DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : S comme SUPERSTITION - Partie 1
Photo de PAPAPOUSS
S comme SUPERSTITION.
SECTION PREMIÈRE.
Je vous ai entendu dire quelquefois : Nous ne sommes plus superstitieux ; la réforme du seizième siècle nous a rendus plus prudents ; les protestants nous ont appris à vivre.
Et qu’est-ce donc que le sang d’un saint Janvier que vous liquéfiez tous les ans quand vous l’approchez de sa tête ? Ne vaudrait-il pas mieux faire gagner leur vie à dix mille gueux, en les occupant à des travaux utiles, que de faire bouillir le sang d’un saint pour les amuser ? Songez plutôt à faire bouillir leur marmite.
Pourquoi bénissez-vous encore dans Rome les chevaux et les mulets à Sainte-Marie-Majeure ?
Que veulent ces bandes de flagellants en Italie et en Espagne, qui vont chantant et se donnant la discipline en présence des dames ? pensent-ils qu’on ne va en paradis qu’à coups de fouet ?
Ces morceaux de la vraie croix qui suffiraient à bâtir un vaisseau de cent pièces de canon, tant de reliques reconnues pour fausses, tant de faux miracles, sont-ils des monuments d’une piété éclairée ?
La France se vante d’être moins superstitieuse qu’on ne l’est devers Saint-Jacques de Compostelle et devers Notre-Dame de Lorette. Cependant que de sacristies où vous trouvez encore des pièces de la robe de la Vierge, des roquilles de son lait, des rognures de ses cheveux ! et n’avez-vous pas encore dans l’église du Puy en Velay le prépuce de son fils conservé précieusement ?
Vous connaissez tous l’abominable farce qui se joue depuis les premiers jours du quatorzième siècle dans la chapelle de Saint-Louis, au Palais de Paris, la nuit de chaque jeudi-saint au vendredi. Les possédés du royaume se donnent rendez-vous dans cette église ; les convulsions de Saint-Médard n’approchent pas des horribles simagrées, des hurlements épouvantables, des tours de force que font ces malheureux. On leur donne à baiser un morceau de la vraie croix, enchâssés dans trois pieds d’or et orné de pierreries. Alors les cris et les contorsions redoublent. On apaise le diable en donnant quelques sous aux énergumènes ; mais pour les mieux contenir, on a dans l’église cinquante archers du guet, la baïonnette au bout du fusil.
La même exécrable comédie se joue à Saint-Maur (1). Je vous citerais vingt exemples semblables rougissez, et corrigez-vous.
Il est des sages qui prétendent qu’on doit laisser au peuple ses superstitions, comme on lui laisse ses guinguettes, etc.
Que de tout temps il a aimé les prodiges, les diseurs de bonne aventure, les pèlerinages et les charlatans ; que dans l’antiquité la plus reculée on célébrait Bacchus sauvé des eaux, portant des cornes, faisant jaillir d’un coup de sa baguette une source de vin d’un rocher, passant la mer Rouge à pied sec, avec tout son peuple, arrêtant le soleil et la lune, etc.
Qu’à Lacédémone on conservait les deux œufs dont accoucha Léda, pendants à la voûte d’un temple ; que dans quelques villes de la Grèce les prêtres montraient le couteau avec lequel on avait immolé Iphigénie, etc.
Il est d’autres sages qui disent : Aucune de ces superstitions n’a produit du bien : plusieurs ont fait de grands maux ; il faut donc les abolir.
SECTION II.
Je vous prie, mon cher lecteur, de jeter un coup d’œil sur le miracle qui vient de s’opérer en Basse-Bretagne, dans l’année 1771 de notre ère vulgaire. Rien n’est plus authentique ; cet imprimé est revêtu de toutes les formes légales. Lisez.
RÉCIT SURPRENANT SUR L’APPARITION VISIBLE ET
MIRACULEUSE DE NOTRE SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST
AU SAINT SACREMENT DE L’AUTEL, QUI S’EST FAITE
PAR LA TOUTE-PUISSANCE DE DIEU, DANS L’ÉGLISE
PAROISSIALE DE PAIMPOLE, PRÈS TRÉGUIER EN BASSE-
BRETAGNE, LE JOUR DES ROIS.
