L'ORPHELIN DE LA CHINE - Partie 9

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L’ORPHELIN DE LA CHINE.

 

 

 

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SCÈNE IV.

 

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GENGIS, IDAMÉ.

 

 

 

 

IDAMÉ.

 

Quoi ! Vous voulez jouir encor de mon effroi ?

Ah ! seigneur, épargnez une femme, une mère :

Ne rougissez-vous pas d’accabler ma misère ?

 

GENGIS.

 

Cessez à vos frayeurs de vous abandonner :

Votre époux peut se rendre, on peut lui pardonner ;

J’ai déjà suspendu l’effet de ma vengeance,

Et mon cœur pour vous seule a connu la clémence.

Peut-être ce n’est pas sans un ordre des cieux

Que mes prospérités m’ont conduit à vos yeux :

Peut-être le destin voulut vous faire naître

Pour fléchir un vainqueur, pour captiver un maître,

Pour adoucir en moi cette âpre dureté

Des climats où mon sort en naissant m’a jeté.

Vous m’entendez, je règne et vous pourriez reprendre

Un pouvoir que sur moi vous deviez peu prétendre.

Le divorce, en un mot, par mes lois est permis ;

Et le vainqueur du monde à vous seule est soumis.

S’il vous fut odieux, le trône a quelques charmes,

Et le bandeau des rois peut essuyer des larmes.

L’intérêt de l’Etat et de vos citoyens

Vous presse autant que moi de former ces liens.

Ce langage, sans doute, a de quoi vous surprendre :

Sur les débris fumants des trônes mis en cendres.

Le destructeur des rois dans la poudre oubliés

Semblait n’être plus fait pour se voir à vos pieds

Mais sachez qu’en ces lieux votre foi fut trompée ;

Par un rival indigne elle fut usurpée :

Vous la devez, madame, au vainqueur des humains ;

Témugin vient à vous vingt sceptres dans les mains.

Vous baissez vos regards, et je ne puis comprendre

Dans vos yeux interdits ce que je dois attendre :

Oubliez mon pouvoir, oubliez ma fierté,

Pesez vos intérêts, parlez en liberté.

 

IDAMÉ.

 

A tant de changements tour à tour condamnée,

Je ne le cèle point, vous m’avez étonnée :

Je vais, si je le puis, reprendre mes esprits ;

Et quand je répondrai, vous serez plus surpris.

Il vous souvient du temps et de la vie obscure

Où le ciel enfermait votre grandeur future ;

L’effroi des nations n’était que Témugin ;

L’univers n’était pas, seigneur, en votre main.

Elle était pure alors, et me fut présentée :

Apprenez qu’en ce temps, je l’aurais acceptée.

 

GENGIS.

 

Ciel ! que m’avez-vous dit ? ô ciel ! vous m’aimeriez ?

Vous !

 

IDAMÉ.

 

J’ai dit que ces vœux, que vous me présentiez,

N’auraient point révolté mon âme assujettie,

Si les sages mortels à qui j’ai dû la vie

N’avaient fait à mon cœur un contraire devoir.

De nos parents sur nous vous savez le pouvoir ;

Du dieu que nous servons ils sont la vive image ;

Nous leur obéissons en tout temps, en tout âge.

Cet empire détruit, qui dut être immortel,

Seigneur, était fondé sur le droit paternel,

Sur la foi de l’hymen, sur l’honneur, la justice,

Le respect des serments ; et, s’il faut qu’il périsse,

Si le sort l’abandonne à vos heureux forfaits,

L’esprit qui l’anima ne périra jamais.

Vos destins sont changés ; mais le mien ne peut l’être.

 

GENGIS.

 

Quoi ! vous m’auriez aimé !

 

IDAMÉ.

 

C’est à vous de connaître

Que ce serait encore une raison de plus

Pour n’attendre de moi qu’un éternel refus.

Mon hymen est un nœud formé par le ciel même :

Mon époux m’est sacré : je dirai plus, je l’aime.

