DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : S comme STYLE
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S comme STYLE.
SECTION PREMIÈRE.
Le style des lettres de Balzac n’aurait pas été mauvais pour des oraisons funèbres ; et nous avons quelques morceaux de physique dans le goût du poème épique et de l’ode. Il est bon que chaque chose soit à sa place.
Ce n’est pas qu’il n’y ait quelquefois un grand art, ou plutôt un très heureux naturel à mêler quelques traits d’un style majestueux dans un sujet qui demande de la simplicité, à placer à propos de la finesse, de la délicatesse, dans un discours de véhémence et de force. Mais ces beautés ne s’enseignent pas. Il faut beaucoup d’esprit et de goût. Il serait difficile de donner des leçons de l’un et de l’autre.
Il est bien étrange que depuis que les Français s’avisèrent d’écrire, ils n’eurent aucun livre écrit d’un bon style, jusqu’à l’année 1656, où les Lettres provinciales parurent. Pourquoi personne n’avait-il écrit l’histoire d’un style convenable, jusqu’à la Conspiration de Venise de l’abbé de Saint-Réal ?
D’où vient que Pellisson eut le premier le vrai style de l’éloquence cicéronienne dans ses mémoires pour le surintendant Fouquet ?
Rien n’est donc plus difficile et plus rare que le style convenable à la matière que l’on traite.
N’affectez point des tours inusités et des mots nouveaux dans un livre de religion, comme l’abbé Houtteville ; ne déclamez point dans un livre de physique ; point de plaisanterie en mathématique ; évitez l’enflure et les figures outrées dans un plaidoyer. Une pauvre bourgeoise ivrogne ou ivrognesse meurt d’apoplexie ; vous dites qu’elle est dans la région des morts : on l’ensevelit ; vous assurez que sa dépouille mortelle est confiée à la terre. Si on sonne pour son enterrement, c’est un son funèbre qui se fait entendre dans les nues. Vous croyez imiter Cicéron, et vous n’imitez que maître Petit-Jean.
J’ai entendu souvent demander si, dans nos meilleures tragédies, on n’avait pas trop souvent admis le style familier, qui est si voisin du style simple et naïf.
Par exemple, dans Mithridate :
Seigneur, vous changez de visage !
cela est simple, et même naïf. Ce demi-vers, placé où il est, fait un effet terrible : il tient du sublime. Au lieu que les mêmes paroles de Bérénice à Antiochus :
Prince, vous vous troublez et changez de visage !
ne sont que très ordinaires ; c’est une transition plutôt qu’une situation.
Rien n’est si simple que ce vers :
Madame, j’ai reçu des lettres de l’armée.
Mais le moment où Roxane prononce ces paroles fait trembler. Cette noble simplicité et très fréquente dans Racine, en fait une de ses principales beautés.
Mais on se récria contre plusieurs vers qui ne parurent que familiers :
Il suffit ; et que fait la reine Bérénice ?...
A-t-on vu de ma part le roi de Comagène ?
Sait-il que je l’attends ? – J’ai couru chez la reine …
Il en était sorti lorsque j’y suis couru.
On sait qu’elle est charmante ; et de si belles mains
Semblent vous demander l’empire des humains.
Comme vous je me perds d’autant plus que j’y pense
Quoi ! seigneur, le sultan reverra son visage !
Mais, à ne point mentir,
Votre amour dès longtemps a dû le pressentir.
Madame, encore un coup, c’est à vous de choisir.
Elle veut, Acomat, que je l’épouse. – Eh bien !
Et je vous quitte. – Et moi je ne vous quitte pas.
Crois-tu, si je l’épouse,
Qu’Andromaque en son cœur n’en sera point jalouse ?
Tu vois que c’en est fait, ils se sont épousés.
Pour bien faire il faudrait que vous le prévinssiez …
Attendez. – Non, vois-tu, je le nierais en vain.