Le 6 Janvier 1771, jour des Rois, pendant qu’on chantait le salut, on vit des rayons de lumière sortir du saint-sacrement, et l’on aperçut à l’instant notre Seigneur Jésus en figure naturelle, qui parut plus brillant que le soleil, et qui fut vu une demi-heure entière, pendant laquelle parut un arc-en-ciel sur le faîte de l’église. Les pieds de Jésus restèrent imprimés sur le tabernacle, où ils se voient encore, et il s’y opère tous les jours plusieurs miracles. A quatre heures du soir, Jésus ayant disparu de dessus le tabernacle, le curé de ladite paroisse s’approcha de l’autel, et y trouva une lettre que Jésus y avait laissée : il voulut la prendre ; mais il lui fut impossible de la pouvoir lever. Ce curé, ainsi que le vicaire, en furent avertir monseigneur l’évêque de Tréguier, qui ordonna dans toutes les églises de la ville des prières de quarante heures pendant huit jours, durant lequel temps le peuple allait en foule voir cette sainte lettre. Au bout de la huitaine, monsieur l’évêque y vint en procession, accompagné de tout le clergé séculier et régulier de la ville, après trois jours de jeûne au pain et à l’eau. La procession étant entrée dans l’église, monseigneur l’évêque se mit à genoux sur les degrés de l’autel ; et après avoir demandé à Dieu la grâce de pouvoir lever cette lettre, il monta à l’autel, et la prit sans difficulté : s’étant ensuite tourné vers le peuple, il en fit la lecture à haute voix, et recommanda à tous ceux qui savaient lire, de lire cette lettre tous les premiers vendredis de chaque mois ; et à ceux qui ne savaient pas lire, de dire cinq Pater et cinq Ave en l’honneur des cinq plaies de Jésus-Christ, afin d’obtenir les grâces promises à ceux qui la liront dévotement, et la conservation des biens de la terre. Les femmes enceintes doivent dire, pour leur heureuse délivrance, neuf Pater et neuf Ave en faveur des âmes du purgatoire, afin que leurs enfants aient le bonheur de recevoir le saint sacrement de baptême.
Tout le contenu en ce récit a été approuvé par monseigneur l’évêque, par monsieur le lieutenant-général de ladite ville de Tréguier, et par plusieurs personnes de distinction qui se sont trouvées présentes à ce miracle.
COPIE DE LA LETTRE TROUVÉE SUR L’AUTEL, LORS
DE L’APPARITION MIRACULEUSE DE NOTRE SEIGNEUR
JÉSUS-CHRIST AU TRÈS SAINT SACREMENT DE L’AUTEL,
LE JOUR DES ROIS 1771.
« Eternité de vie, éternité de châtiments, éternelles délices, rien n’en peut dispenser : il faut choisir un parti, ou celui d’aller à la gloire, ou marcher au supplice. Le nombre d’années que les hommes passent sur la terre dans toutes sortes de plaisirs sensuels et de débauches excessives, d’usurpations, de luxe, d’homicides, de larcins, de médisances, et d’impuretés, blasphémant et jurant mon saint nom en vain, et mille autres crimes, ne permettant pas de souffrir plus longtemps que des créatures créées à mon image et ressemblance, rachetées par le prix de mon sang sur l’arbre de la croix, où j’ai enduré mort et passion, m’offensent continuellement en transgressant mes commandements et abandonnant ma loi divine ; je vous avertis que si vous continuez à vivre dans le péché, et que je ne voie en vous ni remords, ni contrition, ni une sincère et véritable confession et satisfaction, je vous ferai sentir la pesanteur de mon bras divin. Si ce n’était les prières de ma chère mère, j’aurais déjà détruit la terre, pour les péchés que vous commettez les uns contre les autres. Je vous ai donné six jours pour travailler, et le septième pour vous reposer, pour sanctifier mon saint nom, pour entendre la sainte messe, et employer le reste du jour au service de Dieu mon père. Au contraire, on ne voit que blasphèmes et ivrogneries ; et le monde est tellement débordé, qu’on n’y voit que vanité et mensonges. Les chrétiens, au lieu d’avoir compassion des pauvres qu’ils voient à leurs portes, et qui sont mes membres, pour parvenir au royaume céleste, ils aiment mieux mignarder des chiens et autres animaux, et laisser mourir de faim et de soif ces objets, en s’abandonnant entièrement à Satan, par leur avarice, gourmandise, et autres vices : au lieu d’assister les pauvres, ils aiment mieux sacrifier tout à leurs plaisirs et débauches. C’est ainsi qu’ils me déclarent la guerre. Et vous, pères et mères pleins d’iniquités, vous souffrez vos enfants jurer et blasphémer mon saint nom : au lieu de leur donner une bonne éducation, vous leur amassez, par avarice, des biens qui sont dédiés à Satan. Je vous dis, par la bouche de Dieu mon père, de ma chère mère, de tous les chérubins et séraphins, et par saint Pierre le chef de mon Eglise, que si vous ne vous amendez, je vous enverrai des maladies extraordinaires par qui périra tout ; vous ressentirez la juste colère de Dieu mon père ; vous serez réduits à un tel état, que vous n’aurez connaissance les uns des autres. Ouvrez les yeux et contemplez ma croix, que je vous ai laissée pour arme contre l’ennemi du genre humain, et pour vous servir de guide à la gloire éternelle : regardez mon chef couronné d’épines, mes pieds et mes mains percés de clous ; j’ai répandu jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour votre rédemption, par un pur amour de père pour des enfants ingrats. Faites des œuvres qui puissent vous attirer ma miséricorde ; ne jurez pas mon saint nom ; priez-moi dévotement ; jeûnez souvent ; et particulièrement faites l’aumône aux pauvres, qui sont mes membres ; car c’est de toutes les bonnes œuvres celle qui m’est la plus agréable : ne méprisez ni la veuve ni l’orphelin ; restituez ce qui ne vous appartient pas ; fuyez toutes les occasions de pécher ; gardez soigneusement mes commandements ; honorez Marie, ma très chère mère.
