DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : X comme XENOPHON

Publié le par loveVoltaire

124.jpg

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

X comme XÉNOPHON.

 

 

Et la retraite des dix mille.

 

 

 

 

 

 

          Quand Xénophon n’aurait eu d’autre mérite que d’être l’ami du martyr Socrate, il serait un homme recommandable ; mais il était guerrier, philosophe, poète, historien, agriculteur, aimable dans la société ; et il y eut beaucoup de Grecs qui réunirent tous ces mérites.

 

Mais pourquoi cet homme libre eut-il une compagnie grecque à la solde du jeune Cosrou, nommé Cyrus par les Grecs ? Ce Cyrus était frère puîné et sujet de l’empereur de Perse Artaxerxe Mnemon, dont on a dit qu’il n’avait jamais rien oublié que les injures. Cyrus avait déjà voulu assassiner son frère dans le temple même où l’on faisait la cérémonie de son sacre (car les rois de Perse furent les premiers qui furent sacrés ) ; non-seulement Artaxerxe eut la clémence de pardonner à ce scélérat, mais il eut la faiblesse de lui laisser le gouvernement absolu d’une grande partie de l’Asie-Mineure, qu’il tenait de leur père, et dont il méritait au moins d’être dépouillé.

 

Pour prix d’une si étonnante clémence, dès qu’il put se soulever dans sa satrapie contre son frère, il ajouta ce second crime au premier. Il déclara par un manifeste « qu’il était plus digne du trône de Perse que son frère, parce qu’il était meilleur magicien, et qu’il buvait plus de vin que lui. »

 

Je ne crois pas que ce fussent ces raisons qui lui donnèrent pour alliés les Grecs. Il en prit à sa solde treize mille, parmi lesquels se trouva le jeune Xénophon, qui n’était alors qu’un aventurier. Chaque soldat eut d’abord une darique de paye par mois. La darique valait environ une guinée ou un louis d’or de notre temps, comme le dit très bien monsieur le chevalier de Jaucourt, et non pas dix francs, comme le dit Rollin.

 

Quand Cyrus leur proposa de se mettre en marche avec ses autres troupes, pour aller combattre son frère vers l’Euphrate, ils demandèrent une darique et demie, et il fallut bien la leur accorder. C’était trente-six livres par mois, et par conséquent la plus forte paye qu’on ait jamais donnée. Les soldats de César et de Pompée n’eurent que vingt sous par jour dans la guerre civile. Outre cette solde exorbitante, dont ils se firent payer quatre mois d’avance, Cyrus leur fournissait quatre cents chariots chargés de farine et de vin.

 

Les Grecs étaient donc précisément ce que sont aujourd’hui les Helvétiens, qui louent leur service et leur courage aux princes leurs voisins, mais pour une somme trois fois plus modique que n’était la solde des Grecs.

 

Il est évident, quoi qu’on en dise, qu’ils ne s’informaient pas si la cause pour laquelle ils combattaient était juste ; il suffisait que Cyrus payât bien.

 

Les Lacédémoniens composaient la plus grande partie de ces troupes. Ils violaient en cela leurs traités solennels avec le roi de Perse.

 

Qu’était devenue l’ancienne aversion de Sparte pour l’or et pour l’argent ? Où était la bonne foi dans les traités ? où était leur vertu altière et incorruptible ? C’était Cléarque, un Spartiate, qui commandait le corps principal de ces braves mercenaires.

 

Je n’entends rien aux manœuvres de guerre d’Artaxerxès et de Cyrus, je ne vois pas pourquoi cet Artaxerxès, qui venait à son ennemi avec douze cent mille combattants, commence par faire tirer des lignes de douze lieues d’étendue entre Cyrus et lui ; et je ne comprends rien à l’ordre de bataille. J’entends encore moins comment Cyrus, suivi de six cents chevaux seulement, attaque dans la mêlée les six mille gardes à cheval de l’empereur suivi d’ailleurs d’une armée innombrable. Enfin il est tué de la main d’Artaxerxès, qui apparemment, ayant bu moins de vin que le rebelle ingrat, se battit avec plus de sang-froid et d’adresse que cet ivrogne. Il est clair qu’il gagna complètement la bataille, malgré la valeur et la résistance de treize mille Grecs, puisque la vanité grecque est obligée d’avouer qu’Ataxerxès leur fit dire de mettre bas les armes. Ils répondent qu’ils n’en feront rien, mais que, si l’empereur veut les payer, ils se mettront à son service. Il leur était donc très indifférent pour qui ils combattissent, pourvu qu’on les payât. Ils n’étaient donc que des meurtriers à louer.

