que j’allasse avec lui au Temple du Goût. C’est un séjour, me dit-il, qui ressemble au Temple de l’Amitié, dont tout le monde parle, où peu de gens vont, et que la plupart de ceux qui y voyagent n’ont presque jamais bien examiné.

 

 

Je répondis avec franchise :

Hélas ! Je connais assez peu

Les lois de cet aimable dieu ;

Mais je sais qu’il vous favorise.

Entre vos mains il a remis

Les clefs de son beau paradis ;

Et vous êtes, à mon avis,

Le vrai pape de cette église :

Mais de l’autre pape et de vous

(Dût Rome se mettre en courroux)

La différence est bien visible ;

Car la Sorbonne ose assurer

Que le saint-père peut errer,

Chose, à mon sens, assez possible ;

Mais pour moi, quand je vous entends

D’un ton si doux et si plausible

Débiter vos discours brillants,

Je vous croirais presque infaillible.

 

 

         Ah ! me dit-il, l’infaillibilité est à Rome pour les choses qu’on ne comprend point, et dans le Temple du Goût pour les choses que tout le monde croit entendre. Il faut absolument que vous veniez avec moi. Mais, insistai-je encore, si vous me menez avec vous, je m’en vanterai à tout le monde.

 

 

Sur ce petit pèlerinage

Aussitôt on demandera

Que je compose un gros ouvrage.

Voltaire simplement fera

Un récit court, qui ne sera

Qu’un très frivole badinage.

Mais son récit on frondera ;

A la cour on murmurera ;

Et dans Paris on me prendra

Pour un vieux conteur de voyage

Qui vous dit d’un air ingénu

Ce qu’il n’a ni vu ni connu,

Et qui vous ment à chaque page.

 

 

         Cependant, comme il ne faut jamais se refuser un plaisir honnête, dans la crainte de ce que les autres en pourront penser, je suivis le guide qui me faisait l’honneur de me conduire.

 

 

Cher Rothelin (5), vous fûtes du voyage,

Vous que le goût ne cesse d’inspirer,

Vous dont l’esprit si délicat, si sage,

Vous dont l’exemple a daigné me montrer

Par quels chemins on peut sans s’égarer

Chercher ce goût, ce dieu que dans cet âge

Maints beaux esprits font gloire d’ignorer.

 

 

         Nous rencontrâmes en chemin bien des obstacles. D’abord nous trouvâmes MM. Baldus, Scioppius, Lexicocrassus, Scriblerius ; une nuée de commentateurs qui restituaient des passages, et qui compilaient de gros volumes à propos d’un mot qu’ils n’entendaient pas.

 

 

Là j’aperçus les Dacier, les Saumaises (6),

Gens hérissés de savantes fadaises,

Le teint jauni, les yeux rouges et secs,

Le dos courbé, sous un tas d’auteurs grecs,

Tout noircis d’encre, et coiffés de poussière.

Je leur criai de loin par la portière :

N’allez-vous pas dans le Temple du Goût

Vous décrasser ? Nous, messieurs ? Point du tout ;

Ce n’est pas là, grâce au ciel, notre étude :

Le goût n’est rien ; nous avons l’habitude

De rédiger au long de point en point

Ce qu’on pensa ; mais nous ne pensons point.

 

 

         Après cet aveu ingénu, ces messieurs voulurent absolument nous faire lire certains passages de Dictys de Crète et de Métrodore de Lampsaque, que Scaliger avait estropiés. Nous les remerciâmes de leur courtoisie, et nous continuâmes notre chemin. Nous n’eûmes pas fait cent pas, que nous trouvâmes un homme entouré de peintres, d’architectes, de sculpteurs, de doreurs, de faux connaisseurs, de flatteurs. Ils tournaient le dos au Temple du Goût.

 

 

D’un air content l’orgueil se reposait,

Se pavanait sur son large visage ;

Et mon Crassus tout en ronflant disait :

J’ai beaucoup d’or, de l’esprit davantage ;

Du goût, messieurs, j’en suis pourvu surtout ;

Je n’appris rien ; je me connais à tout ;

Je suis un aigle en conseil, en affaires ;

Malgré les vents, les rocs et les corsaires,

J’ai dans le port fait aborder ma nef :

Pourtant il faut qu’on me bâtisse en bref

Un beau palais fait pour moi, c’est tout dire,

Où tous les arts soient en foule entassés,

Où tout le jour je prétends qu’on m’admire.

L’argent est prêt, je parle, obéissez.

Il dit, et dort. Aussitôt la canaille

Autour de lui s’évertue et travaille.

Certain maçon, en Vitruve érigé,

Lui trace un plan d’ornements surchargé,

Nul vestibule, encor moins de façade ;

Mais vous aurez une longue enfilade ;

Vos murs seront de deux doigts d’épaisseur,

Grands cabinets, salon sans profondeur,

Petits trumeaux, fenêtres à ma guise,

Que l’on prendra pour des portes d’église ;

Le tout boisé, verni, blanchi, doré,

Et des badauds à coup sûr admiré.

 

 

Réveillez-vous, monseigneur, je vous prie,

Criait un peintre : admirez l’industrie

De mes talents : Raphaël n’a jamais

Entendu l’art d’embellir un palais :

C’est moi qui sais ennoblir la nature ;

Je couvrirai plafonds, voûte, voussure,

Par cent magots travaillés avec soin,

D’un pouce ou deux, pour être vus de loin.

