LA HENRIADE : Avertissement
Photo de PAPAPOUSS
AVERTISSEMENT POUR LA PRÉSENTE ÉDITION
Après Voltaire le philosophe et Voltaire l’historien voici venir Voltaire le poète ; et ce qu’il offre à ce dernier titre n’a pas moins d’importance et de valeur que toutes ses pages de prose. Ce fut même, lui vivant, son plus grand prestige que ce don des vers : il lui gagna les femmes ; – les femmes ! Vraies puissances dans une monarchie ; – et, si le philosophe put tout dire, tout oser, tout combattre, c’est bien à son auréole de poète qu’il dut cette fortune. On n’accepta ses vérités qu’après avoir été charmé d’avance par ses imaginations.
Le poète par excellence, le rapsode des premiers âges, chante seul, immobile, dans la nuit des commencements : il chante d’autant mieux, l’aveugle ! qu’il s’écoute chanter ; et la note pleine et sonore qui s’échappe de sa conscience solitaire est d’un tel jet, qu’elle va s’étendre, onde harmonique, à travers l’infini des âges. Mais tout autre est le poète de nos jours, ou plutôt de nos heures. Dans une société faite, active, raisonneuse, lumineuse, humaine, où tout est nouvelles, distractions, curiosités, sciences, le poète ne peut exister qu’à la condition d’avoir plus d’yeux que personne : il esquisse au vol ; il improvise, il a des traits ; sa poésie, c’est la poésie du présent, l’esprit ; aussi en est-il de ses concepts et de ses cadres comme des bijoux ; c’est affaire de mode ; ils passent vite, et le siècle qui vient après les rebute, surtout quand, par suite d’une révolution profonde, ce siècle s’offre non-seulement avec une poétique qu’il croit nouvelle, mais avec un autre régime et un public entièrement neuf. On ne doit donc pas s’étonner si les créations du poète Voltaire ont fait leur temps. Plus que pas une, elles sont d’un autre âge, et c’est là leur gloire ; car leur âge est d’autant plus vieux que la secousse révolutionnaire a été plus forte ; or, qui fut une des causes principales du grand ébranlement ? cette poésie même.
Ce n’est pas à dire toutefois que nous n’ayons plus rien à y voir. Bien au contraire. De tous les poètes modernes, tant du dix-septième que du dix-huitième siècle, Voltaire est encore, Molière à part, celui dont les restes sont les plus vivants, parce qu’il a le mieux senti la puissance de formule qu’a la métrique française. Sa masse poétique dort sous la cendre du volcan allumé par elle ; mais que de vers de marque, que de traits philosophiques et politiques sont toujours du monde : Si les débris d’Herculanum et de Pompéi ont enrichi tous les musées d’Europe, non moins nombreux les vers détachés de l’édifice voltairien ornent toutes les mémoires. Est-ce par respect pour nos ancêtres dont ils furent les armes ? Est-ce parce que beaucoup de ces traits sont encore de combat ? C’est pour ces deux raisons ensemble. Aussi, tout en les laissant à la place qu’ils occupent dans cette masse commune que nous publions, nous leur ferons un honneur qu’ils méritent : nous les soulignerons, et nous commencerons dans la Henriade même.
La Henriade ! Voilà pourtant le plus grand succès connu en littérature. Voltaire vivant, ce poème eut plus de vingt éditions ; depuis sa mort, on en compte près de soixante ; et nous le réimprimons encore. Il n’a pourtant rien de l’épopée, quoi que dise son titre. Voltaire lui-même semblait le reconnaître ; mais c’est peut-être bien à ce défaut-là qu’il doit son succès. La Henriade est un poème politique.
On se trouvait au lendemain de la mort de Louis XIV, c’est-à-dire après un long siècle de despotisme ; la régence, il est vrai, se montrait clémente, mais son bail était court, et l’on avait tout à craindre d’un roi-enfant, élevé par les prêtres, lequel pouvait un jour renouer la tradition de son ancêtre, l’affreux grand roi. Voltaire avait vingt ans, il se vit menacé pour toute son existence ; il conçut d’évoquer l’ombre de Henri IV, le roi paternel et souriant, si bien oublié, et de dire à l’enfant royal, en lui présentant cette douce image : « Tu descends d’un huguenot, d’un aventurier, d’un homme, et non d’un roi-jésuite comme ton grand-père, ne l’oublie pas ! » Et c’est proscrit de la maison paternelle qu’il commença le poème ; et c’est enfermé à la Bastille qu’il en fit la plus belle page, et c’est dans l’exil qu’il devait achever cet appel à la tolérance politique et religieuse.
En 1722, l’ébauche était faite ; elle était déjà célèbre dans les salons, dans les châteaux, où Voltaire et ses amis en faisaient volontiers des lectures : cela s’appelait alors Henri IV ou la Ligue. Cette année même, Voltaire se rendit à la Haye et fit annoncer dans la Gazette qu’une souscription à son poème était ouverte en Hollande, à Paris, en France, en Europe, du 20 0ctobre 1722 au 31 Mars 1723, et que l’impression du livre commencerait aussitôt après la clôture de cette souscription. A cette annonce il y eut surprise et rumeurs. Voltaire rompait avec toute tradition : non-seulement il allait faire imprimer en pays étranger un poème qu’il disait national, mais, chose plus monstrueuse encore : il s’affranchissait de la tutelle des grands, et, pour la première fois, il donnait le scandale d’un auteur faisant appel au public seul. Cela déplut fort. Le poète avait espéré que son ouvrage se débiterait en France avec privilège : on lui refusa toute permission ; il avait esquissé une dédicace au roi-enfant : on rejeta son hommage, qui, du reste, avait tout l’air d’une leçon. Et Voltaire se trouva bientôt en face de souscripteurs qui avaient donné leur argent, mais auxquels il ne pourrait jamais livrer de poème. Que faire ? Vaille que vaille, il résolut de tenir ses engagements. En imprimant à l’étranger, il courait le risque de la saisie aux frontières, il imprimera donc clandestinement en France même. Et ce fut à Rouen que fut fabriquée la première édition de la Ligue sous la rubrique Genève ; et ce fut dans des fourgons qu’elle fut introduite nuitamment dans Paris, et sous le manteau qu’on la distribua aux souscripteurs. Alors son existence fut trahie par un cri universel ; la cause était gagnée, car le cri était d’admiration. Le clergé dut se taire, écrasé sous l’horreur de la Saint-Barthélemy ; il ne voulut rien voir dans ce livre que des erreurs semi-pélasgiennes.
