EPITRE : A Mme de Gondrin
A MADAME DE GONDRIN (1), SUR LE PÉRIL
QU’ELLE AVAIT COURU EN TRAVERSANT LA LOIRE
− 1716 −
Savez-vous, gentille douairière,
Ce que dans Sully (2) l’on faisait
Lorsqu’Eole vous conduisait
D’une si terrible manière ?
Le malin Périgny riait,
Et pour vous déjà préparait
Une épitaphe familière,
Disant qu’on vous repêcherait
Incessamment dans la rivière,
Et qu’alors il observerait
Ce que votre humeur un peu fière
Sans ce hasard lui cacherait.
Cependant l’Espar, La Vallière,
Guiche, Sully, tout soupirait ;
Roussy parlait peu, mais jurait ;
Et l’abbé Courtin (3), qui pleurait
En voyant votre heure dernière,
Adressait à Dieu sa prière,
Et pour vous tout bas murmurait
Quelque oraison de son bréviaire,
Qu’alors, contre son ordinaire,
Dévotement il fredonnait,
Dont à peine il se souvenait,
Et que même il n’entendait guère.
Chacun déjà vous regrettait.
Mais quel spectacle j’envisage !
Les Amours qui, de tous côtés,
Ministres de vos volontés,
S’opposent à l’affreuse rage,
Des vents contre vous irrités ;
Je les vois : ils sont à la nage,
Et plongés jusqu’au cou dans l’eau,
Ils conduisent votre bateau,,
Et vous voilà sur le rivage.
Gondrin, songez à faire usage
Des jours qu’Amour a conservés.
C’est pour lui qu’il les a sauvés :
Il a des droits sur son ouvrage (4).
1 – Future comtesse de Toulouse. (G.A.)
2 – Château du duc de Sully, où Voltaire habita, après avoir été exilé de Paris pour certains couplets contre le Régent et sa fille. (G.A.)
3 – Tous ces personnages composaient la société du Château. (G.A.)
4 – On lit encore dans une copie manuscrite : (G.A.)
Daignez pour moi vous employer
Près de ce duc aimable et sage,
Qui fit avec vous ce voyage
Où vous pensâtes vous noyer ;
Et que votre bonté l’engage
A conjurer un peu l’orage
Qui sur moi gronde maintenant :
Et qu’enfin au prince régent
Il tienne à peu près ce langage :
« Prince, dont la vertu va changer nos destins,
Toi qui par tes bienfaits signales ta puissance,
Toi qui fais ton plaisir du bonheur des humains,
Philippe, il est pourtant un malheureux en France,
Du dieu des vers un fils infortuné
Depuis un temps fut par toi condamné
A fuir loin de ces bords qu’embellit ta présence :
Songe que d’Apollon souvent les favoris
D’un prince assurent la mémoire :
Philippe, quand tu les bannis,
Souviens-toi que tu te ravis
Autant de témoins de ta gloire.
Jadis le tendre Ovide eut un pareil destin ;
Auguste l’exila dans l’affreuse Scythie :
Auguste est un héros ; mais ce n’est pas enfin
Le plus bel endroit de sa vie.
Grand prince puisses-tu devenir aujourd’hui
Et plus clément qu’Auguste, et plus heureux que lui ! »