L'ORPHELIN DE LA CHINE - Partie 5
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L’ORPHELIN DE LA CHINE.
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SCÈNE IV.
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ZAMTI, IDAMÉ, OCTAR, GARDES.
OCTAR.
Quoi ! vous osez reprendre
Ce dépôt que ma voix vous ordonna de rendre ?
Soldats, suivez leurs pas, et me répondez d’eux :
Saisissez cet enfant qu’ils cachent à mes yeux ;
Allez : votre empereur en ces lieux va paraître ;
Apportez la victime aux pieds de votre maître.
Soldats, veillez sur eux.
ZAMTI.
Je suis prêt d’obéir :
Vous aurez cet enfant.
IDAMÉ.
Je ne le puis souffrir :
Non, vous ne l’obtiendrez, cruels, qu’avec ma vie.
OCTAR.
Qu’on fasse retirer cette femme hardie.
Voici votre empereur ; ayez soin d’empêcher
Que tous ces vils captifs osent en approcher.
SCÈNE V.
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GENGIS, OCTAR, OSMAN, TROUPE DE GUERRIERS.
GENGIS.
On a poussé trop loin le droit de ma conquête.
Que le glaive se cache, et que la mort s’arrête :
Je veux que les vaincus respirent désormais.
J’envoyai la terreur, et j’apporte la paix ;
La mort du fils des rois suffit à ma vengeance.
Etouffons dans son sang la fatale semence
Des complots éternels et des rébellions,
Qu’un fantôme de prince inspire aux nations.
Sa famille est éteinte : il vit ; il doit la suivre.
Je n’en veux qu’à des rois, mes sujets doivent vivre.
Cessez de mutiler tous ces grands monuments,
Ces prodiges des arts consacrés par le temps ;
Respectez-les, ils sont le prix de mon courage :
Qu’on cesse de livrer aux flammes, au pillage,
Ces archives de lois, ce vaste amas d’écrits,
Tous ces fruits du génie, objet de vos mépris :
Si l’erreur les dicta, cette erreur m’est utile ;
Elle occupe ce peuple, et le rend plus docile (1).
Octar, je vous destine à porter mes drapeaux
Aux lieux où le soleil renaît du sein des eaux.
(A un de ses suivants.)
Vous, dans l’Inde soumise, humble dans sa défaite,
Soyez de mes décrets le fidèle interprète,
Tandis qu’en Occident je fais voler mes fils
Des murs de Samarcande aux bords du Tanaïs.
Sortez : demeure, Octar.
1 – On a pendant quelque temps retranché ces huit vers. La police de Paris ne voulait pas que Gengis apprît aux Parisiens qu’il lui était utile de laisser aux Chinois certaines erreurs qui entraînaient leur docilité. (K.)
SCÈNE VI.
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GENGIS, OCTAR.
GENGIS.
Eh bien ! pouvais-tu croire
Que le sort m’élevât à ce comble de gloire ?
Je foule aux pieds ce trône, et je règne en des lieux
Où mon front avili n’osa lever les yeux.
Voici donc ce palais, cette superbe ville
Où, caché dans la foule, et cherchant un asile,
J’essuyai les mépris qu’à l’abri du danger
L’orgueilleux citoyen prodigue à l’étranger.
On dédaignait un Scythe, et la honte et l’outrage
De mes vœux mal conçus devinrent le partage ;
Une femme ici même a refusé la main
Sous qui, depuis cinq ans, tremble le genre humain.
OCTAR.
Quoi ! dans ce haut degré de gloire et de puissance,
Quand le monde à vos pieds se prosterne en silence,
D’un tel ressouvenir vous seriez occupé ?
GENGIS.
Mon esprit, je l’avoue, en fut toujours frappé.
Des affronts attachés à mon humble fortune
C’est le seul dont je garde une idée importune.
Je n’eus que ce moment de faiblesse et d’erreur :
Je crus trouver ici le repos de mon cœur ;
Il n’est point dans l’éclat dont le sort m’environne :
La gloire le promet ; l’amour, dit-on, le donne.
J’en conserve un dépit trop indigne de moi ;
Mais au moins je voudrais qu’elle connût son roi ;
Que son œil entrevît, du sein de la bassesse,
De qui son imprudence outragea la tendresse ;
Qu’à l’aspect des grandeurs, qu’elle eût pu partager,
Son désespoir secret servît à me venger.
OCTAR.
Mon oreille, seigneur, était accoutumée
Aux cris de la victoire et de la renommée,
Au bruit des murs fumants renversés sous vos pas,
Et non à ces discours, que je ne conçois pas.
GENGIS.
Non, depuis qu’en ces lieux mon âme fut vaincue,
Depuis que ma fierté fut ainsi confondue,
Mon cœur s’est désormais défendu sans retour
Tous ces vils sentiments qu’ici l’on nomme amour.
