L'ORPHELIN DE LA CHINE - Partie 7
Photo de PAPAPOUSS
L’ORPHELIN DE LA CHINE.
______
SCÈNE III.
_______
GENGIS, OCTAR, OSMAN, d’un côté ;
IDAMÉ, ZAMDI, de l’autre ; GARDES.
GENGIS.
Parle ; as-tu satisfait à ma loi souveraine ?
As-tu mis dans mes mains le fils de l’empereur ?
ZAMTI.
J’ai rempli mon devoir, c’en est fait ; oui, seigneur.
GENGIS.
Tu sais si je punis la fraude et l’insolence :
Tu sais que rien n’échappe aux coups de ma vengeance ;
Que si le fils des rois par toi m’est enlevé,
Malgré ton imposture, il sera retrouvé ;
Que son trépas certain va suivre ton supplice.
(A ses gardes.)
Mais je veux bien te croire. Allez, et qu’on saisisse
L’enfant que cet esclave a remis en vos mains.
Frappez.
ZAMTI.
Malheureux père !
IDAMÉ.
Arrêtez, inhumains !
Ah ! seigneur, est-ce ainsi que la pitié vous presse ?
Est-ce ainsi qu’un vainqueur sait tenir sa promesse ?
GENGIS.
Est-ce ainsi qu’on m’abuse, et qu’on croit me jouer ?
C’en est trop ; écoutez, il faut tout m’avouer.
Sur cet enfant, madame, expliquez-vous sur l’heure ;
Instruisez-moi de tout ; répondez, ou qu’il meure.
IDAMÉ.
Eh bien ! mon fils l’emporte : et si, dans mon malheur,
L’aveu que la nature arrache à ma douleur
Est encore à vos yeux une offense nouvelle ;
S’il faut toujours du sang à votre âme cruelle,
Frappez ce triste cœur qui cède à son effroi,
Et sauvez un mortel plus généreux que moi.
Seigneur, il est trop vrai que notre auguste maître,
Qui ? sans vos seuls exploits, n’eût point cessé de l’être,
A remis à mes mains, aux mains de mon époux,
Ce dépôt respectable à tout autre qu’à vous.
Seigneur, assez d’horreurs suivaient votre victoire,
Assez de cruautés ternissaient tant de gloire ;
Dans des fleuves de sang tant d’innocents plongés,
L’empereur et sa femme, et cinq fils égorgés,
Le fer de tous côtés dévastant cet empire,
Tous ces champs de carnage auraient dû vous suffire.
Un barbare en ces lieux est venu demander
Ce dépôt précieux que j’aurais dû garder.
Le fils de tant de rois, notre unique espérance.
A cet ordre terrible, à cette violence,
Mon époux, inflexible en sa fidélité,
N’a vu que son devoir, et n’a point hésité :
Il a livré son fils. La nature outragée
Vainement déchirait son âme partagée ;
Il imposait silence à ses cris douloureux.
Vous deviez ignorer ce sacrifice affreux :
J’ai dû plus respecter sa fermeté sévère ;
Je devais l’imiter : mais enfin je suis mère ;
Mon âme est au-dessous d’un si cruel effort ;
Je n’ai pu de mon fils consentir à la mort.
Hélas ! au désespoir que j’ai trop fait paraître,
Une mère aisément pouvait se reconnaître.
Voyez de cet enfant le père confondu,
Qui ne vous a trahi qu’à force de vertu :
L’un n’attend son salut que de son innocence ;
Et l’autre est respectable alors qu’il vous offense.
Ne punissez que moi, qui trahis à la fois
Et l’époux que j’admire, et le sang de mes rois.
Digne époux ! digne objet de toute ma tendresse !
La pitié maternelle est ma seule faiblesse :
Mon sort suivra le tien ; je meurs si tu péris ;
Pardonne-moi du moins d’avoir sauvé ton fils (1).
ZAMTI.
Je t’ai tout pardonné, je n’ai plus à me plaindre.
Pour le sang de mon roi je n’ai plus rien à craindre ;
Ses jours sont assurés.
GENGIS.
Traitre, ils ne le sont pas :
Va réparer ton crime, ou subir le trépas.
ZAMTI.
Le crime est d’obéir à des ordres injustes.
