JUGEMENT SUR VOLTAIRE de SAINTE-BEUVE
JUGEMENT SUR VOLTAIRE
De
Charles-Augustin SAINTE-BEUVE
1804 – 1869
ÉCRIVAIN FRANÇAIS, CRITIQUE LITTÉRAIRE
Voltaire, du premier jour qu’il débuta dans le monde et dans la vie, semble avoir été lui tout entier et n’avoir pas eu besoin d’école. Sa grâce, son brillant, sa pétulance, le sérieux et parfois le pathétique qui se cachaient sous ces dehors légers, du premier jour il eut tout cela. Pourtant, il n’acquit toute sa vigueur de talent et son ressort de caractère que lorsqu’il eut connu l’injustice et le malheur.
Voltaire, malheureux pour la première fois, s’exila en Angleterre, et il revint de là tout entier formé et avec sa trempe dernière. La pétulance de son instinct ne se corrigea sans doute jamais, mais il y mêle dès lors une réflexion, un fond de prudence, auquel il revenait à travers et nonobstant toutes les infractions et les mésaventures. Il était de ceux à qui le plaisir de penser et d’écrire en liberté tient lieu de tout… Cependant Voltaire n’était pas un pur Descartes.
…Voilà Voltaire pur esprit. Il avait pour principe qu’il faut dévorer les choses pour qu’elles ne nous dévorent pas, et pour ne pas se dévorer soi-même…
Ce n’est pas un démocrate que Voltaire. Voltaire est contre les majorités et les méprise ; en fait de raison, les masses lui paraissent naturellement bêtes ; il ne croit au bon sens que chez un petit nombre, et c’est assez pour lui si l’on parvient à grossir peu à peu le petit troupeau.
(Causeries du lundi.)