Je le préfère à vous, au trône, à vos grandeurs.

Pardonnez mon aveu ; mais respectez nos mœurs ;

Ne pensez pas non plus que je mette ma gloire

A remporter sur vous cette illustre victoire,

A braver un vainqueur, à tirer vanité

De ces justes refus qui ne m’ont point coûté :

Je remplis mon devoir, et je me rends justice ;

Je ne fais point valoir un pareil sacrifice.

Portez ailleurs les dons que vous me proposez,

Détachez-vous d’un cœur qui les a méprisés ;

Et, puisqu’il faut toujours qu’Idamé vous implore,

Permettez qu’à jamais mon époux les ignore.

De ce faible triomphe il serait moins flatté

Qu’indigné de l’outrage à ma fidélité.

 

GENGIS.

 

Il sait mes sentiments, madame ; il faut les suivre :

Il s’y conformera, s’il aime encore à vivre.

 

IDAMÉ.

 

Il en est incapable ; et si dans les tourments

La douleur égarait ses nobles sentiments

Si son âme vaincue avait quelque mollesse,

Mon devoir et ma foi soutiendraient sa faiblesse ;

De son cœur chancelant je deviendrais l’appui

En attestant des nœuds déshonorés par lui.

 

GENGIS.

 

Ce que je viens d’entendre, ô dieux ! est-il croyable ?

Quoi ! lorsque envers vous-même il s’est rendu coupable,

Lorsque sa cruauté, par un barbare effort,

Vous arrachant un fils, l’a conduit à la mort ?

 

IDAMÉ.

 

Il eut une vertu, seigneur, que je révère :

Il pensait en héros, je n’agissais qu’en mère ;

Et, si j’étais injuste assez pour le haïr,

Je me respecte assez pour ne le point trahir.

 

GENGIS.

 

Tout m’étonne dans vous, mais aussi tout m’outrage :

J’adore avec dépit cet excès de courage ;

Je vous aime encor plus quand vous me résistez :

Vous subjuguez mon cœur, et vous le révoltez.

Redoutez-moi ; sachez que, malgré ma faiblesse,

Ma fureur peut aller plus loin que ma tendresse.

 

IDAMÉ.

 

Je sais qu’ici tout tremble ou périt sous vos coups :

Les lois vivent encore, et l’emportent sur vous (1).

 

GENGIS.

 

Les lois ! il n’en est plus : quelle erreur obstinée

Ose les alléguer contre ma destinée ?

Il n’est ici de lois que celles de mon cœur,

Celles d’un souverain, d’un Scythe, d’un vainqueur :

Les lois que vous suivez m’ont été trop fatales.

Oui, lorsque dans ces lieux nos fortunes égales,

Nos sentiments, nos cœurs l’un vers l’autre emportés,

(Car je le crois ainsi malgré vos cruautés),

Quand tout nous unissait, vos lois, que je déteste,

Ordonnèrent ma honte et votre hymen funeste.

Je les anéantis, je parle, c’est assez :

Imitez l’univers, madame ; obéissez.

Vos mœurs, que vous vantez, vos usages austères,

Sont un crime à mes yeux, quand ils me sont contraires.

Mes ordres sont donnés, et votre indigne époux

Doit remettre en mes mains votre empereur et vous :

Leurs jours me répondront de votre obéissance.

Pensez-y ; vous savez jusqu’où va ma vengeance,

Et songez à quel prix vous pouvez désarmer

Un maître qui vous aime, et qui rougit d’aimer (2).

 

 

 

1 – « Je ne peux pas concevoir, écrit Voltaire à mademoiselle Clairon, comment on a pu ôter de votre rôle ce vers au quatrième acte. C’est assurément un des moins mauvais de la pièce. » - On avait changé ce vers parce qu’on craignait sans doute la réplique de Gengis : Les lois, il n’en est plus. (G.A.)

