EPITRE : L'auteur arrivant...

Publié le par loveVoltaire

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L’AUTEUR

 

ARRIVANT DANS SA TERRE, PRÈS DU LAC DE GENÈVE  (1)

 

 

 

  Mars 1755 

 

 

 

 

Ô maison d’Aristippe ! ô jardins d’Epicure !

Vous qui me présentez, dans vos enclos divers,

Ce qui souvent manque à mes vers,

Le mérite de l’art soumis à la nature,

Empire de Pomone et de Flore sa sœur,

Recevez votre possesseur !

Qu’il soit, ainsi que vous, solitaire et tranquille !

Je ne me vante point d’avoir en cet asile

Rencontré le parfait bonheur :

Il n’est point retiré dans le fond d’un bocage ;

Il est encor moins chez les rois ;

Il n’est pas même chez le sage :

De cette courte vie, il n’est point le partage.

Il y faut renoncer : mais on peut quelquefois

Embrasser au moins son image.

 

 

Que tout plaît en ces lieux à mes sens étonnés !

D’un tranquille océan (2) l’eau pure et transparente

Baigne les bords fleuris de ces champs fortunés ;

D’innombrables coteaux ces champs sont couronnés.

Bacchus les embellit ; leur insensible pente

Vous conduit par degrés à ces monts sourcilleux (3)

Qui pressent les enfers et qui fendent les cieux.

Le voilà ce théâtre et de neige et de gloire,

Eternel boulevard qui n’a point garanti

Des Lombards le beau territoire.

Voilà ces monts affreux célébrés dans l’histoire,

Ces monts qu’ont traversés, par un vol si hardi,

Les Charles, les Othon, Catinat, et Conti,

Sur les ailes de la victoire.

Au bord de cette mer où s’égarent mes yeux,

Ripaille, je te vois (4). Ô bizarre Amédée (5),

Est-il vrai que dans ces beaux lieux,

Des soins et des grandeurs écartant toute idée,

Tu vécus en grand sage, en vrai voluptueux,

Et que, lassé bientôt de ton doux ermitage,

Tu voulus être pape, et cessas d’être sage ?

Lieux sacrés du repos, je n’en ferais pas tant :

Et malgré les deux clefs dont la vertu nous frappe,

Si j’étais ainsi pénitent,

Je ne voudrais point être pape.

 

 

Que le chantre flatteur du tyran des Romains,

L’auteur harmonieux des douces Géorgiques,

Ne vante plus ces lacs et leurs bords magnifiques,

Ces lacs que la nature a creusés de ses mains

Dans les campagnes italiques !

Mon lac est le premier : c’est sur ses bords heureux

Qu’habite des humains la déesse éternelle,

L’âme des grands travaux, l’objet des nobles vœux,

Que tout mortel embrasse, ou désire, ou rappelle,

Qui vit dans tous les cœurs, et dont le nom sacré

Dans les cours des tyrans est tout bas adoré,

La Liberté. J’ai vu cette déesse altière,

Avec égalité répandant tous les biens,

Descendre de Morat en habit de guerrière,

Les mains teintes du sang des fiers Autrichiens

Et de Charles-le-Téméraire.

Devant elle on portait ces piques et ces dards,

On traînait ces canons, ces échelles fatales

Qu’elle-même brisa quand ses mains triomphales

De Genève en danger défendaient les remparts (6).

Un peuple entier la suit, sa naïve allégresse

Fait à tout l’Apennin répéter ses clameurs ;

Leurs fronts sont couronnés de ces fleurs que la Grèce

Aux champs de Marathon prodiguait aux vainqueurs.

C’est là leur diadème ; ils en font plus de compte

Que d’un cercle à fleurons de marquis et de comte,

Et des larges mortiers à grands bords abattus

Et de ces mitres d’or aux deux sommets pointus.

On ne voit point ici la grandeur insultante

Portant de l’épaule au côté

Un ruban que la Vanité

A tissé de sa main brillante,

Ni la fortune insolente

Repoussant avec fierté

La prière humble et tremblante

De la triste Pauvreté.

On n’y méprise point les travaux nécessaires :

Les états sont égaux, et les hommes sont frères.

 

 

Liberté ! Liberté ! Ton trône est en ces lieux :

La Grèce où tu naquis t’a pour jamais perdue,

Avec ses sages et ses dieux.

Rome, depuis Brutus, ne t’a jamais revue.

Chez vingt peuples polis à peine es-tu connue ;

Le Sarmate à cheval t’embrasse avec fureur ;

Mais le bourgeois à pied, rampant dans l’esclavage,

Te regarde, soupire, et meurt dans la douleur.

L’Anglais pour te garder signala son courage :

Mais on prétend qu’à Londres on te vend quelquefois.

Non, je ne le crois point : ce peuple fier et sage

Te paya de son sang, et soutiendra tes droits.

Aux marais du Batave on dit que tu chancelles ;

Tu peux te rassurer, la race des Nassaux,

Qui dressa sept autels à tes lois immortelles (7),

Maintiendra de ses mains fidèles

Et tes honneurs et tes faisceaux.

Venise te conserve, et Gêne t’a reprise.

Tout à côté du trône à Stockholm on t’a mise (8) ;

Un si beau voisinage est souvent dangereux.

Préside à tout état où la loi t’autorise,

Et restes-y, si tu le peux.

Ne va plus, sous les noms et de Ligue et Fronde,

Protectrice funeste en nouveautés féconde,

Troubler les jours brillants d’un peuple de vainqueurs,

Gouverné par les lois, plus encor par les mœurs ;

Il chérit la grandeur suprême :

Qu’a-t-il besoin de tes faveurs ;

Quand son joug est si doux qu’on le prend pour toi-même ?

Dans le vaste Orient ton sort n’est pas si beau.

Aux murs de Constantin, tremblante et consternée,

Sous les pieds d’un vizir tu languis enchaînée

Entre le sabre et le cordeau.

Chez tous les Levantins tu perdis ton chapeau.

Que celui du grand Tell (9) orne en ces lieux ta tête !

Descends dans mes foyers en tes beaux jours de fête,

Viens m’y faire un destin nouveau.

Embellis ma retraite, où l’Amitié t’appelle ;

Sur de simples gazons viens t’asseoir avec elle.

Elle fuit comme toi les vanités des cours,

Les cabales du monde et son règne frivole (10).

Ô deux divinités ! Vous êtes mon recours.

L’une élève mon âme, et l’autre la console :

Présidez à mes derniers jours !

 

 

   

 

_______

 

 

 

1 – Voici le plus beau chant de liberté que Voltaire ait jamais écrit. Il le fit imprimé dans un format in-4°, l’année même de son installation aux Délices. (G.A.)

 

 

 

2 – Le lac de Genève. (1756)

 

 

 

3 – Les Alpes. (1756)

 

 

 

4 – C’est de Prangins où Voltaire habita un moment, et non des Délices, qu’on voit le couvent de Rapaille. (G.A.)

 

 

 

5 – Le premier duc de Savoie, Amédée, pape ou antipape, sous le nom de Félix. (1756)

 

 

 

6 – Voltaire veut parler ici de l’Escalade. (G.A.)

 

 

 

7 – L’union des sept provinces. (1756)

 

 

 

8 – Sous le règne d’Adolphe-Frédéric. (G.A.)

 

 

 

9 – L’auteur de la liberté helvétique. (1756)

 

 

 

10 – Voltaire rendait ici hommage à sa nièce, madame Denis, qui avait consenti non sans peine à le suivre dans sa retraite.

 

 

 

 

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