DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : S comme SOMNAMBULES ET SONGES

Publié le par loveVoltaire

S-comme-SOMNAMBULE.jpg

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

S comme SOMNAMBULES, ET SONGES.

 

 

 

 

 

SECTION PREMIÈRE.

 

 

 

 

          J’ai vu un somnambule, mais il se contentait de se lever, de s’habiller, de faire la révérence, de danser le menuet assez proprement ; après quoi il se déshabillait, se recouchait et continuait de dormir.

 

          Cela n’approche pas du somnambule de l’Encyclopédie. C’était un jeune séminariste qui se relevait pour composer un sermon en dormant, l’écrivait correctement, le relisait d’un bout à l’autre, ou du moins croyait le relire, y faisait des corrections, raturait des lignes, en substituait d’autres, remettait à sa place un mot oublié ; composait de la musique, la notait exactement, après avoir réglé son papier avec sa canne, et plaçait les paroles sous les notes sans se tromper, etc., etc.

 

          Il est dit qu’un archevêque de Bordeaux a été témoin de toutes ces opérations, et de beaucoup d’autres aussi étonnantes. Il serait à souhaiter que ce prélat eût donné lui-même son attestation signée de ses grands-vicaires, ou du moins de monsieur son secrétaire.

 

          Mais supposons que ce somnambule ait fait tout ce qu’on lui attribue, je lui ferai toujours les mêmes questions que je ferais à un simple songeur. Je lui dirai : Vous avez songé plus fortement qu’un autre, mais c’est par le même principe ; cet autre n’a eu que la fièvre, et vous avez eu le transport au cerveau. Mais enfin, vous avez reçu l’un et l’autre des idées, des sensations auxquelles vous ne vous attendiez nullement ; vous avez fait tout ce que vous n’aviez nulle envie de faire.

 

          De deux dormeurs l’un n’a pas une seule idée, l’autre en reçoit une foule ; l’un est insensible comme un marbre, l’autre éprouve des désirs et des jouissances. Un amant fait en rêvant une chanson pour sa maîtresse, qui dans son délire croit lui écrire une lettre tendre, et qui en récite tout haut les paroles.

 

Scribit amatori meretrix ; dat adultera munus…

In noctis spatio miserorum vulera durant (9).

 

 

PÉTRONE, ch. CIV, v. 14 et 16.

 

 

          S’est-il passé autre chose dans votre machine pendant ce rêve si puissant sur vous que ce qui se passe tous les jours dans votre machine éveillée ?

 

          Vous, monsieur le séminariste, né avec le don de l’imitation, vous avez écouté cent sermons, votre cerveau s’est monté à en faire ; vous en avez écrit en veillant, poussé par le talent d’imiter ; vous en écrivez de même en dormant. Comment s’est-il pu faire que vous soyez devenu prédicateur en rêve, vous étant couché sans aucune volonté de prêcher. ? Ressouvenez-vous bien de la première fois que vous mîtes par écrit l’esquisse d’un sermon pendant la veille. Vous n’y pensiez pas le quart d’heure d’auparavant ; vous étiez dans votre chambre, livré à une rêverie vague, sans aucune idée déterminée ; votre mémoire vous rappelle, sans que votre volonté s’en mêle, le souvenir d’une certaine fête : cette fête vous rappelle qu’on prêche ce jour-là ; vous vous souvenez d’un texte, ce texte fournit un exorde, vous avez auprès de vous encre et papier, vous écrivez des choses que vous ne pensiez pas devoir jamais écrire.

 

          Voilà précisément ce qui vous est arrivé dans votre acte de noctambule.

 

          Vous avez cru dans l’une et l’autre opération ne faire que ce que vous vouliez : et vous avez été dirigé sans le savoir par tout ce qui a précédé l’écriture de ce sermon.

 

          De même, lorsque en sortant de vêpres, vous vous êtes renfermé dans votre cellule pour méditer, vous n’aviez nul dessein de vous occuper de votre voisine ; cependant son image s’est peinte à vous quand vous n’y pensiez pas ; votre imagination s’est allumée sans que vous ayez songé à un éteignoir ; vous savez ce qui s’en est ensuivi.

