DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : S comme SUPERSTITION - Partie 2
Photo de PAPAPOUSS
S comme SUPERSTITION.
‒ Partie 2 ‒
SECTION III.
Nouvel exemple de la superstition la plus horrible.
Ils avaient communié à l’autel de la sainte Vierge, ils avaient juré à la sainte Vierge de massacrer leur roi, ces trente conjurés qui se jetèrent sur le roi de Pologne, la nuit du 3 Novembre de la présente année 1771.
Apparemment quelqu’un des conjurés n’était pas entièrement en état de grâce quand il reçut dans son estomac le corps du propre fils de la sainte Vierge, avec son sang, sous les apparences du pain, et qu’il fit serment de tuer son roi, ayant son dieu dans sa bouche, car il n’y eut que deux domestiques du roi de tués. Les fusils et les pistolets tirés contre sa majesté le manquèrent, il ne reçut qu’un léger coup de feu au visage, et plusieurs coups de sabre qui ne furent pas mortels.
C’en était fait de sa vie, si l’humanité n’avait pas enfin combattu la superstition dans le cœur d’un des assassins, nommé Kosinski. Quel moment quand ce malheureux dit à ce prince tout sanglant : « Vous êtes pourtant mon roi ! Oui, lui répondit Stanislas-Auguste, et votre bon roi qui ne vous ai jamais fait de mal. Cela est vrai, dit l’autre mais j’ai fait serment de vous tuer. »
Ils avaient juré devant l’image miraculeuse de la Vierge à Czentoshova. Voici la formule de ce beau serment : « Nous qui, excités par un zèle saint et religieux, avons résolu de venger la Divinité, la religion et la patrie outragées par Stanislas-Auguste, contempteur des lois divines et humaines, etc., fauteur des athées et des hérétiques, etc., jurons et promettons, devant l’image sacrée et miraculeuse de la mère de Dieu, etc., d’extirper de la terre celui qui la déshonore en foulant aux pieds la religion, etc. Dieu nous soit en aide ! »
C’est ainsi que les assassins des Sforze et des Médicis, et que tant d’autres saints assassins faisaient dire des messes, ou la disaient eux-mêmes pour l’heureux succès de leur entreprise.
La lettre de Varsovie, qui fait le détail de cet attentat, ajoute : « Les religieux qui emploient leur pieuse ardeur à faire ruisseler le sang, et ravager la patrie, ont réussi en Pologne, comme ailleurs, à inculquer à leurs affiliés qu’il est permis de tuer les rois. »
En effet, les assassins s’étaient cachés dans Varsovie, pendant trois jours, chez les révérends Pères dominicains ; et quand on a demandé à ces moines complices pourquoi ils avaient gardé chez eux trente hommes armés, sans en avertir le gouvernement, ils ont répondu que ces hommes étaient venus pour faire leurs dévotions et pour accomplir un vœu.
O temps des Jean Chastel, des Guignard, des Ricodovis, des Poltrot, des Ravaillac, des Damiens, des Malagrida, vous revenez donc encore ! Sainte Vierge ? et vous son digne fils, empêchez qu’on n’abuse de vos sacrés noms pour commettre le même crime !
Monsieur Jean-George Le Franc, évêque du Puy en Velay (1), dit dans son immense Pastorale aux habitants du Puy, pages 258 et 259, que ce sont les philosophes qui sont des séditieux. Et qui accuse-t-il de sédition ? Lecteurs, vous serez étonnés ; c’est Locke, le sage Locke lui-même ; il le rend complice des pernicieux desseins du comte de Shaftesbury, l’un des héros du parti philosophiste. »
Ah ! monsieur Jean-George, combien de méprises en peu de mots ! Premièrement vous prenez le petit-fils pour le grand-père. Le comte Shaftesbury, l’auteur des Caractéristiques et des Recherches sur la vertu, ce héros du parti philosophiste, mort en 1713, cultiva toute sa vie les lettres dans la plus profonde retraite. Secondement, le grand-chancelier Shaftesbury, son grand-père, à qui vous attribuez des forfaits, passe en Angleterre pour avoir été un véritable patriote. Troisièmement, Locke est révéré dans toute l’Europe comme un sage.
Je vous défie de me montrer un seul philosophe, depuis Zoroastre jusqu’à Locke, qui ait jamais excité une sédition, qui ait trempé dans un attentat contre la vie des rois, qui ait troublé la société ; et malheureusement je vous trouverai mille superstitieux, depuis Aod jusqu’à Kosinski, teints du sang des rois et de celui des peuples. La superstition met le monde entier en flammes ; la philosophie les éteint.
Peut-être ces pauvres philosophes ne sont-ils pas assez dévots à la sainte Vierge ; mais ils le sont à Dieu, à la raison, à l’humanité.
