L'ORPHELIN DE LA CHINE - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

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L’ORPHELIN DE LA CHINE.

 

 

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SCÈNE III.

 

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ZAMTI, IDAMÉ, ASSÉLI, ÉTAN.

 

 

 

 

 

ZAMTI.

 

Etan, où courez-vous, interdit, consterné ?

 

IDAMÉ.

 

Fuyons de ce séjour au Scythe abandonné.

 

ÉTAN.

 

Vous êtes observés ; la fuite est impossible ;

Autour de notre enceinte une garde terrible

Aux peuples consternés offre de toutes parts

Un rempart hérissé de piques et de dards.

Les vainqueurs ont parlé ; l’esclavage en silence

Obéit à leur voix dans cette ville immense ;

Chacun reste immobile et de crainte et d’horreur

Depuis que sous le glaive est tombé l’empereur.

 

ZAMTI.

 

Il n’est donc plus !

 

IDAMÉ.

 

Ô cieux !

 

ÉTAN.

 

De ce nouveau carnage

Qui pourra retracer l’épouvantable image ?

Son épouse, ses fils sanglants et déchirés …

Ô famille des dieux sur la terre adorés !

Que vous dirai-je ? hélas ! leurs têtes exposées

Du vainqueur insolent excitent les risées,

Tandis que leurs sujets, tremblant de murmurer,

Baissent des yeux mourants qui craignent de pleurer.

De nos honteux soldats les phalanges errantes (1),

A genoux ont jeté leurs armes impuissantes.

Les vainqueurs fatigués dans nos murs asservis,

Lassés de leur victoire et de sang assouvis,

Publiant à la fin le terme du carnage,

Ont, au lieu de la mort, annoncé l’esclavage.

Mais d’un plus grand désastre on nous menace encor :

On prétend que ce roi des fiers enfants du Nord,

Gensis-Kan, que le ciel envoya pour détruire,

Dont les seuls lieutenants oppriment cet empire,

Dans nos murs autrefois inconnu, dédaigné,

Vient, toujours implacable, et toujours indigné,

Consommer sa colère et venger son injure.

Sa nation farouche est d’une autre nature

Que les tristes humains qu’enferment nos remparts :

Ils habitent des champs, des tentes et des chars ;

Ils se croiraient gênés dans cette ville immense ;

De nos arts, de nos lois la beauté les offense.

Ces brigands vont changer en d’éternels déserts

Les murs que si longtemps admira l’univers.

 

 

IDAMÉ.

 

Le vainqueur vient sans doute armé de la vengeance.

Dans mon obscurité j’avais quelque espérance ;

Je n’en ai plus. Les cieux, à nous nuire attachés,

Ont éclairé la nuit où nous étions cachés.

Trop heureux les mortels inconnus à leur maître !

 

ZAMTI.

 

Les nôtres sont tombés : le juste ciel peut-être

Voudra pour l’orphelin  signaler son pouvoir :

Veillons sur lui ; voilà notre premier devoir.

Que nous veut ce Tartare ?

 

 

IDAMÉ.

 

Ô ciel, prends ma défense !

 

 

 

1 – M. Beuchot a remplacé le mot phalanges par celui d’alfanges, sous prétexte que toutes les éditions données du vivant de l’auteur ont cette version dernière. Mais comme le vers ne signifie plus rien avec affanges, nous nous permettons de rétablir phalanges d’après les éditeurs de Kehl. (G.A.)

 

 

 

 

 

SCÈNE IV.

 

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ZAMTI, IDAMÉ, ASSÉLI, OCTAR, GARDES.

 

 

 

 

 

OCTAR.

 

Esclaves, écoutez ; que votre obéissance

Soit l’unique réponse aux ordres de ma voix.

Il reste encore un fils du dernier de vos rois ;

C’est vous qui l’élevez : votre soin téméraire

Nourrit un ennemi dont il faut se défaire.