 

          Vous avez éprouvé la même aventure pendant votre sommeil.

 

          Quelle part avez-vous eue à toutes ces modifications de votre individu ? la même que vous avez à la course de votre sang dans vos artères et dans vos veines, à l’arrosement de vos vaisseaux lymphatiques, au battement de votre cœur et de votre cerveau.

 

          J’ai lu l’article SONGE dans le Dictionnaire encyclopédique, et je n’y ai rien compris (2). Mais quand je recherche la cause de mes idées et de mes actions dans le sommeil et dans la veille, je n’y comprends pas davantage.

 

          Je sais bien qu’un raisonneur qui voudrait me prouver que quand je veille, et que je ne suis ni frénétique, ni ivre, je suis alors un animal agent, ne laisserait pas de m’embarrasser.

 

          Mais je l’embarrasserais bien davantage, en lui prouvant que quand il dort il est entièrement patient, pur automate.

 

          Or, dites-moi ce que c’est qu’un animal qui est absolument machine la moitié de sa vie, et qui change de nature deux fois en vingt-quatre heures.

 

 

 

 

 

SECTION II.

 

 

LETTRE AUX AUTEURS DE LA GAZETTE LITTÉRAIRE SUR LES SONGES.

 

 

 

          Messieurs,

 

          Tous les objets des sciences sont de votre ressort : souffrez que les chimères en soient aussi. Nil sub sole novum, rien de nouveau sous le soleil : aussi n’est-ce pas de ce qui se fait en plein jour que je veux vous entretenir, mais de ce qui se passe pendant la nuit. Ne vous alarmez pas, il ne s’agit que de songes.

 

          Je vous avoue, messieurs, que je pense assez comme le médecin de votre M. de Pourceaugnac ; il demande à son malade de quelle nature sont ses songes, et M. de Pourceaugnac, qui n’est pas philosophe, répond qu’ils sont de la nature des songes. Il est très certain pourtant, n’en déplaise à votre Limousin, que des songes pénibles et funestes dénotent les peines de l’esprit et du corps, un estomac surchargé d’aliments, ou un esprit occupé d’idées douloureuses pendant la veille.

 

          Le laboureur qui a bien travaillé sans chagrin, et bien mangé sans excès, dort d’un sommeil plein et tranquille, que les rêves ne troublent point. Tant qu’il est dans cet état, il ne se souvient jamais d’avoir fait aucun rêve. C’est une vérité dont je me suis assuré autant que je l’ai pu dans mon manoir de Herefordshire. Tout rêve un peu violent est produit par un excès, soit dans les passions de l’âme, soit dans la nourriture du corps ; il semble que la nature alors vous en punisse en vous donnant des idées, en vous faisant penser malgré vous. On pourrait inférer de là que ceux qui pensent le moins sont les plus heureux ; mais ce n’est pas là que je veux en venir.

 

          Il faut dire avec Pétrone, « quidquid luce fuit, tenebris agit. » J’ai connu des avocats qui plaidaient en songe, des mathématiciens qui cherchaient à résoudre des problèmes, des poètes qui faisaient des vers. J’en ai fait moi-même qui étaient assez passables, et je les ai retenus. Il est donc incontestable que dans le sommeil on a des idées suivies comme en veillant. Ces idées nous viennent incontestablement malgré nous. Nous pensons en dormant, comme nous nous remuons dans notre lit, sans que notre volonté y ait aucune part. Votre père Malebranche a donc très grande raison de dire que nous ne pouvons jamais nous donner des idées ; car pourquoi en serions-nous les maîtres plutôt pendant la veille que pendant le sommeil ? Si votre Machebranche s’en était tenu là, il serait un très grand philosophe ; il ne s’est trompé que parce qu’il a été trop loin : c’est de lui dont on peut dire :

 

 

Processite longè flammantia mœnia mundi.