On a trouvé une grande quantité de pareils vers trop prosaïques, et d’une familiarité qui n’est le propre que de la comédie. Mais ces vers se perdent dans la foule des bons ce sont des fils de laiton qui servent à joindre des diamants.
Le style élégant est si nécessaire, que sans lui la beauté des sentiments est perdue. Il suffit seul pour embellir les sentiments les moins nobles et les moins tragiques.
Croirait-on qu’on pût, entre une reine incestueuse et un père qui devient parricide, introduire une jeune amoureuse, dédaignant de subjuguer un amant qui ait déjà eu d’autres maîtresses, et mettant sa gloire à triompher de l’austérité d’un homme qui n’a jamais rien aimé ? C’est pourtant ce qu’Aricie ose dire dans le sujet tragique de Phèdre. Mais elle le dit dans des vers si séducteurs, qu’on lui pardonne ces sentiments d’une coquette de comédie (Acte II, sc. I) :
Phèdre en vain s’honorait des soupirs de Thésée :
Pour moi, je suis plus fière et fuis la gloire aisée
D’arracher un hommage à mille autres offert,
Et d’entrer dans un cœur de toutes parts ouvert.
Mais de faire fléchir un courage inflexible,
De porter la douleur dans une âme insensible,
D’enchaîner un captif de ses fers étonné,
Contre un joug qui lui plaît vainement mutiné ;
C’est là ce que je veux, c’est là ce qui m’irrite.
Hercule à désarmer coûtait moins qu’Hippolyte,
Et vaincu plus souvent, et plus tôt surmonté,
Préparait moins de gloire aux yeux qui l’ont dompté.
Ces vers ne sont pas tragiques ; mais tous les vers ne doivent pas l’être ; et s’ils ne font aucun effet au théâtre, ils charment à la lecture par la seule élégance du style.
Presque toujours les choses qu’on dit frappent moins que la manière dont on les dit ; car les hommes ont tous à peu près les mêmes idées de ce qui est à la portée de tout le monde. L’expression, le style fait toute la différence. Des déclarations d’amour, des jalousies, des ruptures, des raccommodements, forment le tissu de la plupart de nos pièces de théâtre, et surtout de celles de Racine, fondées sur ces petits moyens. Combien peu de génies ont-ils su exprimer ces nuances que tous les auteurs ont voulu peindre ! Le style rend singulières les choses les plus communes, fortifie les plus faibles, donne de la grandeur aux plus simples.
Sans le style, il est impossible qu’il y ait un seul bon ouvrage en aucun genre d’éloquence et de poésie.
La profusion des mots est le grand vice du style de presque tous nos philosophes et antiphilosophes modernes. Le Système de la nature en est un grand exemple (1). Il y a dans ce livre confus quatre fois trop de paroles ; et c’est en partie par cette raison qu’il est si confus.
L’auteur de ce livre dit d’abord que l’homme est l’ouvrage de la nature, qu’il existe dans la nature, qu’il ne peut même sortir de la nature par la pensée, etc. ; que pour un être formé par la nature et circonscrit par elle, il n’existe rien au-delà du grand tout dont il fait partie et dont il éprouve les influences ; qu’ainsi les êtres qu’on suppose au-dessus de la nature ou distingués d’elle-même seront toujours des chimères.
Il ajoute ensuite : « Il ne nous sera jamais possible de nous en former des idées véritables. » Mais comment peut-on se former une idée, soit fausse, soit véritable, d’une chimère, d’une chose qui n’existe point ? Ces paroles oiseuses n’ont point de sens, et ne servent qu’à l’arrondissement d’une phrase inutile.
Il ajoute encore « qu’on ne pourra jamais se former des idées véritables du lieu que ces chimères occupent, ni de leur façon d’agir. » Mais comment des chimères peuvent-elles occuper une place dans l’espace ? comment peuvent-elles avoir des façons d’agir ? quelle serait la façon d’agir d’une chimère qui est le néant ? Dès qu’on a dit chimère, on a tout dit :
Omne supervacuum pleno de pectore manat.
