FACÉTIE : Relation du voyage - Partie 4
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RELATION
DU VOYAGE DE FRÈRE GARASSISE, NEVEU DE FRÈRE GARASSE,
SUCCESSEUR DE FRÈRE BERTHIER, ET CE QUI S’ENSUIT,
EN ATTENDANT CE QUI S’ENSUIVRA
(1)
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L’an de notre salut 1760, le 14 Janvier, arriva de Lisbonne à Paris frère Garassise, en poste sur ses fesses, et mit pied à terre au collège de Clermont, dit par abus, de Louis-le-Grand (2), et on sonna la cloche, et le R.P. provincial assembla son conseil, composé du R.P. spiriruel, du R.P. recteur, du R.P. principal, de trois R.P. assistants, et du R.P. Croust, confesseur en cour (3).
Et frère Garassise rendit compte en ces termes du succès de son voyage devant cette vénérable assemblée :
Au nom de saint Ignace. En arrivant de nuit à la ville de Lisbonne pour le service de la compagnie, voici que le ciel s’entr’ouvrit, et que deux saints de notre ordre en descendirent, lesquels saints je ne pus reconnaître, attendu l’énorme quantité que nous en possédons ; et ils avaient les yeux plus perçants, et les oreilles plus longues, et les mains plus crochues que les autres hommes ; et l’un d’eux me dit : Garassise, neveu de Garasse, cours à la prison des Lions, où est renfermé frère Malagrida (4), et tu lui parleras, et il te dira les choses ; et je lui dis : Comment voulez-vous que j’aille à la prison des Lions, et que frère Malagrida me dise les choses, puisque je n’ai pas les clefs, et que la prison des Lions est gardée par la sainte Hermandad ? Et le saint me répondit : Nous serons avec toi, et les portes s’ouvriront ; et je répondis aux deux saints : Pourquoi n’y avez-vous pas été vous-mêmes, et pourquoi n’avez-vous pas tiré frère Malagrida de la prison des Lions ? et l’un d’eux me dit : Tu es bien curieux ; ne sais-tu pas que les saints ne peuvent pas tout faire ? Obéis, et marche.
J’obéis, et je marchai ; et voici les portes de la prison s’ouvrirent : je me prosternai devant frère Malagrida ; je baisai ses chaînes ; je lui dis : Pourquoi êtes-vous ici ? Il me répondit : Pour faire mon salut. Serez-vous pendu ? fis-je. Je n’en sais rien, fit-il. Les méchants ont prévalu contre vous, ajoutai-je. Saint Ignace soit béni, ajouta-t-il. Vous êtes venu ici pour accomplir l’œuvre ; prenez ce que je vais vous donner ; portez-le à ceux qui vous ont envoyé, et qu’il soit conservé soigneusement pour servir au besoin.
Alors il tira d’entre les plis de sa robe un coutelet que la sainte Hermandad n’avait jamais pu découvrir, et il le mit entre mes mains, et je lui dis : Frère, d’où vous vient ce beau petit coutelet ?
Puis, levant les yeux au ciel avec des soupirs, il dit : Ce saint instrument a toujours été dans notre ordre ; je le tiens de frère Lacroix (5), qui le tenait de frère Lessius, qui le tenait de frère Mariana, qui le tenait de frère Busembaum, qui le tenait des frères Oldcorn et Garnet, qui le tenaient des frères Guignard et Gueret, qui le tenaient des frères Créton et Campion, qui le tenaient de frère Matthieu, courrier de la Ligue : c’est une des plus saintes reliques que nous ayons ; et quiconque de nous aura le bonheur de le posséder court fortune d’être pendu, et d’aller en paradis.
Je pris humblement la relique, et la mis dans ma culotte, et je m’écriai : O frère ! comment se peut-il qu’avec une si puissante relique vous ayez fait si peu de miracles ? Et alors il me dit : Voici, je te confie tous les secrets de la sainte entreprise, et ils sont dans ce paquet cacheté, et tu porteras ce paquet cacheté au provincial de ta province, afin que tout soit accompli.
Et alors frère Garassise mit humblement sur la table le paquet cacheté, et on ouvrit ce paquet, et on y lut ces choses :
Comment les frères jésuites avaient fait révolter pour la cause de Dieu la horde du Saint-Sacrement contre leur roi légitime.
Comment les frères jésuites avaient excité une sédition dans le Brésil, pour rétablir l’union et la paix.
Comment les frères jésuites avaient pris leurs mesures pour envoyer le roi de Portugal rendre compte à Dieu de ses actions.
Comment les frères jésuites ont été chassés de Portugal par les lois humaines contre les lois divines.
Comment les frères Malagrida, Mathos, et Alexandre, n’ont pas encore reçu la couronne du martyre, que tout le monde leur souhaite (6).