 

Il y a, outre la Suisse, des provinces d’Allemagne qui en usent ainsi. Il n’importe à ces bons chrétiens de tuer pour de l’argent des Anglais, ou des Français, ou des Hollandais, ou d’être tués par eux. Vous les voyez réciter leurs prières et aller au carnage comme des ouvriers vont à leur atelier. Pour moi, j’avoue que j’aime mieux ceux qui s’en vont en Pensylvanie cultiver la terre avec les simples et équitables quakers, et former des colonies dans le séjour de la paix et de l’industrie. Il n’y a pas un grand savoir-faire à tuer et à être tué pour six sous par jour ; mais il y en a beaucoup à faire fleurir la république des dunkards, ces thérapeutes nouveaux, sur la frontière du pays le plus sauvage.

 

          Artaxerxès ne regarda ces Grecs que comme des complices de la révolte de son frère, et franchement c’est tout ce qu’ils étaient. Il se croyait trahi par eux, et il  les trahit, à ce que prétend Xénophon : car, après qu’un de ses capitaines eut juré en son nom de leur laisser une retraite libre, et de leur fournir des vivres ; après que Cléarque et cinq autres commandants des Grecs se furent mis entre ses mains pour régler la marche, il leur fit trancher la tête, et on égorgea tous les Grecs qui les avaient accompagnés dans cette entrevue, s’il faut s’en rapporter à Xénophon.

 

          Cet acte royal nous fait voir que le machiavélisme n’est pas nouveau ; mais aussi est-il bien vrai qu’Artaxerxès eût promis de ne pas faire un exemple des chefs mercenaires qui s’étaient vendus à son frère ? ne lui était-il pas permis de punir ceux qu’il croyait si coupables ?

 

          C’est ici que commence la fameuse retraite des dix mille. Si je n’ai rien compris à la bataille, je ne comprends pas plus à la retraite.

 

          L’empereur, avant de faire couper la tête aux six généraux grecs et à leur suite, avait juré de laisser retourner en Grèce cette petite armée réduite à dix mille hommes. La bataille s’était donnée sur le chemin de l’Euphrate, il eût donc fallu faire retourner les Grecs par la Mésopotamie occidentale, par la Syrie, par l’Asie-Mineure, par l’Ionie. Point du tout ; on les faisait passer à l’orient, on les obligeait de traverser le Tigre sur des barques qu’on leur fournissait ; ils remontaient ensuite par le chemin de l’Arménie, lorsque leurs commandants furent suppliciés. Si quelqu’un comprend cette marche, dans laquelle on tournait le dos à la Grèce, il me fera plaisir de me l’expliquer.

 

          De deux choses l’une : où les Grecs avaient choisi eux-mêmes leur route, et en ce cas ils ne savaient ni où ils allaient ni ce qu’ils voulaient ; ou Artaxerxès les faisait marcher malgré eux (ce qui est bien plus probable), et en ce cas pourquoi ne les exterminait-il point ?

 

          On ne peut se tirer de ces difficultés qu’en supposant que l’empereur persan ne se vengea qu’à demi, qu’il se contenta d’avoir puni les principaux chefs mercenaires qui avaient vendu les troupes grecques à Cyrus ; qu’ayant fait un traité avec ces troupes fugitives, il ne voulait pas descendre à la honte de le violer ; qu’étant sûr que de ces Grecs errants il en périrait un tiers dans la route, il abandonnait ces malheureux à leur mauvais sort. Je ne vois pas d’autre jour pour éclairer l’esprit du lecteur sur les obscurités de cette marche.

 

          On s’est étonné de la retraite des dix mille ; mais on devait s’étonner bien davantage qu’Atarxerxès, vainqueur à la tête de douze cent mille combattants (du moins à ce qu’on dit), laissât voyager dans le nord de ses vastes Etats dix mille fugitifs qu’il pouvait écraser à chaque village, à chaque passage de rivière, à chaque défilé, ou qu’on pouvait faire périr de faim et de misère.

 

          Cependant on leur fournit, comme nous l’avons vu, vingt-sept grands bateaux vers la ville d’Itace pour leur faire passer le Tigre, comme si on voulait les conduire aux Indes. De là on les escorte en tirant vers le nord, pendant plusieurs jours, dans le désert où est aujourd’hui Bagdad. Ils passent encore la rivière de Zabate ; et c’est là que viennent les ordres de l’empereur de punir les chefs. Il est clair qu’on pouvait exterminer l’armée aussi facilement qu’on avait fait justice des commandants. Il est donc très vraisemblable qu’on ne le voulut pas.

 

          On ne doit plus regarder les Grecs perdus dans ces pays sauvages que comme des voyageurs égarés, à qui la bonté de l’empereur laissait achever leur route comme ils pouvaient.

 

          Il y a une autre observation à faire, qui ne paraît pas honorable pour le gouvernement persan. Il était impossible que les Grecs n’eussent pas des querelles continuelles pour les vivres avec tous les peuples chez lesquels ils devaient passer. Les pillages, les désolations, les meurtres, étaient la suite inévitable de ces désordres ; et cela est si vrai, que dans une route de six cents lieues, pendant laquelle les Grecs marchèrent toujours au hasard, ces Grecs, n’étant ni escortés ni poursuivis par aucun grand corps de troupes persanes, perdirent quatre mille hommes, ou assommés par les paysans, ou morts de maladie. Comment donc Artaxerxès ne les fit-il pas escorter depuis leur passage de la rivière de Zabate, comme il l’avait fait depuis le champ de bataille jusqu’à cette rivière ?