Ceux ou celles qui ne profiteront pas des avertissements que je leur donne, qui ne croiront pas mes paroles, attireront par leur obstination mon bras vengeur sur leurs têtes ; ils seront accablés de malheurs, qui seront les avant-coureurs de leur fin dernière et malheureuse, après laquelle ils seront précipités dans les flammes éternelles, où ils souffriront des peines sans fin, qui sont le juste châtiment réservé à leurs crimes.
Au contraire, ceux ou celles qui feront un saint usage des avertissements de Dieu, qui leur sont donnés par cette lettre, apaiseront sa colère, et obtiendront de lui, après une confession sincère de leurs fautes, la rémission de leurs péchés, tant grands soient-ils. »
Il faut garder soigneusement cette lettre, en l’honneur de notre Seigneur Jésus-Christ.
Avec permission. A Bourges, le 30 Juillet 1771. DE BEAUVOIR, lieutenant-général de police.
N.B. – Il faut remarquer que cette sottise a été imprimée à Bourges, sans qu’il y ait eu ni à Tréguier ni à Paimpole le moindre prétexte qui pût donner lieu à une pareille imposture. Cependant supposons que dans les siècles à venir quelque cuistre à miracles veuille prouver un point de théologie par l’apparition de Jésus-Christ sur l’autel de Paimpole, ne se croira-t-il pas en droit de citer la propre lettre de Jésus, imprimée à Bourges avec permission ? ne traitera-t-il pas d’impies ceux qui en douteront ? ne prouvera-t-il pas par les faits que Jésus opérait partout des miracles dans notre siècle ? Voilà un beau champ ouvert aux Houttevilles et aux Abbadies (2).
1 – A l’église abbatiale de Saint-Maur-des-Fossés, attenait une chapelle où l’on venait jadis en pèlerinage la veille de la Saint-Jean-Baptiste. Dès minuit, les offices commençaient. L’abbé Le Bœuf, dans son Histoire du diocèse de Paris (tome Ier, page 132), a décrit ainsi ce qui s’y passait : « Pendant quatre heures que duraient les matines et la grand’messe, on n’entendait que des cris et des hurlements continuels de malades ou prétendus tels des deux sexes, que sept ou huit hommes promenaient, étendus sur les bras, tout autour de la chapelle de saint Maur. Les malades criaient de toutes leurs forces : « Saint Maur, grand ami de Dieu, envoyez-moi salut et guérison, s’il vous plaît ! » Les porteurs faisaient encore plus de bruit en criant : « Du vent ! du vent ! » Et des personnes charitables éventaient les malades avec leurs chapeaux. D’autres criaient : « Place au malade ! Gare le rouge ! » parce qu’on prétend que cette chaleur est contraire aux épileptiques.
Et quand un malade avait répété trois fois de suite sa prière, on le comptait guéri et on criait à haute voix : « Miracle ! miracle ! » Enfin, c’était un vacarme si grand que l’on n’entendait point le clergé chanter et qu’il se formait trois ou quatre différents chants dans les diverses parties de l’église. Pendant cette nuit, il y avait dans cette même église des petits marchands de bougies et d’images, des mendiants de toute espèce, des vendeurs de tisane qui criaient : « A la fraîche ! à la fraîche ! »
« Tout cela augmentait le désordre, et après la grand’messe, qui finissait vers les deux heures, les pèlerins et pèlerines les plus sages couchaient dans l’église, sans se gêner de leurs petits besoins. Les autres allaient passer la nuit dans les cabarets, ou aux marionnettes, ou bien à la danse. C’est ainsi que se passait cette prétendue dévotion. »
La chapelle de Saint-Maur a été démolie en 1792 ; mais une vieille statue qui s’y trouvait a été immédiatement transférée dans une chapelle latérale de l’église paroissiale. De nombreux pèlerins la visitent encore chaque année, sous le nom de Notre-Dame des Miracles, le deuxième dimanche de juillet, jour fixé pour sa fête par un bref du pape. (E.B.)
2 – Claude-François Houtteville, abbé de Saint-Vincent de Bourg-sur-Mer, membre de l’Académie française, est l’auteur de Vérité de la religion chrétienne prouvée par les faits (Paris 1721, in-4°) – Jacques Abbadie, théologien réformé, a écrit un Traité de la vérité de la religion chrétienne, livre qui eut le privilège d’être également adopté par les anglicans et par les catholiques.
La fabrication des lettres attribuées à Jésus-Christ n’a point cessé ; le Siècle a eu l’occasion d’en signaler plusieurs, que d’infatigables colporteurs mettaient en circulation. Le clergé suit les conseils que lui ont donnés les Missionnaires de Béranger :
Publions que Jésus-Christ
Par la poste nous écrit.
Nous avons vu naître et prospérer les fraudes pieuses de la Salette et de la grotte de Lourdes. Le moment est bien choisi pour rééditer et pour relire Voltaire. (E.B.)