Je vous ordonne, au nom du vainqueur des humains,

De remettre aujourd’hui cet enfant dans mes mains :

Je vais l’attendre : allez ; qu’on m’apporte ce gage.

Pour peu que vous tardiez, le sang et le carnage

Vont de mon maître encor signaler le courroux,

Et la destruction commencera par vous.

La nuit vient, le jour fuit ; vous, avant qu’il finisse,

Si vous aimez la vie, allez, qu’on obéisse.

 

 

 

 

 

SCÈNE V.

 

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ZAMTI, IDAMÉ.

 

 

 

 

IDAMÉ.

 

Où sommes-nous réduits ? ô monstres ! ô terreur !

Chaque instant fait éclore une nouvelle horreur,

Et produit des forfaits dont l’âme intimidée

Jusqu’à ce jour de sang n’avait point eu d’idée.

Vous ne répondez rien ; vos soupirs élancés

Au ciel qui nous accable en vain sont adressés.

Enfants de tant de rois, faut-il qu’on sacrifie

Aux ordres d’un soldat ton innocente vie ?

 

ZAMTI.

 

J’ai promis, j’ai juré de conserver ses jours.

 

IDAMÉ.

 

De quoi lui serviront vos malheureux secours ?

Qu’importent vos serments, vos stériles tendresses ?

Etes-vous en état de tenir vos promesses ?

N’espérons plus.

 

ZAMTI.

 

Ah, ciel ! Eh quoi ! vous voudriez

Voir du fils de mes rois les jours sacrifiés ?

 

IDAMÉ.

 

Non, je n’y puis penser sans des torrents de larmes,

Et si je n’étais mère, et si dans mes alarmes

Le ciel me permettait d’abréger un destin

Nécessaire à mon fils élevé dans mon sein,

Je vous dirais : Mourons, et lorsque tout succombe,

Sur les pas de nos rois descendons dans la tombe.

 

ZAMTI.

 

Après l’atrocité de leur indigne sort,

Qui pourrait redouter et refuser la mort ?

Le coupable la craint, le malheureux l’appelle,

Le brave la défie, et marche au-devant d’elle ;

Le sage, qui l’attend, la reçoit sans regrets.

 

IDAMÉ.

 

Quels sont en me parlant vos sentiments secrets ?

Vous baissez vos regards, vos cheveux se hérissent,

Vous pâlissez, vos yeux de larmes se remplissent :

Mon cœur répond au vôtre ; il sent tous vos tourments.

Mais que résolvez-vous ?

 

ZAMTI.

 

De garder mes serments.

Auprès de cet enfant, allez, daignez m’attendre.

 

IDAMÉ.

 

Mes prières, mes cris, pourront-ils le défendre ?

 

 

 

 

 

SCÈNE VI.

 

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ZAMTI, ÉTAN.

 

 

 

 

ÉTAN.

 

Seigneur, votre pitié ne peut le conserver.

Ne songez qu’à l’Etat que sa mort peut sauver :

Pour le salut du peuple il faut bien qu’il périsse.

 

ZAMTI.

 

Oui… je vois qu’il faut faire un triste sacrifice.

Ecoute : cet empire est-il cher à tes yeux ?

Reconnais-tu ce dieu de la terre et des cieux,

Ce dieu que sans mélange annonçaient nos ancêtres (1),

Méconnu par le bonze, insulté par nos maîtres ?

 

ÉTAN.

Dans nos communs malheurs il est mon seul appui :

Je pleure la patrie, et n’espère qu’en lui.

 

ZAMTI.

 

Jure ici par son nom, par sa toute-puissance,

Que tu conserveras dans l’éternel silence

Le secret qu’en ton sein je dois ensevelir ;

Jure-moi que tes mains oseront accomplir

Ce que les intérêts et les lois de l’empire,

Mon devoir et mon dieu, vont par moi te prescrire.

 

ÉTAN.