Crassus s’éveille ; il regarde, il rédige,

A tort, à droit, règle, approuve, corrige.

A ses côtés un petit curieux,

Lorgnette en main, disait : « Tournez les yeux,

Voyez ceci. C’est pour votre chapelle.

Sur ma parole achetez ce tableau.

C’est Dieu le Père en sa gloire éternelle,

Peint galamment dans le goût de Wateau (7).

Et cependant un fripon de libraire,

Des beaux esprits écumeur mercenaire,

Tout Bellegarde à ses yeux étalait,

Gacon, Le Noble, et jusqu’à Desfontaines,

Recueils nouveaux, et journaux à centaines :

Et monseigneur voulait lire et bâillait.

 

 

         Je crus en être quitte pour ce petit retardement, et que nous allions arriver au temple sans autre mauvaise fortune : mais la route est plus dangereuse que je ne pensais. Nous trouvâmes bientôt une nouvelle embuscade.

 

 

Tel un dévot infatigable,

Dans l’étroit chemin du salut,

Est cent fois tenté par le diable

Avant d’arriver à son but.

 

 

         C’était un concert que donnait un homme de robe, fou de la musique, qu’il n’avait jamais apprise, et encore plus fou de la musique italienne, qu’il ne connaissait que par de mauvais airs inconnus à Rome, et estropiés en France par quelques filles de l’Opéra.

 

         Il faisait exécuter alors un long récitatif français mis en musique par un Italien qui ne savait pas notre langue. En vain on lui remontra que cette espèce de musique, qui n’est qu’une déclamation notée, est nécessairement asservie au génie de la langue, et qu’il n’y a rien de si ridicule que des scènes françaises chantées à l’italienne, si ce n’est de l’italien chanté dans le goût français.

 

 

La nature féconde, ingénieuse, et sage,

Par ses dons partagés ornant cet univers,

Parle à tous les humains, mais sur des tons divers.

Ainsi que son esprit tout peuple a son langage,

Ses sons et ses accents à sa voix ajustés,

Des mains de la nature exactement notés :

L’oreille heureuse et fine en sent la différence ;

Sur le ton des Français il faut chanter en France.

Aux lois de notre goût Lulli sut se ranger ;

Il embellit notre art, au lieu de le changer.

 

 

         A ces paroles judicieuses, mon homme répondit en secouant la tête : Venez, venez, dit-il, on va vous donner du neuf. Il fallut entrer, et voilà son concert qui commence.

 

 

Du grand Lulli vingt rivaux fanatiques,

Plus ennemis de l’art et du bon sens,

Défiguraient sur des tons glapissants

Des vers français en fredons italiques.

Une bégueule en lorgnant se pâmait ;

Et certain fat, ivre de sa parure,

En se mirant chevrotait, fredonnait,

Et de l’index battant faux la mesure,

Criait bravo lorsque l’on détonnait.

 

 

 LE TEMPLE DU GOUT-Partie 1

 

 

1 – Cet ouvrage fut composé en 1731. Il en a été fait plusieurs éditions ; celle-ci est incomparablement la meilleure, la plus ample et la plus correcte. (1748).(Voltaire.)

 

2 – Fleury. (G.A.)

 

3 – On lisait encore dans la première édition :

 

 

Juste à la cour, humble dans sa puissance,

Maître de tout, et plus maître de lui.

 

 

4 – L’Anti-Lucrèce n’avait point encore été imprimé ; mais on en connaissait quelques morceaux, et cet ouvrage avait une très grande réputation. (1752.) (Voltaire.) − Ce poème est du cardinal de Polignac. (G.A.)

 

5 – L’abbé de Rothelin, de l’Académie française. (1752.) (Voltaire.)

 

6 – Dacier avait une littérature fort grande : il connaissait tous les anciens, hors la grâce et la finesse : ses commentaires ont partout de l’érudition, et jamais de goût ; il traduit grossièrement les délicatesses d’Horace.

 

            Si Horace dit à sa maîtresse :

 

 

Miseri, quibus

Intentata nites !

 

 

Dacier dit : « Malheureux ceux qui se laissent attirer par cette bonace, sans vous connaître ! » Il traduit :

 

 

Nunc est bibendum, nunc pede libero

Pulsanda tellus ;

 

« C’est à présent qu’il faut boire, et que sans rien craindre il faut danser de toute sa force ; »

 

 

Mox juniores quærit adulteros ;

 

 

« Elles ne sont pas plutôt mariées qu’elles cherchent de nouveaux galants. » Mais quoiqu’il défigure Horace, et que ses notes soient d’un savant peu spirituel, son livre est plein de recherches utiles, et on loue son travail en voyant son peu de génie. (1733.) (Voltaire.)

 

            Saumaise est un auteur savant qu’on ne lit plus guère. Il commence ainsi sa défense du roi d’Angleterre Charles 1er : Anglais, qui vous renvoyez les têtes des rois comme des balles de paume, qui jouez à la boule avec des couronnes, et qui vous servez de sceptres comme de marottes. » (1742.) (Voltaire.)

 

7 – Wateau est un peintre flamand qui a travaillé à Paris, où il est mort il y a quelques années. Il a réussi dans les petites figures qu’il a dessinées, et qu’il a très bien groupées ; mais il n’a jamais rien fait de grand, il en était incapable. (1733.) (Voltaire.)

 

 

 

 

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