Idamé, je l’avoue, en cette âme égarée,
Fit une impression que j’avais ignorée.
Dans nos antres du Nord, dans nos stériles champs,
Il n’est point de beauté qui subjugue nos sens ;
De nos travaux grossiers les compagnes sauvages
Partagent l’âpreté de nos mâles courages :
Un poison tout nouveau me surprit en ces lieux ;
La tranquille Idamé le portait dans ses yeux :
Ses paroles, ses traits, respiraient l’art de plaire.
Je rends grâce au refus qui nourrit ma colère ;
Son mépris dissipa ce charme suborneur,
Ce charme inconcevable, et souverain du cœur.
Mon bonheur m’eût perdu ; mon âme tout entière
Se doit aux grands objets de ma vaste carrière.
J’ai subjugué le monde, et j’aurais soupiré !
Ce trait injurieux, dont je fus déchiré,
Ne rentrera jamais dans mon âme offensée.
Je bannis sans regret cette lâche pensée :
Une femme sur moi n’aura point ce pouvoir ;
Je la veux oublier ; je ne veux point la voir :
Qu’elle pleure à loisir sa fierté trop rebelle ;
Octar, je vous défends que l’on s’informe d’elle.
OCTAR.
Vous avez en ces lieux des soins plus importants.
GENGIS.
Oui, je me souviens trop de tant d’égarements.
SCÈNE VII.
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GENGIS, OCTAR, OSMAN.
OSMAN.
La victime, seigneur, allait être égorgée ;
Une garde autour d’elle était déjà rangée ;
Mais un événement que je n’attendais pas,
Demande un nouvel ordre, et suspend son trépas ;
Une femme éperdue, et de larmes baignée,
Arrive, tend les bras à la garde indignée,
Et nous surprenant tous par ses cris forcenés :
« Arrêtez, c’est mon fils que vous assassinez !
C’est mon fils ! on vous trompe au choix de la victime. »
Le désespoir affreux qui parle et qui l’anime,
Ses yeux, son front, sa voix, ses sanglots, ses clameurs,
Sa fureur intrépide au milieu de ses pleurs,
Tout semblait annoncer, par ce grand caractère,
Le cri de la nature, et le cœur d’une mère.
Cependant son époux devant nous appelé,
Non moins éperdu qu’elle, et non moins accablé,
Mais sombre et recueilli dans sa douleur funeste :
« De nos rois, a-t-il dit, voilà ce qui nous reste ;
Frappez : voilà le sang que vous me demandez. »
De larmes, en parlant, ses yeux sont inondés.
Cette femme, à ces mots, d’un froid mortel saisie,
Longtemps sans mouvement, sans couleur et sans vie,
Ouvrant enfin les yeux d’horreur appesantis,
Dès qu’elle a pu parler a réclamé son fils :
Le mensonge n’a point des douleurs si sincères ;
On ne versa jamais de larmes plus amères.
On doute, on examine, et je reviens confus
Demander à vos pieds vos ordres absolus.
GENGIS.
Je saurai démêler un pareil artifice ;
Et qui m’a pu tromper est sûr de son supplice.
Ce peuple de vaincus prétend-il m’aveugler ?
Et veut-on que le sang recommence à couler ?
OCTAR.
Cette femme ne peut tromper votre prudence :
Du fils de l’empereur elle a conduit l’enfance :
Aux enfants de son maître on s’attache aisément ;
Le danger, le malheur ajoute au sentiment ;
Le fanatisme alors égale la nature,
Et sa douleur si vraie ajoute à l’imposture.
Bientôt, de son secret perçant l’obscurité,
Vos yeux sur cette nuit répandront la clarté.
GENGIS.
Quelle est donc cette femme ?
OCTAR.
On dit qu’elle est unie
A l’un de ces lettrés que respectait l’Asie,
Qui, trop enorgueillis du faste de leurs lois,
Sur leur vain tribunal osaient braver cent rois.
Leur foule est innombrable : ils sont tous dans les chaînes ;
Ils connaîtront enfin des lois plus souveraines :
Zamti, c’est là le nom de cet esclave altier
Qui veillait sur l’enfant qu’on doit sacrifier.
GENGIS.
Allez interroger ce couple condamnable ;
Tirez la vérité de leur bouche coupable ;
Que nos guerriers surtout, à leur poste fixés,
Veillent dans tous les lieux où je les ai placés ;
Qu’aucun d’eux ne s’écarte. On parle de surprise ;
Les Coréens, dit-on, tentent quelque entreprise ;
Vers les rives du fleuve on a vu des soldats.
Nous saurons quels mortels s’avancent au trépas,
Et si l’on veut forcer les enfants de la guerre
A porter le carnage aux bornes de la terre.