 

Je le jure, et je veux, dans ces murs désolés,

Voir nos malheurs communs sur moi seul assemblés,

Si, trahissant vos vœux, et démentant mon zèle,

Ou ma bouche ou ma main vous était infidèle.

 

ZAMTI.

 

Allons, il ne m’est plus permis de reculer.

 

ÉTAN.

 

De vos yeux attendris je vois des pleurs couler,

Hélas ! de tant de maux les atteintes cruelles

Laissent donc place encore à des larmes nouvelles !

 

ZAMTI.

 

On a porté l’arrêt ! rien ne peut le changer !

 

ÉTAN.

 

On presse ; et cet enfant, qui vous est étranger…

 

ZAMTI.

 

Etranger ! mon roi !

 

ÉTAN.

 

Notre roi fut son père ;

Je le sais, j’en frémis : parlez, que dois-je faire ?

 

ZAMTI.

 

On compte ici mes pas ; j’ai peu de liberté.

Sers-toi de la faveur de ton obscurité.

De ce dépôt sacré tu sais quel est l’asile :

Tu n’es point observé ; l’accès t’en est facile.

Cachons pour quelque temps cet enfant précieux

Dans le sein des tombeaux bâtis par ses aïeux.

Nous remettrons bientôt au chef de la Corée

Ce tendre rejeton d’une tige adorée

Il peut ravir du moins à nos cruels vainqueurs

Ce malheureux enfant, l’objet de leurs terreurs :

Il peut sauver mon roi. Je prends sur moi le reste.

 

ÉTAN.

 

Et que deviendrez-vous sans ce gage funeste ?

Que pourrez-vous répondre au vainqueur irrité ?

 

 

ZAMTI.

 

J’ai de quoi satisfaire à sa férocité.

 

ÉTAN.

 

Vous, seigneur ?

 

ZAMTI.

 

Ô nature ! ô devoir tyrannique !

 

ÉTAN.

 

Eh bien ?

 

ZAMTI.

 

Dans son berceau saisis mon fils unique.

 

ÉTAN.

 

Votre fils !

 

ZAMTI.

 

Songe au roi que tu dois conserver,

Prends mon fils… que son sang… je ne puis achever.

 

ÉTAN.

 

Ah ! que m’ordonnez-vous ?

 

ZAMTI.

 

Respecte ma tendresse ;

Respecte mon malheur, et surtout ma faiblesse ;

N’oppose aucun obstacle à cet ordre sacré,

Et remplis ton devoir après l’avoir juré.

 

ÉTAN.

 

Vous m’avez arraché ce serment téméraire.

A quel devoir affreux me faut-il satisfaire ?

J’admire avec horreur ce dessein généreux ;

Mais si mon amitié…

 

ZAMTI.

 

C’en est trop, je le veux.

Je suis père ; et ce cœur, qu’un tel arrêt déchire,

S’en est dit cent fois plus que tu ne peux m’en dire,

J’ai fait taire le sang, fais taire l’amitié.

 

ÉTAN.

 

Il faut obéir.

 

ZAMTI.

 

Laisse-moi, par pitié.

 

 

 

 

 

SCÈNE VII.

 

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ZAMTI.

 

 

 

 

 

 

ZAMTI.

 

J’ai fait taire le sang ! Ah ! trop malheureux père !

J’entends trop cette voix si fatale et si chère.

Ciel ! impose silence aux cris de ma douleur :

Mon épouse, mon fils, me déchirent le cœur.

De ce cœur effrayé cache-moi la blessure.

L’homme est trop faible, hélas ! pour dompter la nature

Que peut-il par lui-même ? achève, soutiens-moi ;

Affermis la vertu prête à tomber sans toi.

 

L'ORPHELIN - ACTE I - Partie 2

 

 

 

1 – Ce dieu annoncé sans mélange scandalisa les ennemis de la philosophie. Voltaire pourtant avait songé un moment à faire prêcher toute la doctrine de Confucius par Samti. Qu’eût-on dit alors ! (G.A.)

 

 

Publié dans Théâtre

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