 

2 – Voici une scène qui pouvait prêter aux allusions : « Vous connaissez le sujet, et vous connaissez la nation, écrivait Voltaire à d’Argental. Il n’est pas douteux que la conduite d’Idamé ne fût regardée comme la condamnation d’une personne (la Pompadour) qui n’est pas chinoise… L’application que je crains est si aisée à faire, que je n’oserais même envoyer l’ouvrage à la personne qui pourrait être l’objet de cette application. Je vais tâcher de supprimer quelques vers dont on pourrait tirer des interprétations malignes ». Et encore : « Vous croyez bien qu’il (les partisans de Crébillon) ne manqueront pas de dire que c’est une bravade faite à sa protectrice, et Dieu sait si alors on ne lui fait pas entendre que c’est non-seulement une bravade, mais une offense et une espèce de satire. » (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

SCÈNE V.

 

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IDAMÉ, ASSÉLI.

 

 

 

 

IDAMÉ.

 

Il me faut donc choisir leur perte ou l’infamie !

Ô pur sang de mes rois ! ô moitié de ma vie !

Cher époux, dans mes mains quand je tiens votre sort,

Ma voix, sans balancer, vous condamne à la mort !

 

ASSÉLI.

 

Ah ! reprenez plutôt cet empire suprême

Qu’aux beautés, aux vertus attacha le ciel même :

Ce pouvoir qui soumit ce Scythe furieux

Aux lois de la raison qu’il lisait dans vos yeux.

Longtemps accoutumée à dompter sa colère,

Que ne pouvez-vous point, puisque vous savez plaire !

 

IDAMÉ.

 

Dans l’état où je suis c’est un malheur de plus.

 

ASSÉLI.

 

Vous seule adouciriez le destin des vaincus :

Dans nos calamités, le ciel qui vous seconde,

Veut vous opposer seule à ce tyran du monde :

Vous avez vu tantôt son courage irrité

Se dépouiller pour vous de sa férocité.

Il aurait dû cent fois, il devrait même encore,

Perdre dans votre époux un rival qu’il abhorre ;

Zamti pourtant respire après l’avoir bravé ;

A son épouse encore il n’est point enlevé.

On vous respecte en lui ; ce vainqueur sanguinaire

Sur les débris du monde a craint de vous déplaire.

Enfin, souvenez-vous que dans ces mêmes lieux

Il sentit le premier le pouvoir de vos yeux.

Son amour autrefois fut pur et légitime.

 

IDAMÉ.

 

Arrête ; il ne l’est plus ; y penser est un crime.

 

 

 

 

 

SCÈNE VI.

 

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ZAMTI, IDAMÉ, ASSÉLI.

 

 

 

 

IDAMÉ.

 

Ah ! dans ton infortune, et dans mon désespoir,

Suis-je encor ton épouse, et peux-tu me revoir ?

 

ZAMTI.

 

On le veut : du tyran tel est l’ordre funeste ;

Je dois à ses fureurs ce moment qui me reste.

 

IDAMÉ.

 

On t’a dit à quel prix ce tyran daigne enfin

Sauver tes tristes jours, et ceux de l’orphelin ?

 

ZAMTI.

 

Ne parlons pas des miens, laissons notre infortune.

Un citoyen n’est rien dans la perte commune ;

Il doit s’anéantir. Idamé, souviens-toi

Que mon devoir unique est de sauver mon roi :

Nous lui devions nos jours, nos services, notre être,

Tout, jusqu’au sang d’un fils qui naquit pour son maître.

Mais l’honneur est un bien que nous ne devons pas.

Cependant l’orphelin n’attend que le trépas ;

Mes soins l’on enfermé dans ces asiles sombres

Où des rois ses aïeux on révère les ombres ;

La mort, si nous tardons, l’y dévore avec eux.

En vain des Coréens le prince généreux

Attend ce cher dépôt que lui promit mon zèle.

Etan, de son salut ce ministre fidèle,

Etan, ainsi que moi, se voit chargé de fers.