Mais ce n’était pas encore le poème rêvé. Voltaire se hâta de le dire et de se remettre au travail pour la perfection de son œuvre. Un an toutefois se passe, rien ; puis un an, rien encore ; il muse trop à la cour ; quand voilà son aventure avec Rohan qui le jette hors de France ; et c’est dans la solitude de l’exil que le poème trouve enfin son couronnement. En vérité, l’auteur de la Henriade ne put à Londres regretter sa patrie ; car, ayant ouvert une souscription nouvelle, il vit toute la cour d’Angleterre, le roi et la famille royale en tête, s’empresser de se faire inscrire pour le poème national de la France. Voltaire, le proscrit, réalisa cette fois cent cinquante mille livres.
A qui devait revenir l’honneur d’un pareil triomphe ? Ce n’était pas assurément au gouvernement français qui refusait encore au triomphateur la terre et l’eau. Ce gouvernement-là méritait même un bon avertissement, et Voltaire se chargea de le lui donner. Il fit hommage de son poème à la reine d’Angleterre, à la femme du roi George ; et, pour que la leçon fût complète, il écrivit en bonne langue anglaise sa dédicace, qu’il placarda à la tête de sa chère Henriade. Oui, le poème épique qui fit si longtemps la gloire de notre nation, fut édité sous le patronage de l’Angleterre, et cela par la sottise seule de nos gouvernants d’alors. Mais, qui le croirait ? Cette verte leçon ne servit à rien. Vingt ans plus tard, le même Voltaire était contraint encore de publier hors de France son autre récit national, le Siècle de Louis XIV ; et c’était à la protection d’une autre majesté étrangère, le roi de Prusse, qu’il avait recours, ainsi que nous l’avons déjà conté. Disons enfin, et ce sera tout dire, que la Henriade, sous l’ancienne monarchie, ne fut jamais que tolérée.
Mais patience ! A chacun son heure ! Quel tocsin, s’il vous plaît, entend-on en 1789 sonner en plein théâtre le glas de la royauté ? Celui-là même que Voltaire avait désigné comme signal du massacre de la Saint-Barthélemy. C’est dans la Henriade que Marie-Joseph Chénier va chercher son inspiration révolutionnaire, et c’est le deuxième chant du poème qui enfante la grande tragédie patriotique de Charles IX, si fatale à la monarchie et au clergé.
On a pu croire pendant longtemps que toute l’âme de la Henriade avait passé dans cette pièce et que le poème en était mort ; car la république ayant remplacé la monarchie, puis l’empire s’étant substitué à la république, il ne resta plus à cette œuvre pendant vingt ans qu’une vie d’outre-tombe, c’est-à-dire purement littéraire. Mais, en 1815, voilà les Bourbons qui ressuscitent et la légende de Henri IV avec eux : le Béarnais poule-au-pot doit faire oublier l’ogre de Corse ; or, pour cela on ne se contente pas de réinstaller sur le pont Neuf la statue équestre du bon roi, mais on court à la Bibliothèque chercher un bel exemplaire de la Henriade (grande édition de Kehl), et religieusement on renferme l’œuvre auguste dans le ventre du cheval. Si bien que le poème qui avait concouru à la démolition de l’ancien régime vint en aide à sa restauration, et que son auteur fut rebaptisé légitimiste en attendant d’être salué papalin. Pauvre mort ! Ou plutôt pauvres vivants !
Nous ne donnerons pas les nombreuses variantes de la Henriade ; les vers que Voltaire a rejetés ont mérité leur sort. Nous ne chercherons pas non plus à reproduire les mille annotations littéraires dont ce poème s’est vu barbouillé dès sa naissance : ces remarques n’ont plus de saveur, et c’est à peine si nous donnerons un trait ou deux du gros commentaire de La Beaumelle, qui ne vaut guère mieux que les autres. Le lecteur nous saura gré, croyons-nous, de nous en tenir, pour nos emprunts, à certaine étude que publia en 1794 le Conservateur décadaire de la république française.
Mais si nous faisions fi des variantes, nous n’aurons garde de rien retrancher des remarques que Voltaire a mises lui-même au bas des pages de sa Henriade. Elles sont nombreuses, mais elles sont rédigées avec le plus grand soin. Voltaire ne cessa de les corriger et de les compléter à toute heure de sa vie. Il voulait que la vérité historique qui sert de base à ses fictions eût large place dans le poème même. Et, en effet, il y a là des renseignements précieux sur le règne des derniers Valois. Ce que les préfaces des tragédies de Voltaire sont pour l’esthétique, les notes de la Henriade le sont pour l’histoire.
A la suite de chacune de ces notes on trouvera, comme dans l’édition Beuchot, la date de leur rédaction.
GEORGES AVENEL.