DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : M comme MIRACLES - Partie 2
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M comme MIRACLES.
(PARTIE 2)
SECTION III.
Un gouvernement théocratique ne peut être fondé que sur des miracles ; tout doit y être divin. Le grand souverain ne parle aux hommes que par des prodiges : ce sont là ses ministres et ses lettres-patentes. Ses ordres sont intimés par l’Océan qui couvre toute la terre pour noyer les nations, ou qui ouvre le fond de son abîme pour leur donner passage.
Aussi vous voyez que dans l’histoire juive tout est miracle depuis la création d’Adam et la formation d’Eve, pétrie d’une côte d’Adam, jusqu’au Melch ou roitelet Saül.
Au temps de ce Saül, la théocratie partage encore le pouvoir avec la royauté. Il y a encore par conséquent des miracles de temps en temps : mais ce n’est plus cette suite éclatante de prodiges qui étonnent continuellement la nature. On ne renouvelle point les dix plaies d’Egypte ; le soleil et la lune ne s’arrête point en plein midi pour donner le temps à un capitaine d’exterminer quelques fuyards déjà écrasés par une pluie de pierres tombées des nues. Un Samson n’extermine plus mille Philistins avec une mâchoire d’âne. Les ânesses ne parlent plus, les murailles ne tombent plus au son du cornet, les villes ne sont plus abîmées dans un lac par le feu du ciel, la race humaine n’est plus détruite par le déluge. Mais le doigt de Dieu se manifeste encore ; l’ombre de Saül apparaît à une magicienne, Dieu lui-même promet à David qu’il défera les Philistins à Baal-Pharasim.
« Dieu assemble son armée céleste du temps d’Achab, et demande aux esprits (1) : Qui est-ce qui trompera Achab, et qui le fera aller à la guerre contre Ramoth en Galgala ? Et un esprit s’avança devant le Seigneur, et dit : Ce sera moi qui le tromperai. » Mais ce ne fut que le prophète Miché qui fut témoin de cette conversation ; encore reçut-il un soufflet d’un autre prophète nommé Sédékias, pour avoir annoncé ce prodige.
Des miracles qui s’opèrent aux yeux de toute la nation, et qui changent les lois de la nature entière, on n’en voit guère jusqu’au temps d’Elie, à qui le Seigneur envoya un char de feu et des chevaux de feu qui enlevèrent Elie des bords du Jourdain au ciel, sans qu’on sache en quel endroit du ciel.
Depuis le commencement des temps historiques, c’est-à-dire depuis les conquêtes d’Alexandre, vous ne voyez plus de miracles chez les Juifs.
Quand Pompée vient s’emparer de Jérusalem, quand Crassus pille le temple, quand Pompée fait passer le roi juif Alexandre par la main du bourreau, quand Antoine donne la Judée à l’Arabe Hérode, quand Titus prend d’assaut Jérusalem, quand elle est rasée par Adrien, il ne se fait aucun miracle. Il en est ainsi chez tous les peuples de la terre. On commence par la théocratie, on finit par les choses purement humaines. Plus les sociétés perfectionnent les connaissances, moins il y a de prodiges.
Nous savons bien que la théocratie des Juifs était la seule véritable, et que celles des autres peuples étaient fausses ; mais il arriva la même chose chez eux que chez les Juifs.
En Egypte, du temps de Vulcain et de celui d’Isis et d’Osiris, tout était hors des lois de la nature ; tout y rentra sous les Ptolémées.
Dans les siècles de Phos, de Chrysos et d’Epheste, les dieux et les mortels conversaient très familièrement en Chaldée. Un dieu avertit le roi Wissutre qu’il y aura un déluge en Arménie, et qu’il faut qu’il bâtisse vite un vaisseau de cinq stades de longueur et de deux de largeur. Ces choses n’arrivent pas aux Darius et aux Alexandre.