 

LUCRÈCE, I, 74.

 

 

          Pour moi, je suis persuadé que cette réflexion que nos pensées ne viennent pas de nous peut nous faire venir de très bonnes pensées ; je n’entreprends pas de développer les miennes, de peur d’ennuyer quelques lecteurs, et d’en étonner quelques autres.

 

          Je vous prie seulement de souffrir encore un petit mot sur les songes. Ne trouvez-vous pas, comme moi, qu’ils sont l’origine de l’opinion généralement répandue dans toute l’antiquité touchant les ombres et les mânes ? Un homme profondément affligé de la mort de sa femme ou de son fils, les voit dans son sommeil ; ce sont les mêmes traits, il leur parle, ils lui répondent : ils lui sont certainement apparus. D’autres hommes ont eu les mêmes rêves ; il est impossible de douter que les morts ne reviennent ; mais on est sûr en même temps que ces morts, ou enterrés, ou réduits en cendres, ou abîmés dans les mers, n’ont pu reparaître en personne ; c’est donc leur âme qu’on a vue : cette âme doit être étendue, légère, impalpable puisqu’en lui parlant on n’a pu l’embrasser : « Efflugit imago par levibus ventis. (VIRG.) » Elle est moulée, dessinée sur le corps qu’elle habitait, puisqu’elle lui ressemble parfaitement ; on lui donne le nom d’ombre, de mânes ; et, de tout cela, il reste dans les têtes une idée confuse qui se perpétue d’autant mieux que personne ne la comprend.

 

          Les songes me paraissent encore l’origine sensible des premières prédictions  Qu’y a-t-il de plus naturel et de plus commun que de rêver à une personne chère qui est en danger de mort, et de la voir expirer en songe ? Quoi de plus naturel encore que cette personne meure après le rêve funeste de son ami ? Les songes qui auront été accomplis sont des prédictions que personne ne révoque en doute. On ne tient point compte des rêves qui n’auront eu leur effet ; un seul songe accompli fait plus d’effet que cent qui ne l’auront pas été. L’antiquité est pleine de ces exemples. Combien nous sommes faits pour l’erreur ! Le jour et la nuit ont servi à nous tromper.

 

          Vous voyez bien, messieurs qu’en étendant ces idées, on pourrait tirer quelque fruit du livre de mon compatriote le rêvasseur ; mais je finis, de peur que vous ne me preniez moi-même pour un songe-creux.

 

JOHN DREAMER.

 

 

 

 

 

SECTION III.

 

DES SONGES.

 

 

 

Somnia, quæ mentes ludunt volitantibus umbris,

Non delubra deum nec ab æthere numina mittunt.

Sed sibi quisque facit.

 

PÉTRONE, ch. CIV, vers 1-3.

 

 

          Mais comment, tous les sens étant morts dans le sommeil, y en a-t-il un interne qui est vivant ? comment vos yeux ne voyant plus, vos oreilles n’entendant rien, voyez-vous cependant et entendez-vous dans vos rêves ? Le chien est à la chasse en songe, il aboie, il suit sa proie, il est à la curée. Le poète fait des vers en dormant. Le mathématicien voit des figures ; le métaphysicien raisonne bien ou mal : on en a des exemples frappants.

 

          Sont-ce les seuls organes de la machine qui agissent ? est-ce l’âme pure qui, soustraite à l’empire des sens, jouit de ses droits en liberté ?

 

          Si les organes seuls produisent les rêves de la nuit, pourquoi ne produiront-ils pas seuls les idées du jour ? Si l’âme pure, tranquille dans le repos des sens, agissant par elle-même, est l’unique cause, le sujet unique de toutes les idées que vous avez en dormant, pourquoi toutes ces idées sont-elles presque toujours irrégulières, déraisonnables, incohérentes ? Quoi ? c’est dans le temps où cette âme est le moins troublée qu’il y a plus de trouble dans toutes ses imaginations ! elle est en liberté, et elle est folle ! Si elle était née avec des idées métaphysiques (comme l’ont dit tant d’écrivains qui rêvaient les yeux ouverts), ses idées pures et lumineuses de l’être, de l’infini, de tous les premiers principes, devraient se réveiller en elle avec la plus grande énergie quand son corps est endormi : on ne serait jamais bon philosophe qu’en songe.