Polonais, si vous n’êtes pas philosophes, du moins ne vous égorgez pas. Français et Welches, réjouissez-vous et ne vous querellez plus.
Espagnols, que les noms d’inquisition et de sainte Hermandad ne soient plus prononcés parmi vous. Turcs qui avez asservi la Grèce, moines qui l’avez abrutie, disparaissez de la terre.
SECTION IV.
Chapitre tiré de Cicéron, de Sénèque et de Plutarque.
Presque tout ce qui va au-delà de l’adoration d’un Etre suprême, et de la soumission du cœur à ses ordres éternels, est superstition. C’en est une très dangereuse que le pardon des crimes attaché à certaines cérémonies.
Et nigras mactant pecudes, et Manibu divis
Inferias mittunt.
LUCRÈCE, III, 52-53.
Ah ! nimium faciles qui tristia crimina cædis,
Fluminea tolli posse putatis aqua (2) !
OVIDE, Fast., II, 45-46
Vous pensez que Dieu oubliera votre homicide, si vous vous baignez dans un fleuve, si vous immolez une brebis noire, et si on prononce sur vous des paroles. Un second homicide vous sera donc pardonné au même prix, et ainsi un troisième, et cent meurtres ne vous coûteront que cent brebis noires et cent ablutions ! Faites mieux, misérables humains, point de meurtres et point de brebis noires (3).
Quelle infâme idée d’imaginer qu’un prêtre d’Isis et de Cybèle, en jouant des cymbales et des castagnettes, vous réconciliera avec la Divinité ! Et qu’est-il donc ce prêtre de Cybèle, cet eunuque errant qui vit de vos faiblesses, pour s’établir médiateur entre le ciel et vous ? Quelles patentes a-t-il reçues de Dieu ? Il reçoit de l’argent de vous pour marmotter des paroles, et vous pensez que l’Etre des êtres ratifie les paroles de ce charlatan !
Il y a des superstitions innocentes ; vous dansez les jours de fête en l’honneur de Diane ou de Pomone, ou de quelqu’un de ces dieux secondaires dont votre calendrier est rempli : à la bonne heure. La danse est très agréable, elle est utile au corps, elle réjouit l’âme, elle ne fait de mal à personne ; mais n’allez pas croire que Pomone et Vertumne vous sachent beaucoup de gré d’avoir sauté en leur honneur, et qu’ils vous punissent d’y avoir manqué. Il n’y a d’autre Pomone ni d’autre Vertumne que la bêche et le hoyau du jardinier. Ne soyez pas assez imbéciles pour croire que votre jardin sera grêlé, si vous avez manqué de danser la pyrrhique ou la cordace.
Il y a peut-être une superstition pardonnable et même encourageante à la vertu c’est celle de placer parmi les dieux les grands hommes qui ont été les bienfaiteurs du genre humain. Il serait mieux sans doute de s’en tenir à les regarder simplement comme des hommes vénérables, et surtout de tâcher de les imiter. Vénérez sans culte un Solon, un Thalès, un Pythagore ; mais n’adorez pas un Hercule pour avoir nettoyé les écuries d’Augias, et pour avoir couché avec cinquante filles dans une nuit.
Gardez-vous surtout d’établir un culte pour des gredins qui n’ont eu d’autre mérite que l’ignorance, l’enthousiasme, et la crasse ; qui se sont fait un devoir et une gloire de l’oisiveté et de la gueuserie : ceux qui ont été au moins inutiles pendant leur vie méritent-ils l’apothéose après leur mort ?
Remarquez que les temps les plus superstitieux ont toujours été ceux des plus horribles crimes.
SECTION V.
Le superstitieux est au fripon ce que l’esclave est au tyran. Il y a plus encore ; le superstitieux est gouverné par le fanatique, et le devient. La superstition née dans le paganisme, adoptée par le judaïsme, infecta l’Eglise chrétienne dès les premiers temps. Tous les Pères de l’Eglise, sans exception, crurent au pouvoir de la magie. L’Eglise condamna toujours la magie, mais elle y crut toujours ; elle n’excommunia point les sorciers comme des fous qui étaient trompés, mais comme des hommes qui étaient réellement en commerce avec les diables.
Aujourd’hui la moitié de l’Europe croit que l’autre a été longtemps et est encore superstitieuse. Les protestants regardent les reliques, les indulgences, les macérations, les prières pour les morts, l’eau bénite, et presque tous les rites de l’Eglise romaine, comme une démence superstitieuse. La superstition, selon eux, consiste à prendre des pratiques inutiles pour des pratiques nécessaires. Parmi les catholiques romains il y en a de plus éclairés que leurs ancêtres, qui ont renoncé à beaucoup de ces usages autrefois sacrés, et ils se défendent sur les autres qu’ils ont conservés, en disant : Ils sont indifférents, et ce qui n’est qu’indifférent ne peut être un mal.