Le poisson Oannès sortait autrefois tous les jours de l’Euphrate pour aller prêcher sur le rivage. Il n’y a plus aujourd’hui de poisson qui prêche. Il est bien vrai que saint Antoine de Padoue les a prêchés, mais c’est un fait qui arrive si rarement, qu’il ne tire pas à conséquence.
Numa avait de longues conversations avec la nymphe Egérie ; on ne voit pas que César en eût avec Vénus, quoiqu’il descendît d’elle en droite ligne. Le monde va toujours, dit-on, se raffinant un peu.
Mais après s’être tiré d’un bourbier pour quelques temps, il retombe dans un autre ; à des siècles de politesse succèdent des siècles de barbarie. Cette barbarie est ensuite chassée ; puis elle reparaît : c’est l’alternative continuelle du jour et de la nuit.
SECTION IV.
De ceux qui ont eu la témérité impie de nier
absolument la réalité des miracles de Jésus-Christ.
Parmi les modernes, Thomas Woolston, docteur de Cambridge, fut le premier, ce me semble, qui osa n’admettre dans les Evangiles qu’un sens typique, allégorique, entièrement spirituel, et qui soutint effrontément qu’aucun des miracles de Jésus n’avait été réellement opéré. Il écrivit sans méthode, sans art, d’un style confus et grossier, mais non pas sans vigueur. Ses dix discours contre les miracles de Jésus-Christ se vendaient publiquement à Londres dans sa propre maison. Il en fit en deux ans, depuis 1727 jusqu’à 1729, trois éditions de vingt mille exemplaires chacune : et il est difficile aujourd’hui d’en trouver chez les libraires.
Jamais chrétien n’attaqua plus hardiment le christianisme. Peu d’écrivains respectèrent moins le public, et aucun prêtre ne se déclara plus ouvertement l’ennemi des prêtres. Il osait même autoriser cette haine de celle de Jésus-Christ envers les pharisiens et les scribes ; et il disait qu’il n’en serait pas comme lui la victime, parce qu’il était venu dans un temps plus éclairé.
Il voulut, à la vérité, justifier sa hardiesse, en se sauvant par le sens mystique : mais il emploie des expressions si méprisantes et si injurieuses, que toute oreille chrétienne en est offensée.
Si on l’en croit, le diable envoyé par Jésus-Christ dans le corps de deux mille cochons est un vol fait au propriétaire de ces animaux. Si on en disait autant de Mahomet, on le prendrait pour un méchant sorcier, a wizard, un esclave juré du diable, a sworn slve to the devil. Et si le maître des cochons, et les marchands qui vendaient dans la première enceinte du temple des bêtes pour les sacrifices, et que Jésus chassa à coups de fouet, vinrent demander justice quand il fut arrêté, il est évident qu’il dut être condamné, puisqu’il n’y a point de jurés en Angleterre qui ne l’eussent déclaré coupable.
Il dit la bonne aventure à la Samaritaine comme un franc bohémien ; cela seul suffisait pour le faire chasser, comme Tibère en usait alors avec les devins. Je m’étonne, dit-il, que les bohémiens d’aujourd’hui, les gipsies, ne se disent pas les vrais disciples de Jésus, puisqu’ils font le même métier. Mais je suis fort aise qu’il n’ait pas extorqué de l’argent de la Samaritaine, comme font nos prêtres modernes, qui se font largement payer pour leurs divinations.
Je suis les numéros des pages. L’auteur passe de là à l’entrée de Jésus-Christ dans Jérusalem. On ne sait, dit-il, s’il était monté sur un âne, ou sur une ânesse, ou sur un ânon, ou sur tous les trois à la fois.
Il compare Jésus tenté par le diable à saint Dunstan qui prit le diable par le nez, et il donne à saint Dunstan la préférence.
A l’article du miracle du figuier séché pour n’avoir pas porté des figues hors de la saison, c’était, dit-il, un vagabond, un gueux, tel qu’un frère quêteur, a wanderer, a mendicant, like a friar, et qui, avant de se faire prédicateur de grand chemin, n’avait été qu’un misérable garçon charpentier, no better than a journey-man carpenter. Il est surprenant que la cour de Rome n’ait pas parmi ses reliques quelque ouvrage de sa façon, un escabeau, un casse-noisette. En un mot, il est difficile de pousser plus loin le blasphème.