La souveraine voix de mes maîtres augustes,
Du sein de leurs tombeaux, parle plus haut que toi :
Tu fus notre vainqueur, et tu n’es pas mon roi ;
Si j’étais ton sujet, je te serais fidèle.
Arrache-moi la vie, et respecte mon zèle :
Je t’ai livré mon fils, j’ai pu te l’immoler ;
Penses-tu que pour moi je puisse encor trembler ?
GENGIS.
Qu’on l’ôte de mes yeux.
IDAMÉ.
Ah ! daignez …
GENGIS.
Qu’on l’entraîne.
IDAMÉ.
Non, n’accablez que moi des traits de votre haine.
Cruel ! qui m’aurait dit que j’aurais par vos coups
Perdu mon empereur, mon fils, et mon époux ?
Quoi ! votre âme jamais ne peut être amollie ?
GENGIS.
Allez, suivez l’époux à qui le sort vous lie.
Est-ce à vous de prétendre encore à me toucher ?
Et quel droit avez-vous de me rien reprocher ?
IDAMÉ.
Ah ! je l’avais prévu, je n’ai plus d’espérance.
GENGIS.
Allez, dis-je, Idamé : si jamais la clémence
Dans mon cœur malgré moi pouvait encore entrer,
Vous sentez quels affronts il faudrait réparer.
1 – « Je vous demande, avec la plus vive instance, écrivait Voltaire à d’Argental, qu’on ne retranche rien au couplet de mademoiselle Clairon au troisième acte … Madame Denis, qui joue Idamé sur notre petit théâtre, serait bien fâchée que cette tirade fût plus courte. » (G.A.)
SCÈNE IV.
_______
GENGIS, OCTAR.
GENGIS.
D’où vient que je gémis ? d’où vient que je balance ?
Quel dieu parlait en elle et prenait sa défense ?
Est-il dans les vertus, est-il dans la beauté ?
IDAMÉ.
Un pouvoir au-dessus de mon autorité ?
Ah ! demeurez, Octar ; je me crains, je m’ignore :
Il me faut un ami, je n’en eus point encore ;
Mon cœur en a besoin.
OCTAR.
Puisqu’il faut vous parler,
S’il est des ennemis qu’on vous doive immoler,
Si vous voulez couper d’une race odieuse,
Dans ses derniers rameaux, la tige dangereuse,
Précipitez sa perte ; il faut que la rigueur,
Trop nécessaire appui du trône d’un vainqueur,
Frappe sans intervalle un coup sûr et rapide :
C’est un torrent qui passe en son cours homicide.
Le temps ramène l’ordre et la tranquillité ;
Le peuple se façonne à la docilité ;
De ses premiers malheurs l’image est affaiblie ;
Bientôt il les pardonne, et même il les oublie.
Mais lorsque goutte à goutte on fait couler le sang,
Qu’on ferme avec lenteur et qu’on rouvre le flanc,
Que les jours renaissants ramènent le carnage,
Le désespoir tient lieu de force et de courage,
Et fait d’un peuple faible un peuple d’ennemis
D’autant plus dangereux qu’ils étaient plus soumis.
GENGIS.
Quoi ! c’est cette Idamé ? quoi ! c’est là cette esclave !
Quoi ! l’hymen l’a soumise au mortel qui me brave !
OCTAR.
Je conçois que pour elle il n’est point de pitié ;
Vous ne lui devez plus que votre inimitié.
Cet amour, dites-vous, qui vous toucha pour elle,
Fut d’un feu passager la légère étincelle :
Ses imprudents refus, la colère et le temps,
En ont éteint dans vous les restes languissants ;
Elle n’est à vos yeux qu’une femme coupable,
D’un criminel obscur épouse méprisable.
GENGIS.
Il en sera puni ; je le dois, je le veux :
Ce n’est pas avec lui que je suis généreux.
Moi, laisser respirer un vaincu que j’abhorre,
Un esclave ! un rival !
OCTAR.
Pourquoi vit-il encore ?
Vous êtes tout-puissant, et n’êtes point vengé !
GENGIS.
Juste ciel ! à ce point mon cœur serait changé ?
C’est ici que ce cœur connaîtrait les alarmes,
Vaincu par la beauté, désarmé par les larmes,
Dévorant mon dépit et mes soupirs honteux !
Moi, rival d’un esclave, et d’un esclave heureux !
Je souffre qu’il respire, et cependant on l’aime !
