EPITRE : Au roi de la Chine

Publié le par loveVoltaire



AU ROI DE LA CHINE

 

SUR SON RECUEIL DE VERS QU’IL A FAIT IMPRIMER

 

 

   1771 

 

 

 

Reçois mes compliments, charmant roi de la Chine (1).

Ton trône est donc placé sur la double colline !

On sait dans l’Occident que, malgré mes travers,

J’ai toujours fort aimé les rois qui font des vers.

David même me plut, quoique, à parler sans feinte,

Il prône trop souvent sa triste cité sainte,

Et que du même ton sa muse à tout propos

Fasse danser les monts et reculer les flots.

Frédéric a plus d’art, et connaît mieux son monde ;

Il est plus varié, sa veine est plus féconde ;

Il a lu son Horace, il l’imite ; et vraiment

Ta majesté chinoise en devrait faire autant.

 

Je vois avec plaisir que sur notre hémisphère

L’art de la poésie à l’homme est nécessaire.

Qui n’aime point les vers a l’esprit sec et lourd ;

Je ne veux point chanter aux oreilles d’un sourd :

Les vers sont en effet la musique de l’âme.

 

O toi que sur le trône un feu céleste enflamme,

Dis-moi si ce grand art dont nous sommes épris

Est aussi difficile à Pékin qu’à Paris.

Ton peuple est-il soumis à cette loi si dure

Qui veut qu’avec six pieds d’une égale mesure,

De deux alexandrins côte à côte marchants,

L’un serve pour la rime et l‘autre pour le sens ?

Si bien que sans rien perdre, en bravant cet usage,

On pourrait retrancher la moitié d’un ouvrage.

 

         Je me flatte, grand roi, que les sujets heureux

Ne sont point opprimés sous ce joux onéreux,

Plus importun cent fois que les aides, gabelles,

Contrôle, édits nouveaux, remontrances nouvelles,

Bulle Unigenius, billets aux confessés (2),

Et le refus d’un gîte aux chrétiens trépassés.

Parmi nous le sentier qui mène aux deux collines

Ainsi que tout le reste est parsemé d’épines.

A la Chine sans doute il n’en est pas ainsi.

Les biens sont loin de nous, et les maux sont ici :

C’est de l’esprit français la devise éternelle.

 

         Je veux m’y conformer, et, d’un crayon fidèle,

Peindre notre Parnasse à tes regards chinois.

Ecoute : mon partage est d’ennuyer les rois.

Tu sais (car l’univers est plein de nos querelles)

Quels débats inhumains, quelles guerres cruelles,

Occupent tous les mois l’infatigable main

Des sales héritiers d’Estienne et de Plantin. (3)

Cent rames de journaux, des rats fatale proie,

Sont le champ de bataille où le sort se déploie.

C’est là qu’on vit briller ce grave magistrat

Qui vint de Montauban pour gouverner l’Etat.

Il donna des leçons à notre Académie,

Et fut très mal payé de tant de prud’hommie.

Du jansénisme obscur le fougueux gazetier

Aux beaux-esprits du temps ne fait aucun quartier ;

Hayer (4) poursuit de loin les encyclopédistes ;

Linguet fond en courroux sur les économistes ;

A brûler les païens Ribalier se morfond ;

Beaumont pousse à Jean-Jacques, et Jean-Jacques à Beaumont (5)

 

 

 

 

 

 

 

 

1 - Kien-Long, roi ou empereur de la Chine, actuellement régnant, a composé, vers l’an 1743 de notre ère vulgaire, un poème en vers chinois et en vers tartares. Ce n’est pas beaucoup près son seul ouvrage. On vient de publier la traduction française de son poème. (1771)

 

2 – Ce passage n’a guère besoin de commentaire. On sait assez quelle peine la sagesse du roi très chrétien et du ministère a eue à calmer toutes ces querelles, aussi odieuses que ridicules. Elles ont été jusqu’à refuser la sépulture aux morts. Ces horribles extravagances sont certainement inconnues à la Chine, où nous avons pourtant eu la hardiesse d’envoyer des missionnaires. (1171)

 

3 – Probablement l’auteur donne l’épithète de sales aux imprimeurs, parce que leurs mains sont toujours noircies d’encre. Les Estienne et les Plantin étaient des imprimeurs très savants et très corrects, tels qu’il s’en trouve aujourd’hui rarement. (1771)

 

4 – L’auteur fait allusion sans doute à un principal magistrat de la ville de Montauban, qui, dans son discours de réception à l’Académie française, sembla insulter plusieurs gens de lettres, qui lui répondirent par un déluge de plaisanteries. Mais ces facéties ne portent point sur l’essentiel, et laissent subsister le mérite de l’homme de lettres et celui du galant homme. (1771) – Voyez les Facéties sur les Pompignan. (G.A.)

 

5 – Jean-Jacques Rousseau, natif de la ville de Genève, était un original qui avait voulu à toute force qu’on parlât de lui. Pour y parvenir, il composa des romans et écrivit contre les romans ; il fit des comédies et publia que la comédie est une œuvre du malin.

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