Il s’égaye sur la piscine probatique de Bethsaïda, dont un ange venait troubler l’eau tous les ans. Il demande comment il se peut que ni Flavius Josèphe, ni Philo, n’aient point parlé de cet ange ; pourquoi saint Jean est le seul qui raconte ce miracle annuel ; par quel autre miracle aucun Romain ne vit jamais cet ange et n’en entendit jamais parler.
L’eau changée en vin aux noces de Cana excite, selon lui, le rire et le mépris de tous les hommes qui ne sont pas abrutis par la superstition.
Quoi ! s’écrie-t-il, Jean dit expressément que les convives étaient déjà ivres, et Dieu descendu sur la terre opère son premier miracle pour les faire boire encore (2) !
Dieu fait homme commence sa mission par assister à une noce de village. Il n’est pas certain que Jésus et sa mère fussent ivres comme le reste de la compagnie. « Whether Jesus and his mother themselves were all cut, as were others of the company, it is not certain. » Quoique la familiarité de la dame avec un soldat fasse présumé qu’elle aimait la bouteille, il paraît cependant que son fils était en pointe de vin, puisqu’il lui répondit avec tant d’aigreur et d’insolence, waspishly and snappishly ; femme, qu’ai-je affaire à toi ? Il paraît par ces paroles que Marie n’était point vierge, et que Jésus n’était point son fils ; autrement, Jésus n’eût point ainsi insulté son père et sa mère, et violé un des plus sacrés commandements de la loi. Cependant il fait ce que sa mère lui demande, il remplit dix-huit cruches d’eau, et en fait du punch. Ce sont les propres paroles de Thomas Woolston. Elles saisissent d’indignation toute âme chrétienne.
C’est à regret, c’est en tremblant que je rapporte ces passages ; mais il y a eu soixante mille exemplaires de ce livre, portant tous le nom de l’auteur, et tous vendus publiquement chez lui. On ne peut pas dire que je le calomnie.
C’est aux morts ressuscités par Jésus-Christ qu’il en veut principalement. Il affirme qu’un mort ressuscité eût été l’objet de l’attention et de l’étonnement de l’univers ; que toute la magistrature juive, que surtout Pilate, en auraient fait les procès-verbaux les plus authentiques ; que Tibère ordonnait à tous les proconsuls, préteurs, présidents des provinces, de l’informer exactement de tout ; qu’on aurait interrogé Lazare qui avait été mort quatre jours entiers, qu’on aurait voulu savoir ce qu’était devenue son âme pendant ce temps-là.
Avec quelle curiosité avide Tibère et tout le sénat de Rome ne l’eussent-ils pas interrogé ; et non-seulement lui, mais la fille de Jaïr et le fils de Naïm ? Trois morts rendus à la vie auraient été trois témoignages de la divinité de Jésus, qui auraient rendu en un moment le monde entier chrétien. Mais, au contraire, tout l’univers ignore pendant plus de deux siècles ces preuves éclatantes. Ce n’est qu’au bout de cent ans que quelques hommes obscurs se montrent les uns aux autres dans le plus grand secret les écrits qui contiennent ces miracles. Quatre-vingt-neuf empereurs, en comptant ceux à qui on ne donna que le nom de tyrans, n’entendent jamais parler de ces résurrections qui devaient tenir toute la nature dans la surprise. Ni l’historien juif Flavius Josèphe, ni le savant Philon, ni aucun historien grec ou romain ne fait mention de ces prodiges. Enfin, Woolston a l’impudence de dire que l’histoire de Lazare est si pleine d’absurdités, que saint Jean radotait quand il écrivit. « Is so brimful of absurdities, that saint John when he wrote it, had liv’d beyond his senses. » Page 38, tome II.