Je respecte Idamé jusqu’en son époux même ;
Je crains de la blesser en enfonçant mes coups
Dans le cœur détesté de cet indigne époux.
Est-il bien vrai que j’aime ? est-ce moi qui soupire ?
Qu’est-ce donc que l’amour ? a-t-il donc tant d’empire ?
OCTAR.
Je n’appris qu’à combattre, à marcher sous vos lois ;
Mes chars et mes coursiers, mes flèches, mon carquois,
Voilà mes passions et ma seule science :
Des caprices du cœur j’ai peu d’intelligence ;
Je connais seulement la victoire et nos mœurs :
Les captives toujours ont suivi leurs vainqueurs.
Cette délicatesse importune, étrangère,
Dément votre fortune et votre caractère.
Et qu’importe pour vous qu’une esclave de plus
Attende en gémissant vos ordres absolus ?
GENGIS.
Qui connaît mieux que moi jusqu’où va ma puissance ?
Je puis, je le sais trop, user de violence ;
Mais quel bonheur honteux, cruel, empoisonné,
D’assujettir un cœur qui ne s’est point donné,
De ne voir en des yeux, dont on sent les atteintes,
Qu’un nuage de pleurs et d’éternelles craintes,
Et de ne posséder, dans sa funeste ardeur,
Qu’une esclave tremblante à qui l’on fait horreur !
Les monstres des forêts qu’habitent nos Tartares
Ont des jours plus sereins, des amours moins barbares.
Enfin il faut tout dire ; Idamé prit sur moi
Un secret ascendant qui m’imposait la loi.
Je tremble que mon cœur aujourd’hui s’en souvienne :
J’en étais indigné ; son âme eut sur la mienne,
Et sur mon caractère, et sur ma volonté,
Un empire plus sûr et plus illimité
Que je n’en ai reçu des mains de la victoire,
Sur cent rois détrônés, accablés de ma gloire :
Voilà ce qui tantôt excitait mon dépit.
Je la veux pour jamais chasser de mon esprit.
Je me rends tout entier à ma grandeur suprême ;
Je l’oublie : elle arrive, elle triomphe, et j’aime.
SCÈNE V.
_______
GENGIS, OCTAR, OSMAN.
GENGIS.
Eh bien ! que résout-elle, et que m’apprenez-vous ?
OSMAN.
Elle est prête à périr auprès de son époux,
Plutôt que découvrir l’asile impénétrable
Où leurs soins ont caché cet enfant misérable.
Ils jurent d’affronter le plus cruel trépas.
Son époux la retient tremblante entre ses bras ;
Il soutient sa constance, il l’exhorte au supplice :
Ils demandent tous deux que la mort les unisse.
Tout un peuple autour d’eux pleure et frémit d’effroi.
GENGIS.
Idamé, dites-vous, attend la mort de moi ?
Ah ! rassurez son âme, et faites-lui connaître
Que ses jours sont sacrés, qu’ils sont chers à son maître.
C’en est assez ; volez.
SCÈNE VI.
_______
GENGIS, OCTAR.
OCTAR.
Quels ordres donnez-vous
Sur cet enfant des rois qu’on dérobe à nos coups ?
GENGIS.
Aucun
OCTAR.
Vous commandiez que notre vigilance
Aux mains d’Idamé même enlevât son enfance.
GENGIS.
Qu’on attende.
OCTAR.
On pourrait …
GENGIS.
Il ne peut m’échapper.
OCTAR.
Peut-être elle vous trompe.
GENGIS.
Elle ne peut tromper.
OCTAR.
Voulez-vous de ces rois conserver ce qui reste ?
GENGIS.
Je veux qu’Idamé vive ; ordonne tout le reste.
Va la trouver. Mais non, cher Octar, hâte-toi
De forcer son époux à fléchir sous ma loi :
C’est peu de cet enfant ; c’est peu de son supplice ;
Il faut bien qu’il me fasse un plus grand sacrifice.
OCTAR.
Lui ?
GENGIS.
Sans doute : oui, lui-même.
OCTAR.
Et quel est votre espoir ?
GENGIS.
De dompter Idamé, de l’aimer, de la voir,
D’être aimé de l’ingrate, ou de me venger d’elle,
De la punir. Tu vois ma faiblesse nouvelle :
Emporté, malgré moi, par de contraires vœux,
Je frémis, et j’ignore encor ce que je veux.