 

          Comment un souverain si sage et si bon commit-il une faute si essentielle ? Peut-être ordonna-t-il l’escorte ; peut-être Xénophon, d’ailleurs un peu déclamateur, la passe-t-il sous silence pour ne pas diminuer le merveilleux de la retraite des dix mille ; peut-être l’escorte fut toujours obligée de marcher très loin de la troupe grecque par la difficulté des vivres. Quoi qu’il en soit, il paraît certain qu’Artaxerxès usa d’une extrême indulgence, et que les Grecs lui durent la vie ; puisqu’ils ne furent pas exterminés.

 

          Il est dit dans le Dictionnaire encyclopédique, à l’article RETRAITE, que celle des dix mille se fit sous le commandement de Xénophon. On se trompe ; il ne commanda jamais, il fut seulement, sur la fin de la marche, à la tête d’une division de quatorze cents hommes.

 

          Je vois que ces héros, à peine arrivés, après tant de fatigues, sur le rivage du Pont-Euxin, pillent indifféremment amis et ennemis pour se refaire. Xénophon embarque à Héraclée sa petite troupe, et va faire un nouveau marché avec un roi de Thrace qu’il ne connaissait pas. Cet Athénien, au lieu d’aller secourir sa patrie accablée alors par les Spartiates, se vend donc encore une fois à un petit despote étranger. Il fut mal payé, je l’avoue ; et c’est une raison de plus pour conclure qu’il eût mieux fait d’aller secourir sa patrie.

 

          Il résulte de tout ce que nous avons remarqué, que l’Athénien Xénophon, n’étant qu’un jeune volontaire, s’enrôla sous un capitaine lacédémonien, l’un des tyrans d’Athènes, au service d’un rebelle et d’un assassin ; et qu’étant devenu chef de quatorze cents hommes, il se mit aux gages d’un barbare.

 

          Ce qu’il y a de pis, c’est que la nécessité ne le contraignait pas à cette servitude. Il dit lui-même qu’il avait laissé en dépôt, dans le temple de la fameuse Diane d’Ephèse, une grande partie de l’or gagné au service de Cyrus.

 

          Remarquons qu’en recevant la paye d’un roi, il s’exposait à être condamné au supplice, si cet étranger n’était pas content de lui. Voyez ce qui est arrivé au major-général Doxat, homme né libre. Il se vendit à l’empereur Charles VI, qui lui fit couper le cou pour avoir rendu aux Turcs une place qu’il ne pouvait défendre.

 

          Rollin, en parlant de la retraite des dix mille, dit que « cet heureux succès remplit de mépris pour Artaxerxès les peuples de la Grèce, en leur faisant voir que l’or, l’argent, les délices, le luxe, un nombreux sérail, faisaient tout le mérite du grand roi, etc. »

 

          Rollin pouvait considérer que les Grecs ne devaient pas mépriser un souverain qui avait gagné une bataille complète ; qui, ayant pardonné en frère, avait vaincu en héros ; qui, maître d’exterminer dix mille Grecs, les avait laissé vivre et retourner chez eux, et qui, pouvant les avoir à sa solde, avait dédaigné de s’en servir. Ajoutez que ce prince vainquit depuis les Lacédémoniens et leurs alliés, et leur imposa des lois humiliantes ; ajoutez que dans une guerre contre les Scythes nommés Cadusiens, vers la mer Caspienne, il supporta comme le moindre soldat toutes les fatigues et tous les dangers. Il vécut et mourut plein de gloire ; il est vrai qu’il eut un sérail, mais son courage n’en fut que plus estimable. Gardons-nous des déclamations de collège.

 

          Si j’osais attaquer le préjugé, j’oserais préférer la retraite du maréchal de Belle-Isle à celle des dix mille. Il est bloqué dans Prague par soixante mille hommes, il n’en a pas treize mille. Il prend ses mesures avec tant d’habileté qu’il sort de Prague, dans le froid le plus rigoureux, avec son armée, ses vivres, son bagage, et trente pièces de canon, sans que les assiégeants s’en doutent. Il a déjà gagné deux marches avant qu’ils s’en soient aperçus. Une armée de trente mille combattants le poursuit sans relâche l’espace de trente lieues. Il fait face partout ; il n’est jamais entamé ; il brave, tout malade qu’il est, les saisons, la disette, et les ennemis. Il ne perd que les soldats qui ne peuvent résister à la rigueur extrême de la saison. Que lui a-t-il manqué ? une plus longue course, et des éloges exagérés à la grecque.

 

 

124

Commenter cet article