Le R.P provincial ayant fait lecture du contenu de tous ces articles, et l’assemblée ayant délibéré sur cette affaire, le R.P. procureur se leva et dit : Voici s’amuser à choses de néant, et qui ne sont d’aucun rapport ; quand ce couteau, que je révère comme je le dois, ferait encore de nouveaux miracles, cela ne nous donnerait pas de quoi vivre ; quand on aura pendu frère Malagrida, frère Mathos, et frère Alexandre, nous n’y gagnerons pas un écu ; nous avons perdu la moitié de nos écoliers ; nos livres ne se débitent plus ; nous sommes haïs et méprisés ; le grand Berthier est mort ; les libraires ne nous donnent plus d’argent, et nous n’avons plus personne parmi nous capable de travailler au Journal de Trévoux. Berruyer en était digne ; mais la mort nous a privés de ce grand homme (7). Griffet pourrait nous aider ; mais il est occupé à rallonger l’Histoire de frère Daniel (8) : et quoiqu’il ne soit pas plus instruit que frère Daniel des lois du royaume, des droits des différents corps, des libertés de l’Eglise gallicane, de l’ancienne chevalerie, des état du royaume, et des anciens parlements, cependant il écrit toujours à bon compte, et ne peut se résoudre à continuer notre Journal. Quel parti prendrons-nous, mes révérends pères ? Le R.P. spirituel se leva, et proféra ces paroles :
Il nous faut de l’argent ; affermons le Journal de Trévoux à quelque serviteur de Dieu connu dans Paris. Un des assistants dit : Je propose le célèbre Abraham Chaumeix (9) ; mais on conclut à la pluralité des voix qu’on ne pouvait se fier à cet homme, attendu qu’il avait changé trop souvent de profession, s’étant fait de vinaigrier voiturier, de voiturier colporteur, de colporteur jésuite, de jésuite maître d’école, de maître d’école convulsionnaire, et qu’il avait fini par se faire crucifier, le 2 mars 1750 (10), dans la rue Saint-Denis, vis-à-vis Saint-Leu, au second étage ; qu’enfin il n’y avait pas moyen de confier un fardeau aussi important que le Journal de Trévoux à un écrivain de cette trempe, quelque grand homme qu’il fût d’ailleurs.
Le R.P. Croust ouvrit son avis en ces termes : Pax Christi, shelm (11) ; puisque vous ne pouvez faire votre chien de Journal de Trévoux en français, je vous conseille de le faire en allemand ; on ne vous entendra pas plus qu’on ne vous entendait auparavant ; et en outre, la langue allemande est bien plus propre aux injures que votre fichue langue franque trop efféminée : l’assemblée rit, et Croust jura Dieu en allemand.
Comme l’assemblée était en ces détresses, entra brusquement maître Aliboron, dit Fréron (12), de l’académie d’Angers. Mes révérends pères, dit-il, je sais quelle est votre peine ; j’ai été jésuite, et vous m’avez chassé ; je ne suis qu’une cruche de votre poterie que vous avez cassée ; mais servabit odorem testa diu, comme dit saint Matthieu (13) ; je suis plus ignorant, plus impudent, plus menteur que jamais ; faites-moi fermier du Journal de Trévoux, et je vous paierai comme je pourrai. Mon ami, dit Croust, vous avez, il est vrai, de grandes qualités ; mais il est dit dans Cicéron : Ne donnez pas le pain des enfants de la maison aux chiens ; et dans un autre endroit, dont je ne me souviens pas, il dit : Je suis venu pour sauver mes loups de la dent de mes brebis. Allez, maître, vous gagnez assez à hurler et à aboyer dans votre trou, tirez.
Frère Garassise, qui n’avait point encore parlé, se leva et dit : Mes révérends pères, il n’est pas juste en effet qu’un apostat soit préféré aux enfants de la maison ; j’ai été choisi par frère Berthier, d’ennuyeuse mémoire : il m’a remis en bâillant l’emploi de journaliste : je ne l’ai quitté que pour m’acquitter de la commission sainte que j’avais auprès de frère Malagrida ; je travaillerai au
Journal de Trévoux jusqu’au temps où je pourrai aller exécuter vos ordres au Paraguay. Je vous ai apporté le coutelet de frère Malagrida ; j’ai la plume de Berthier, je possède la fadeur de Catrou, les antithèses de Porée (14), la sécheresse de Daniel ; je demande ce qui m’est dû pour prix de mes services.
A ces mots, l’assemblée lui décerna le Journal tout d’une voix ; il l’écrivit , et l’on bâilla plus que jamais dans Paris
N.B. – On a mis sous presse le contenu du procès des frères Malagrida, Mathos, et Alexandre, et le journal de tout ce qui s’est passé au Paraguay depuis cinq ans, envoyé par le gouverneur du Brésil à la cour de Lisbonne ; ce sont deux pièces authentiques, par lesquelles on finira ces relations, qui composeront un volume utile et édifiant ; on pourra même y ajouter quelques remarques pour l’avantage du prochain.
1 – Cette Relation ne parut qu’en 1760, dans une réimpression de la Relation de la maladie, etc., du jésuite Berthier. (G.A.)
2 – C’était le collège des jésuites. (G.A.)
3 – Il confessait la Dauphine. (G.A.)
4 – Voyez le chapitre XXXVIII du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)
5 – L’un des amplificateurs de la Medulla Theologiœ moralis. (G.A.)
6 – Malagrida ne fut brûlé qu’en 1761. (G.A.)
7 – Ce jésuite, auteur de l’Histoire du peuple de Dieu, était mort en 1758. (G.A.)
8 – Griffet a augmenté l’Histoire de Daniel de l’Histoire de Louis XIII, et du Journal du règne de Louis XIV. (G.A.)
9 – Voyez une des notes du Russe à Paris, POÉSIES. (G.A.)