Supposons, dit Woolston, que Dieu envoyât aujourd’hui un ambassadeur à Londres pour convertir le clergé mercenaire, et que cet ambassadeur ressuscitât des morts, que diraient nos prêtres ?
Il blasphème l’incarnation, la résurrection, l’ascension de Jésus-Christ, suivant les mêmes principes. Il appelle ces miracles, l’imposture la plus effrontée et la plus manifeste qu’on ait jamais produite dans le monde. « The most manifest, ant the most bare-faced imposture that ever was put upon the world. »
Ce qu’il y a peut-être de plus étrange encore, c’est que chacun de ses discours est dédié à un évêque. Ce ne sont pas assurément des dédicaces à la française ; il n’y a ni compliment ni flatterie : il leur reproche leur orgueil, leur avarice, leur ambition, leurs cabales ; il rit de les voir soumis aux lois de l’Etat comme les autres citoyens.
A la fin ces évêques, lassés d’être outragés par un simple membre de l’Université de Cambridge, implorèrent contre lui les lois auxquelles ils sont assujettis. Ils lui intentèrent procès au banc du roi par-devant le lord-justice Raymond, en 1729. Woolston fut mis en prison, et condamné à une amende et à donner caution pour cent cinquante livres sterling. Ses amis fournirent la caution, et il ne mourut point en prison, comme il est dit dans un de nos dictionnaires faits au hasard. Il mourut chez lui à Londres, après avoir prononcé ces paroles : « This is a pass that every man must come to. » C’est un pas que tout homme doit faire. Quelque temps avant sa mort, une dévote, le rencontrant dans la rue, lui cracha au visage ; il s’essuya et la salua. Ses mœurs étaient simples et douces : il s’était trop entêté du sens mystique, et avait blasphémé le sens littéral ; mais il est à croire qu’il se repentit à la mort, et que Dieu lui a fait miséricorde.
En ce même temps parut en France le testament de Jean Meslier, curé de But et d’Etrepigni en Champagne, duquel nous avons déjà parlé à l’article CONTRADICTIONS.
C’était une chose bien étonnante et bien triste que deux prêtres écrivissent en même temps contre la religion chrétienne. Le curé Meslier est encore plus emporté que Woolston ; il ose traiter le transport de notre Sauveur par le diable sur la montagne, la noce de Cana, les pains et les poissons, de contes absurdes, injurieux à la Divinité, qui furent ignorés pendant trois cents ans de tout l’empire romain, et qui enfin passèrent de la canaille jusqu’au palais des empereurs, quand la politique les obligea d’adopter les folies du peuple pour le mieux subjuguer. Les déclamations du prêtre anglais n’approchent pas de celles du prêtre champenois. Woolston a quelquefois des ménagements : Meslier n’en a point ; c’est un homme si profondément ulcéré des crimes dont il a été témoin, qu’il en rend la religion chrétienne responsable, en oubliant qu’elle les condamne. Point de miracle qui ne soit pour lui un objet de mépris et d’horreur ; point de prophétie qu’il ne compare à celles de Nostradamus. Il va même jusqu’à comparer Jésus-Christ à don Quichotte, et saint Pierre à Sancho Pança : et ce qui est plus déplorable, c’est qu’il écrivait ces blasphèmes contre Jésus-Christ entre les bras de la mort, dans un temps où les plus dissimulés n’osent mentir, et où les plus intrépides tremblent. Trop pénétré de quelques injustices de ses supérieurs, trop frappé des grandes difficultés qu’il trouvait dans l’Ecriture, il se déchaîna contre elle plus que les Acosta et tous les Juifs, plus que le fameux Porphyre, les Celse, les Jamblique, les Julien, les Libanius, les Maxime, les Symmaque et tous les partisans de la raison humaine n’ont jamais éclaté contre nos incompréhensibilités divines. On a imprimé plusieurs abrégés de son livre (3) : mais heureusement ceux qui ont en main l’autorité les ont supprimés autant qu’ils l’ont pu.
Un curé de Bonne-Nouvelle près de Paris écrivit encore sur le même sujet ; de sorte qu’en même temps l’abbé Bécheran et les autres convulsionnaires faisaient des miracles, et trois prêtres écrivaient contre les miracles véritables.