HORAT., de Art poet., 335.
« Que l’homme apprenne les lois de la nature ; qu’il se soumette à ces lois auxquelles rien ne peut le soustraire ; qu’il consente à ignorer les causes entourées pour lui d’un voile impénétrable. »
Cette seconde phrase n’est point du tout une suite de la première. Au contraire, elle semble la contredire visiblement. Si l’homme apprend les lois de la nature, il connaîtra ce que nous entendons par les causes des phénomènes ; elles ne sont point pour lui entourées d’un voile impénétrable. Ce sont des expressions triviales échappées à l’écrivain.
« Qu’il subisse sans murmurer les arrêts d’une force universelle qui ne peut revenir sur ses pas, ou qui ne peut jamais s’écarter des règles que son essence lui prescrit. »
Qu’est-ce qu’une force qui ne revient point sur ses pas ? les pas d’une force ? et non content de cette fausse image, il vous en propose une autre, si vous l’aimez mieux ; et cette autre est une règle prescrite par une essence. Presque tout le livre est malheureusement écrit de ce style obscur et diffus.
« Tout ce que l’esprit humain a successivement inventé pour changer ou perfectionner sa façon d’être, n’est qu’une conséquence nécessaire de l’essence propre de l’homme et de celle des êtres qui agissent sur lui. Toutes nos institutions, nos réflexions, nos connaissances, n’ont pour objet que de nous procurer un bonheur vers lequel notre propre nature nous force de tendre sans cesse. Tout ce que nous faisons ou pensons, tout ce que nous sommes et que nous serons, n’est jamais qu’une suite de ce que la nature nous a faits. »
Je n’examine point ici le fond de cette métaphysique ; je ne recherche point comment nos inventions pour changer notre façon d’être, etc., sont les effets nécessaires d’une essence qui ne change point. Je me borne au style. Tout ce que nous serons n’est jamais : quel solécisme ! une suite de ce que la nature nous a faits : quel autre solécisme : il fallait dire : ne sera jamais qu’une suite des lois de la nature. Mais il l’a déjà dit quatre fois en trois pages.
Il est très difficile de se faire des idées nettes sur Dieu et sur la nature ; il est peut-être aussi difficile de se faire un bon style.
Voici un monument singulier de style dans un discours que nous entendîmes à Versailles en 1745.
HARANGUE AU ROI PRONONCÉE PAR M. LE CAMUS,
PREMIER PRÉSIDENT DE LA COUR DES AIDES.
« SIRE,
Les conquêtes de V.M. sont si rapides, qu’il s’agit de ménager la croyance des descendants, et d’adoucir la surprise des miracles, de peur que les héros ne se dispensent de les suivre, et les peuples de les croire.
Non, sire, il n’est plus possible qu’ils en doutent lorsqu’ils liront dans l’histoire qu’on a vu V.M. à la tête de ses troupes les écrire elle-même au champ de Mars sur un tambour ; c’est les avoir gravés à toujours au temple de mémoire.
Les siècles les plus reculés sauront que l’Anglais, cet ennemi fier et audacieux, cet ennemi jaloux de votre gloire, a été forcé de tourner autour de votre victoire ; que leurs alliés ont été témoins de leur honte, et qu’ils n’ont tous accouru au combat que pour immortaliser le triomphe du vainqueur.
Nous n’osons dire à V.M., quelque amour qu’elle ait pour son peuple, qu’il n’y a plus qu’un secret d’augmenter notre bonheur, c’est de diminuer son courage, et que le Ciel nous vendrait trop cher ses prodiges s’il nous en coûtait vos dangers, ou ceux du jeune héros qui forme nos plus chères espérances. »
SECTION II.
Sur la corruption du style.
