FACÉTIE : Lettre de M. de l'Ecluse
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LETTRE DE M. DE L’ÉCLUSE,
CHIRURGIEN-DENTISTE, SEIGNEUR DU TILLOY, PRÈS MONTARGIS,
A
M. SON CURÉ.
(1)
MONSIEUR MON CURÉ,
Vous savez que j’ai récrépi à mes dépens l’église du Tilloy, et que j’ai raccommodé les deux tiers de la tribune, qui était pourrie : à peine m’en avez-vous remercié ; je ne m’en suis pas seulement remercié moi-même ; cela n’a fait aucun bruit, tandis que M. Le Franc de Pompignan de Montauban jouit d’une gloire immortelle.
Vous me direz que cette gloire, il se l’est donnée à lui-même ; qu’il a tout arrangé, tout fait, jusqu’au sermon qu’on a prononcé à son honneur dans l’église de son village ; qu’il a fait imprimer ce sermon et la relation de cette belle fête, à Paris, chez Barbou, rue Saint-Jacques, aux Grues (2) ; que quand on veut passer à la postérité, il faut se donner beaucoup de peine, et que je ne m’en suis donné aucune. Vous avez craint, dites-vous, le sort des prédicateurs modernes que M. Le Franc de Pompignan traite dans sa Préface d’écrivains impertinents, comme il a traité les académiciens de Paris de libertins, dans son Discours à l’Académie. Mais, mon cher pasteur, on n’exige pas d’un curé de campagne l’éloquence d’un évêque du Puy.
Ne pouviez-vous pas vaincre ma modestie, et me forcer doucement à recevoir l’immortalité ? Qui vous empêchait de comparer l’église du Tilloy (page 3) à la sainte cité de Jérusalem descendant du ciel ? Ne vous était-il pas aisé de me louer, moi présent ? C’est ainsi qu’on en a usé à Pompignan : on adressa la parole à M. de Pompignan, immédiatement avant d’implorer les lumières du Saint-Esprit et de la vierge Marie. On a eu soin de mettre en marge : « M. le marquis de Pompignan présent. »
Quand je vous ai fait de doux reproches sur votre négligence dans une affaire si grave, vous m’avez répondu que c’est ma faute de n’avoir point pris le titre de marquis ; que mon grand-père n’était que docteur en médecine de la faculté de Bourges : que celui de M. de Pompignan était professeur en droit canon à Cahors : vous ajoutez que votre paroisse est trop près de Paris, et que ce qui est grand et admirable à deux cents lieues de la capitale n’a peut-être pas tant d’éclat dans son voisinage.
Cependant, monsieur, il m’est bien dur de n’avoir travaillé que pour Dieu, tandis que M. de Pompignan reçoit sa récompense dans ce monde.
M. le marquis de Pompignan fait la description de sa procession (3) : Il y avait, dit-il, à la tête un jeune jésuite (page 32), derrière lequel marchait immédiatement M. de Pompignan avec son procureur fiscal.
Mais, monsieur, n’avons-nous pas eu aussi une procession, un procureur fiscal et un greffier ? et s’il m’a manqué le derrière d’un jeune jésuite, cela ne peut-il pas se réparer ?
M. Le Franc rapporte que M. l’abbé Lacoste (4) officia d’une manière imposante : n’avez-vous pas officié d’une manière édifiante ? Nous avons entendu parler d’un abbé Lacoste qui en imposait en effet ; c’était un associé du sieur Fréron, et on fit même un passe-droit à ce dernier pour avancer l’abbé Lacoste dans la marine (5) : je ne crois pas que ce soit le même dont M. de Pompignan nous parle.
Au reste, monsieur, l’église du Tilloy avait un très grand avantage sur celle de Pompignan : vous avez une sacristie, et M. de Pompignan avoue lui-même qu’il n’en a point, et que le prêtre, le diacre, et le sous-diacre, furent obligés de s’habiller dans sa bibliothèque : cela est un peu irrégulier ; mais aussi il a parlé de sa bibliothèque au roi ; il est dit en marge (page 31) qu’un ministre d’Etat a trouvé sa bibliothèque fort belle ; on y trouve une collection immense de tous les exemplaires qu’on a jamais tirés des cantiques hébraïques de M. de Pompignan, et de son Discours à l’Académie française ; tandis que les petits écrits badins où l’on se moque un peu de M. de Pompignan sont condamnés à être dispersés en feuilles volantes abandonnées à leur mauvais sort sur toutes les cheminées de Paris, où il peut avoir la satisfaction de les voir pour les immoler à sa gloire.
Il est dit même dans le sermon prononcé à Pompignan « que Dieu donne à ce marquis la jeunesse et les ailes de l’aigle, qui est assis près des astres (page 14), que l’impie rampe à ses pieds dans la boue, qu’il est admiré de l’univers, et que son génie brille d’un éclat immortel. »
Voilà, monsieur, la justice que se rend à lui-même le marquis, tandis que je reste inconnu au Tilloy.
On ajoute que M. le marquis eut ce jour-là une table de vingt-six couverts (page 38) ; je vois que la Renommée est aussi injuste que la Fortune : nous étions trente-deux le jour de la dédicace de votre église, et cela n’a pas seulement été remarqué dans Montargis.
Enfin il est parlé de madame la marquise de Pompignan (6) et on n’a pas dit un mot de madame de L’Ecluse ; on se prévaut même du jugement du sieur Fréron, qui appelle cette partie du sermon une églogue en prose (page 36), éloge qu’il donne aussi aux vers de M. de Pompignan.
Enfin M. de Pompignan jouit de tous les honneurs possibles, depuis son beau Discours de l’Académie française ; la France ne parle que de lui, et je suis oublié : je demande à messieurs de l’Académie si cela est juste.
J’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Après avoir été vingt ans chirurgien-dentiste du roi de Pologne Stanislas, de L’Ecluse était venu exercer sa profession à Genève pendant quelque temps. Il est parlé de lui dans la CORRESPONDANCE, février 1761, parce que Fréron avait écrit, dans son Année littéraire, que Voltaire venait de confier à ce dentiste ex-comédien l’éducation de mademoiselle Marie Corneille. (G.A.)
2 – Discours prononcé (le 12 Octobre 1762) dans l’église de Pompignan, le jour de sa bénédiction, par Laurent de Reyrac. (G.A.)
3 – Cette description faisait suite au discours de Reyrac. (G.A.)
4 – Qui bénit l’église. (G.A.)
5 – Cet autre abbé Lacoste avait été condamné aux galères en 1760. (G.A.)
6 – Voyez Monsieur de Pourceaugnac, acte Ier, scène VI. (G.A.)