Le livre le plus fort contre les miracles et contre les prophéties, est celui de milord Bolingbroke (4). Mais, par bonheur, il est si volumineux, si dénué de méthode, son style est si verbeux, ses phrases si longues, qu’il faut une extrême patience pour le lire.
Il s’est trouvé des esprits qui, étant enchantés des miracles de Moïse et de Josué, n’ont pas eu pour ceux de Jésus-Christ la vénération qu’on leur doit ; leur imagination, élevée par le grand spectacle de la mer qui ouvrait ses abîmes et qui suspendait ses flots pour laisser passer la horde hébraïque, par les dix plaies d’Egypte, par les astres qui s’arrêtaient dans leur course sur Gabaon et sur Aïalon, etc., ne pouvait plus se rabaisser à de petits miracles, comme de l’eau changée en vin, un figuier séché, des cochons noyés dans un lac.
Vagenseil disait avec impiété que c’était entendre une chanson de village au sortir d’un grand concert.
Le Talmud prétend qu’il y a eu beaucoup de chrétiens qui, comparant les miracles de l’ancien Testament à ceux du nouveau, ont embrassé le judaïsme : ils croyaient qu’il n’est pas possible que le maître de la nature eût fait tant de prodiges pour une religion qu’il voulait anéantir. Quoi ! disaient-ils, il y aura eu pendant des siècles une suite de miracles épouvantables en faveur d’une religion véritable qui deviendra fausse ! Quoi ! Dieu même aura écrit que cette religion ne périra jamais, et qu’il faut lapider ceux qui voudront la détruire, et cependant il enverra son propre fils, qui est lui-même, pour anéantir ce qu’il a édifié pendant tant de siècles !
Il y a bien plus : ce fils, continuent-ils, ce Dieu éternel, s’étant fait Juif, est attaché à la religion juive pendant toute sa vie ; il en fait toutes les fonctions, il fréquente le temple juif, il n’annonce rien de contraire à la loi juive, tous ses disciples sont Juifs, tous observent les cérémonies juives. Ce n’est certainement pas lui, disent-ils, qui a établi la religion chrétienne ce sont des Juifs dissidents qui se sont joints à des platoniciens. Il n’y a pas un dogme du christianisme qui ait été prêché par Jésus-Christ.
C’est ainsi que raisonnent ces hommes téméraires qui, ayant à la fois l’esprit faux et audacieux, osent juger les œuvres de Dieu, et n’admettent les miracles de l’ancien Testament que pour rejeter tous ceux du nouveau.
De ce nombre fut malheureusement cet infortuné prêtre de Pont-à-Mousson, en Lorraine, nommé Nicolas Antoine (5) ; on ne lui connaît point d’autres noms. Ayant reçu ce qu’on appelle les quatre mineurs en Lorraine, le prédicant Ferri, en passant à Pont-à-Mousson, lui donna de grands scrupules, et lui persuada que les quatre mineurs étaient le signe de la bête. Antoine, désespéré de porter le signe de la bête, le fit effacer par Ferri, embrassa la religion protestante, et fut ministre à Genève, vers l’an 1630.
Plein de la lecture des rabbins, il crut que si les protestants avaient raison contre les papistes, les Juifs avaient bien plus raison contre toutes les sectes chrétiennes. Du village de Divonne, où il était pasteur, il alla se faire recevoir juif à Venise, avec un petit apprenti en théologie qu’il avait persuadé, et qui après l’abandonna, n’ayant point de vocation pour le martyre.