Il est difficile de marquer les bornes de la superstition. Un Français voyageant en Italie trouve presque tout superstitieux, et ne se trompe guère. L’archevêque de Cantorbéry prétend que l’archevêque de Paris est superstitieux ; les presbytériens font le même reproche à M. de Cantorbéry, et sont à leur tour traités de superstitieux par les quakers, qui sont les plus superstitieux de tous aux yeux des autres chrétiens.
Personne ne convient donc chez les sociétés chrétiennes de ce que c’est que la superstition. La secte qui semble le moins attaquée de cette maladie de l’esprit est celle qui a le moins de rites. Mais si avec peu de cérémonies elle est fortement attachée à une croyance absurde, cette croyance absurde équivaut, elle seule, à toutes les pratiques superstitieuses observées depuis Simon le Magicien jusqu’au curé Gauffridi (4).
Il est donc évident que c’est le fond de la religion d’une secte qui passe pour superstition chez une autre secte.
Les musulmans en accusent toutes les sociétés chrétiennes, et en sont accusés. Qui jugera ce grand procès ? Sera-ce la raison ? mais chaque secte prétend avoir la raison de son côté. Ce sera donc la force qui jugera, en attendant que la raison pénètre dans un assez grand nombre de têtes pour désarmer la force.
Par exemple, il a été un temps dans l’Europe chrétienne où il n’était pas permis à de nouveaux époux de jouir des droits du mariage sans avoir acheté ce droit de l’évêque et du curé.
Quiconque dans son testament ne laissait pas une partie de son bien à l’Eglise était excommunié et privé de la sépulture. Cela s’appelait mourir déconfès, c’est-à-dire ne confessant pas la religion chrétienne. Et quand un chrétien mourait intestat, l’Eglise relevait le mort de cette excommunication, en faisant un testament pour lui, en stipulant et en se faisant payer le legs pieux que le défunt aurait dû faire.
C’est pourquoi le pape Grégoire IX et saint Louis ordonnèrent, après le concile de Narbonne tenu en 1235, que tout testament auquel on n’aurait pas appelé un prêtre serait nul ; et le pape décerna que le testateur et le notaire seraient excommuniés.
La taxe des péchés fut encore, s’il est possible, plus scandaleuse. C’était la force qui soutenait toutes ces lois, auxquelles se soumettait la superstition des peuples ; et ce n’est qu’avec le temps que la raison fit abolir ces honteuses vexations, dans le temps qu’elle en laissait subsister tant d’autres.
Jusqu’à quel point la politique permet-elle qu’on ruine la superstition ? Cette question est très épineuse ; c’est demander jusqu’à quel point on doit faire la ponction à un hydropique, qui peut mourir dans l’opération. Cela dépend de la prudence du médecin.
Peut-il exister un peuple libre de tous préjugés superstitieux ? C’est demander : Peut-il exister un peuple de philosophes ? On dit qu’il n’y a nulle superstition dans la magistrature de la Chine. Il est vraisemblable qu’il n’en restera aucune dans la magistrature de quelques villes d’Europe.
Alors ces magistrats empêcheront que la superstition du peuple ne soit dangereuse. L’exemple de ces magistrats n’éclairera pas la canaille ; mais les principaux bourgeois la contiendront. Il n’y a peut-être pas un seul tumulte, un seul attentat religieux où les bourgeois n’aient autrefois trempé, parce que ces bourgeois alors étaient canailles ; mais la raison et le temps les auront changés. Leurs mœurs adoucies adouciront celles de la plus vile et de la plus féroce populace ; c’est de quoi nous avons des exemples frappants dans plus d’un pays. En un mot, moins de superstitions, moins de fanatisme ; et moins de fanatisme, moins de malheurs.
1 – Voir aux POÉSIES et aux FACÉTIES. (G.A.)
2 – O gens trop faciles, qui croyez que vos déplorables crimes peuvent être emportés par l’eau d’un fleuve ! (E.B.)
3 – A l’heure où nous écrivons, des prêtres osent encore imprimer en France que certaines paroles ont la vertu de protéger les assassins contre la justice humaine. Un brigand des Etats du pape est condamné à mort ; le voilà sur la guillotine, mais il arrête le couperet qui s’abattait sur son cou en s’écriant : Evviva Maria ! et il obtient sa grâce. Cela se trouve ainsi raconté dans l’Almanach des amis de Pie IX, édité à Paris, en 1866, chez Ruffet et compagnie, ci-devant Périsse frères. (G.A.)
4 – Voyez dans les Histoires tragiques de notre temps (1666), composées par F. de Rosset, le chapitre II : de l’Horrible et espouventable sorcelerie de Louys Goffredy prestre de Marseille. (G.A.)