 

          Quelque système que vous embrassiez, quelques vains efforts que vous fassiez pour vous prouver que la mémoire remue votre cerveau et que votre cerveau remue votre âme, il faut que vous conveniez que toutes vos idées vous viennent dans le sommeil sans vous et malgré vous : votre volonté n’y a aucune part. Il est donc certain que vous pouvez penser sept ou huit heures de suite, sans avoir la moindre envie de penser, et sans même être sûr que vous pensez. Pesez cela, et tâchez de deviner ce que c’est que le composé de l’animal.

 

          Les songes ont toujours été un grand objet de superstition ; rien n’était plus naturel. Un homme vivement touché de la maladie de sa maîtresse, songe qu’il la voit mourante, elle meurt le lendemain ; donc les dieux lui ont prédit sa mort.

 

          Un général d’armée rêve qu’il gagne une bataille, il la gagne en effet ; les dieux l’ont averti qu’il serait vainqueur.

 

          On ne tient compte que des rêves qui ont été accomplis ; on oublie les autres. Les songes font une grande partie de l’histoire ancienne, aussi bien que les oracles.

 

          La Vulgate traduit ainsi la fin du verset 26 du ch. XIX du Lévitique : « Vous n’observerez point les songes. » Mais le mot songe n’est point dans l’hébreu ; et il serait assez étrange qu’on réprouvât l’observation des songes dans le même livre où il est dit que Joseph devint le bienfaiteur de l’Egypte et de sa famille, pour avoir expliqué trois songes.

 

          L’explication des rêves était une chose si commune, qu’on ne se bornait pas à cette intelligence ; il fallait encore deviner quelquefois ce qu’un autre homme avait rêvé. Nabuchodonosor ayant oublié un songe qu’il avait fait, ordonna à ses mages de le deviner, et les menaça de mort s’ils n’en venaient pas à bout ; mais le Juif Daniel, qui était de l’école des mages, leur sauva la vie en devinant quel était le songe du roi et en l’interprétant. Cette histoire et beaucoup d’autres pourraient servir à prouver que la loi des Juifs ne défendait pas l’onéiromancie, c’est-à-dire la science des songes.

 

 

 

 

 

SECTION IV.

 

 

 

A Lausanne, 25 Octobre 1757.

 

 

          Dans un de mes rêves, je soupais avec M. Touron, qui faisait les paroles et la musique des vers qu’il nous chantait. Je lui fis ces quatre vers dans mon songe :

 

 

Mon cher Touron, que tu m’enchantes

Par la douceur de tes accents !

Que tes vers sont doux et coulants !

Tu les fais comme tu les chantes.

 

 

          Dans un autre rêve je récitai le premier chant de la Henriade tout autrement qu’il n’est. Hier je rêvai qu’on nous disait des vers à souper. Quelqu’un prétendait qu’il y avait trop d’esprit : je lui répondais que les vers étaient une fête qu’on donnait à l’âme, et qu’il fallait des ornements dans les fêtes.

 

          J’ai donc, en rêvant, dit des choses que j’aurais dites à peine dans la veille ; j’ai donc eu des pensées réfléchies malgré moi, et sans y avoir la moindre part. Je n’avais ni volonté, ni liberté ; et cependant je combinais des idées avec sagacité, et même avec quelque génie. Que suis-je donc sinon une machine ?

 

 

 

 

citation 10.2.13

 

 

 

1 – La courtisane écrit à son amant ; l’adultère fait des présents : les plaies des malheureux saignent encore pendant la nuit. (E.B.)

 

2 – L’article  SONGEest de Formey. (G.A.)

 

 

Commenter cet article