D’abord le ministre Nicolas Antoine s’abstint de prononcer le nom de Jésus-Christ dans ses sermons et dans ses prières : mais bientôt, échauffé et enhardi par l’exemple des saints Juifs qui professaient hardiment le judaïsme devant les princes de Tyr et de Babylone, il s’en alla pieds nus à Genève confesser, devant les juges et devant les commis des halles, qu’il n’y a qu’une seule religion sur la terre, parce qu’il n’y a qu’un Dieu ; que cette religion est la juive, qu’il faut absolument se faire circoncire ; que c’est un crime horrible de manger du lard et du boudin. Il exhorta pathétiquement tous les Génevois qui s’attroupèrent à cesser d’être enfants de Bélial, à être bons juifs, afin de mériter le royaume des cieux. On le prit, on le lia.
Le petit conseil de Genève, qui ne faisait rien alors sans consulter le conseil des prédicants, leur demande leur avis. Les plus sensés de ces prêtres opinèrent à faire saigner Nicolas Antoine à la veine céphalique, à le baigner et le nourrir de bons potages, après quoi on l’accoutumerait insensiblement à prononcer le nom de Jésus-Christ, ou du moins à l’entendre prononcer sans grincer des dents comme il lui arrivait toujours. Ils ajoutèrent que les lois souffraient les Juifs, qu’il y en avait huit mille à Rome, que beaucoup de marchands sont de vrais Juifs ; et que, puisque Rome admettait huit mille enfants de la synagogue, Genève pouvait bien en tolérer un. A ce mot de tolérance les autres pasteurs en plus grand nombre, grinçant des dents beaucoup plus qu’Antoine au nom de Jésus-Christ et charmés d’ailleurs de trouver une occasion de pouvoir faire brûler un homme, ce qui arrivait très rarement, furent absolument pour la brûlure. Ils décidèrent que rien ne servirait mieux à raffermir le véritable christianisme ; que les Espagnols n’avaient acquis tant de réputation dans le monde que parce qu’ils faisaient brûler des Juifs tous les ans ; et qu’après tout, si l’ancien Testament devait l’emporter sur le nouveau, Dieu ne manquerait pas de venir éteindre lui-même la flamme du bûcher, comme il fit dans Babylone pour Sidrac, Misac et Abdenago ; qu’alors on reviendrait à l’ancien Testament ; mais qu’en attendant il fallait absolument brûler Nicolas Antoine. Partant, ils conclurent à ôter le méchant ; ce sont leurs propres paroles.
Le syndic Sarrasin et le syndic Godefroi, qui étaient de bonnes têtes, trouvèrent le raisonnement du sanhédrin génevois admirable, et, comme les plus forts, ils condamnèrent Nicolas Antoine, le plus faible, à mourir de la mort de Canalus et du conseiller Dubourg. Cela fut exécuté le 20 Avril 1632 dans une très belle place champêtre appelée Plain-Palais, en présence de vingt mille hommes qui bénissaient la nouvelle loi et le grand sens du syndic Sarrasin et du syndic Godefroi.
Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ne renouvela point le miracle de la fournaise de Babylone en faveur d’Antoine.
Abauzit, homme très véridique, rapporte dans ses notes qu’il mourut avec la plus grande constance et qu’il persista sur le bûcher dans ses sentiments. Il ne s’emporta point contre ses juges lorsqu’on le lia au poteau ; il ne montra ni orgueil ni bassesse ; il ne pleura point, il ne soupira point, il se résigna. Jamais martyr ne consomma son sacrifice avec une foi plus vive ; jamais philosophe n’envisagea une mort horrible avec plus de fermeté. Cela prouve évidemment que sa folie n’était autre chose qu’une forte persuasion. Prions le Dieu de l’ancien et du nouveau Testament de lui faire miséricorde.
J’en dis autant pour le jésuite Malagrida qui était encore plus fou que Nicolas Antoine ; pour l’ex-jésuite Patouillet et pour l’ex-jésuite Paulian, si jamais on les brûle.
Des écrivains en grand nombre, qui ont eu le malheur d’être plus philosophes que chrétiens, ont été assez hardis pour nier les miracles de notre Seigneur ; mais après les quatre prêtres dont nous avons parlé, il ne faut plus citer personne. Plaignons ces quatre infortunés aveuglés par leurs lumières trompeuses et animés par leur mélancolie, qui les précipita dans un abîme si funeste.