Toi seule à l’orphelin restes dans l’univers ;

C’est à toi maintenant de conserver sa vie,

Et ton fils, et ta gloire à mon honneur unie.

 

IDAMÉ.

 

Ordonne ; que veux-tu ? que faut-il ?

 

ZAMTI.

 

M’oublier,

Vivre pour ton pays, lui tout sacrifier.

Ma mort, en éteignant les flambeaux d’hyménée,

Est un arrêt des cieux qui fait ta destinée.

Il n’est plus d’autres soins ni d’autres lois pour nous :

L’honneur d’être fidèle aux cendres d’un époux

Ne saurait balancer une gloire plus belle.

C’est au prince, à l’Etat, qu’il faut être fidèle.

Remplissons de nos rois les ordres absolus ;

Je leur donnai mon fils, je leur donne encor plus.

Libre par mon trépas, enchaîne ce Tartare ;

Eteins sur mon tombeau les foudres du barbare :

Je commence à sentir la mort avec horreur

Quand ma mort t’abandonne à cet usurpateur :

Je fais en frémissant ce sacrifice impie ;

Mais mon devoir l’épure, et mon trépas l’expie :

Il était nécessaire autant qu’il est affreux.

Idamé, sers de mère à ton roi malheureux ;

Règne, que ton roi vive, et que ton époux meure :

Règne, dis-je, à ce prix : oui, je le veux…

 

IDAMÉ.

 

Demeure.

Me connais-tu ? veux-tu que ce funeste rang

Soit le prix de ma honte, et le prix de ton sang ?

Penses-tu que je sois moins épouse que mère !

Tu t’abuses, cruel, et ta vertu sévère

A commis contre toi deux crimes en un jour,

Qui font frémir tous deux la nature et l’amour.

Barbare envers ton fils, et plus envers moi-même,

Ne te souvient-il plus qui je suis, et qui t’aime ?

Crois-moi ; dans nos malheurs il est un sort plus beau,

Un plus noble chemin pour descendre au tombeau.

Soit amour, soit mépris, le tyran qui m’offense,

Sur moi, sur mes desseins, n’est pas en défiance :

Dans ces remparts fumants et de sang abreuvés,

Je suis libre, et mes pas ne sont point observés ;

Le chef des Coréens s’ouvre un secret passage,

Non loin de ces tombeaux, où ce précieux gage

A l’œil qui le poursuit fut caché par tes mains :

De ces tombeaux sacrés je sais tous les chemins ;

Je cours y ranimer sa languissante vie,

Le rendre aux défenseurs armés pour la patrie.

Le porter en mes bras dans leurs rangs belliqueux,

Comme un présent d’un dieu qui combat avec eux.

Nous mourrons, je le sais, mais tout couverts de gloire ;

Nous laisserons de nous une illustre mémoire.

Mettons nos noms obscurs au rang des plus grands noms,

Et juge si mon cœur a suivi tes leçons.

 

ZAMTI.

 

Tu l’inspires, grand dieu ! que ton bras la soutienne !

Idamé, ta vertu l’emporte sur la mienne ;

Toi seule as mérité que les cieux attendris

Daignent sauver par toi ton prince et ton pays (1).

 

 

 

 

1 – « Le caractère de Zamti, dit M. Hippolyte Lucas, devient comique comme celui de Georges Dandin. » Mais Voltaire lui-même avait senti tout le premier le ridicule de ce rôle. Il ne voulait pas de Zamti : « La situation d’un homme à qui on veut ôter sa femme à quelque chose de si avilissant pour lui qu’il ne faut pas qu’il paraisse, sa vue ne peut faire qu’un mauvais effet. » Ainsi écrivait-il à d’Argental ; mais d’Argental voulait cinq actes, et il fallut imaginer un Zamti. (G.A.)

 

 

 

 L'ORPHELIN DE LA CHINE - Acte 4 - Partie 2

 

 

 

 

 

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