EPITRE : A mon vaisseau

Publié le par loveVoltaire


A MON VAISSEAU  (1)

 

  1768 

 

 

 

 

O vaisseau qui portes mon nom.

Puisses-tu comme moi résister aux orages !

L’empire de Neptune a vu moins de naufrages

Que le Permesse d’Apollon.

Tu vogueras peut-être à ces climats sauvages

Que Jean-Jacques a vantés dans son nouveau jargon.

Va débarquer sur ces rivages

Patouillet, Nonotte, et Fréron ;

A moins qu’aux chantiers de Toulon

Ils ne servent le roi noblement et sans gages.

Mais non, ton sort t’appelle aux dunes d’Albion.

Tu verras, dans les champs qu’arrose la Tamise,

La Liberté superbe auprès du trône assise :

Le chapeau qui la couvre est orné de lauriers ;

Et, malgré ses partis, sa fougue, et sa licence,

Elle tient dans ses mains la corne d’abondance

Et les étendards des guerriers.

 

Sois certain que Paris ne s’informera guère

Si tu vogues vers Smyrne où l’on vit naître Homère,

Ou si ton breton nautonier

Te conduit près de Naples, en ce séjour fertile

Qui fait bien plus de cas du sang de saint Janvier

Que de la cendre de Virgile.

Ne va point sur le Tibre : il n’est plus de talents,

Plus de héros, plus de grand homme ;

Chez ce peuple de conquérants

Il est un pape, et plus de Rome.

 

Va plutôt vers ces monts qu’autrefois sépara

Le redoutable fils d’Alcmène,

Qui dompta les lions, sous qui l’hydre expira,

Et qui des dieux jaloux brava toujours la haine.

Tu verras en Espagne un Alcide nouveau (2),

Vainqueur d’une hydre plus fatale,

Des superstitions déchirant le bandeau,

Plongeant dans la nuit du tombeau

De l’Inquisition la puissance infernale.

Dis-lui qu’il est en France un mortel qui l’égale (3),

Car tu parles, sans doute, ainsi que le vaisseau

Qui transporta dans la Colchide

Les deux jumeaux divins, Jason, Orphée, Alcide.

Baptisé sous mon nom, tu parles hardiment :

Que ne diras-tu point des énormes sottises

Que mes chers Français ont commises

Sur l’un et sur l’autre élément (4) !

 

Tu brûles de partir : attends, demeure, arrête ;

Je prétends m’embarquer, attends-moi, je te joins.

Libre de passions, et d’erreurs, et de soins,

J’ai su de mon asile écarter la tempête :

Mais dans mes prés fleuris, dans mes sombres forêts,

Dans l’abondance, et dans la paix,

Mon âme est encore inquiète ;

Des méchants et des sots je suis encor trop près :

Les cris des malheureux (5) percent dans ma retraite.

Enfin le mauvais goût qui domine aujourd’hui

Déshonore trop ma patrie.

Hier on m’apporta, pour combler mon ennui,

Le Tacite de La Blétrie.

Je n’y tiens point, je pars, et j’ai trop différé.

 

Ainsi je m’occupais, sans suite et sans méthode,

De ces pensers divers où j’étais égaré,

Comme tout solitaire à lui-même livré,

Ou comme un fou qui fait une ode,

Quand Minerve, tirant les rideaux de mon lit,

Avec l’aube du jour m’apparut, et me dit :

« Tu trouveras partout la même impertinence :

Les ennuyeux et les pervers

Composent ce vaste univers :

Le monde est fait comme la France. »

Je me rendis à la raison ;

Et, sans plus m’affliger des sottises du monde,

Je laissai mon vaisseau fendre le sein de l’onde,

Et je restai dans ma maison.

 

 

1 – Une compagnie de Nantes venait de mettre en mer un beau vaisseau qu’elle a nommé le Voltaire (1768) – Voyez la lettre à M. Montaudoin, 2 juin 1768. (ci-dessous). Piron a dit :

 

Si j’avais un vaisseau qui se nommât Voltaire,

Sous cet auspice heureux j’en ferais un corsaire. (G.A.)

 

2 – M. le comte d’Aranda. (1768)

 

3 – Choiseul. (G.A.)

 

4 – Allusion aux désastres de la guerre de Sept-ans. (G.A.)

 

5 – Calas, Sirven, La Barre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Montaudoin

 

Ferney, 2 Juin 1768.

 

         Jusqu’à présent je ne pouvais pas me vanter d’avoir heureusement conduit ma petite barque dans ce monde ; mais, puisque vous daignez donner mon nom à un de vos vaisseaux, je défierai désormais toutes les tempêtes. Vous me faites un honneur dont je ne suis pas certainement digne, et qu’aucun homme de lettres n’avait jamais reçu. Moins je le mérite, et plus j’en suis reconnaissant. On a baptisé jusqu’ici les navires des noms de Neptune, des Tritons, des Sirènes, des Griffons, des ministres d’Etat, ou des sains, et ces derniers surtout sont toujours arrivés à bon port ; mais aucun n’avait été baptisé du nom d’un faiseur de vers et de prose.

 

         Si j’étais plus jeune, je m’embarquerais sur votre vaisseau, et j’irais chercher quelque pays où l’on ne connût ni le fanatisme ni la calomnie. Je pourrais encore, si vous vouliez, débarquer en Corse ou à Civita-Vecchia, les jésuites Patouillet et Nonotte, avec l’ami Fréron, ci-devant jésuite. Il ne serait pas mal d’y joindre quelques convulsionnaires ou convulsionnistes. On mettait autrefois, dans certaines occasions, des singes et des chats dans un sac, et on les jetait ensemble à la mer ;

 

         Je m’imagine que les Anglais me laisseraient librement passer sur toutes les mers ; car ils savent que j’ai toujours eu du goût pour eux et pour leurs ouvrages. Ils prirent, dans la guerre de 1741, un vaisseau espagnol tout chargé de bulles de la Cruzade, d’indulgences, et d’Agnus Dei. Je me flatte que votre vaisseau ne porte point de telles marchandises ; elles procurent une très grande fortune dans l’autre monde, mais il faut d’autres cargaisons dans celui-ci.

 

         Si le patron va aux grandes Indes, je le prierai de se charger d’une lettre pour un brame avec qui je suis en correspondance, et qui est curé à Bénarès sur le Gange. Il m’a prouvé que les brames ont plus de quatre mille ans d’antiquité. C’est un homme très savant et très raisonnable : il est d’ailleurs beaucoup plus baptisé que nous, car il se plonge dans le Gange toutes les bonnes fêtes. J’ai dans ma solitude quelques correspondances assez éloignées, mais je n’en ai point encore eu qui m’ait fait plus d’honneur et plus de plaisir que la vôtre.

 

         Je n’ai pu vous écrire de ma main, étant très malade ; mais cette main tremblante vous assure que je serai jusqu’au dernier moment de ma vie, monsieur, votre, etc.

 


 

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