On se plaint généralement que l’éloquence est corrompue, quoique nous ayons des modèles presque en tous les genres. Un des grands défauts de ce siècle, qui contribue le plus à cette décadence, c’est le mélange des styles. Il me semble que nous autres auteurs, nous n’imitons pas assez les peintres, qui ne joignent jamais des attitudes de Callot à des figures de Raphaël. Je vois qu’on affecte quelquefois dans des histoires, d’ailleurs bien écrites, dans de bons ouvrages dogmatiques, le ton le plus familier de la conversation. Quelqu’un a dit autrefois qu’il faut écrire comme on parle ; le sens de cette loi est qu’on écrive naturellement. On tolère dans une lettre l’irrégularité, la licence du style, l’incorrection, les plaisanteries hasardées ; parce que des lettres écrites sans dessein et sans art sont des entretiens négligés : mais quand on parle ou qu’on écrit avec respect, on s’astreint alors à la bienséance. Or, je demande à qui on doit plus de respect qu’au public ?
Est-il permis de dire dans des ouvrages de mathématique, « qu’un géomètre qui veut faire son salut doit monter au ciel en ligne perpendiculaire ; que les quantités qui s’évanouissent donnent du nez en terre pour avoir voulu trop s’élever ; qu’une semence qu’on a mise le germe en bas s’aperçoit du tour qu’on lui joue, et se relève ; que si Saturne périssait, ce serait son cinquième satellite, et non le premier, qui prendrait sa place, parce que les rois éloignent toujours d’eux leurs héritiers ; qu’il n’y a de vide que dans la bourse d’un homme ruiné ; qu’Hercule était un physicien, et qu’on ne pouvait résister à un philosophe de cette force ? »
Des livres très estimables sont infectés de cette tache. La source d’un défaut si commun vient, me semble, du reproche de pédantisme qu’on a fait longtemps et justement aux auteurs : In vitium ducit culpœ fuga. On a tant répété qu’on doit écrire du ton de la bonne compagnie, que les auteurs les plus sérieux sont devenus plaisants, et, pour être de bonne compagnie avec leurs lecteurs, ont dit des choses de très mauvaise compagnie.
On a voulu parler de science comme Voiture parlait à mademoiselle Paulet de galanterie, sans songer que Voiture même n’avait pas saisi le véritable goût de ce petit genre dans lequel il passa pour exceller ; car souvent il prenait le faux pour le délicat, et le précieux pour le naturel. La plaisanterie n’est jamais bonne dans le genre sérieux, parce qu’elle ne porte jamais que sur un côté des objets qui n’est pas celui que l’on considère ; elle roule presque toujours sur des rapports faux, sur des équivoques : de là vient que les plaisants de profession ont presque tous l’esprit faux autant que superficiel.
Il me semble qu’en poésie on ne doit pas plus mélanger les styles qu’en prose. Le style marotique a depuis quelque temps gâté un peu la poésie par cette bigarrure de termes bas et nobles, surannés et modernes ; on entend dans quelques pièces de morale les sons du sifflet de Rabelais parmi ceux de la flûte d’Horace.
Il faut parler français : Boileau n’eut qu’un langage ;
Son esprit était juste et son style était sage.
Sers-toi de ses leçons : laisse aux esprits mal faits
L’art de moraliser du ton de Rabelais (2) ;
J’avoue que je suis révolté de voir dans une épître sérieuse les expressions suivantes :
Des rimeurs disloqués, à qui le cerveau tinte,
Plus amers qu’aloès et jus de coloquinte,
Vices portant méchef. Gens de tel acabit,
Chiffonniers, Ostrogoths, maroufles que Dieu fit (3).
De tous ces termes bas l’entassement facile
Déshonore à la fois le génie et le style.
1 – Voyez l’article DIEU. (G.A.)
2 – Vers de Voltaire.
3 – Expressions de Jean-Baptiste Rousseau dans son Epître à Marot. (G.A.)