DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : M comme MATIERE
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M comme MATIÈRE.
SECTION PREMIÈRE.
DIALOGUE POLI ENTRE UN ÉNERGUMÈNE ET UN PHILOSOPHE.
L’ÉNERGUMÈNE.
Oui, ennemi de Dieu et des hommes, qui crois que Dieu est tout-puissant, et qu’il est le maître d’ajouter le don de la pensée à tout être qu’il daignera choisir, je vais te dénoncer à monseigneur l’inquisiteur, je te ferai brûler ; prends garde à toi, je t’avertis pour la dernière fois.
LE PHILOSOPHE.
Sont-ce là vos arguments ? est-ce ainsi que vous enseignez les hommes ? J’admire votre douceur.
L’ÉNERGUMÈNE.
Allons, je veux bien m’apaiser un moment en attendant les fagots. Réponds-moi : Qu’est-ce que l’esprit ?
LE PHILOSOPHE.
Je n’en sais rien.
L’ÉNERGUMÈNE.
Qu’est-ce que la matière ?
LE PHILOSOPHE.
Je n’en sais pas grand’chose. Je la crois étendue, solide, résistante, gravitante, divisible, mobile ; Dieu peut lui avoir donné mille autres qualités que j’ignore.
L’ÉNERGUMÈNE.
Mille autres qualités, traître ! je vois où tu veux venir : tu vas me dire que Dieu peut animer la matière, qu’il a donné l’instinct aux animaux, qu’il est le maître de tout.
LE PHILOSOPHE.
Mais il se pourrait bien faire qu’en effet il eût accordé à cette matière bien des propriétés que vous ne sauriez comprendre.
L’ÉNERGUMÈNE.
Que je ne saurais comprendre, scélérat !
LE PHILOSOPHE.
Oui, sa puissance va plus loin que votre entendement.
L’ÉNERGUMÈNE.
Sa puissance ! sa puissance ! vrai discours d’athée.
LE PHILOSOPHE.
J’ai pourtant pour moi le témoignage de plusieurs saints Pères.
L’ÉNERGUMÈNE.
Va, va, ni Dieu, ni eux, ne nous empêcheront de te faire brûler vif ; c’est un supplice dont on punit les parricides et les philosophes qui ne sont pas de notre avis.
LE PHILOSOPHE.
Est-ce le diable, ou toi, qui a inventé cette manière d’argumenter ?
L’ÉNERGUMÈNE.
Vilain possédé, tu oses me mettre de niveau avec le diable ?
(Ici l’énergumène donne un grand soufflet au philosophe,
qui le lui rend avec usure.)
LE PHILOSOPHE.
A moi les philosophes !
L’ÉNERGUMÈNE.
A moi la Sainte-Hermandad !
(Ici une demi-douzaine de philosophes arrivent d’un côté, et on voit
accourir de l’autre côté cent dominicains avec cent familiers de
l’inquisition, et cent alguazils. La partie n’est pas tenable.)
SECTION II.
Les sages à qui on demande ce que c’est que l’âme, répondent qu’ils n’en savent rien. Si on leur demande ce que c’est que la matière, ils font la même réponse. Il est vrai que des professeurs, et surtout des écoliers, savent parfaitement tout cela ; et quand ils ont répété que la matière est étendue et divisible, ils croient avoir tout dit ; mais quand ils sont priés de dire ce que c’est que cette chose étendue, ils se trouvent embarrassés. Cela est composé de parties, disent-ils ; et ces parties de quoi sont-elles composées ? Les éléments de ces parties sont-ils divisibles ? Alors, ou ils sont muets, ou ils parlent beaucoup, ce qui est également suspect. Cet être presque inconnu, qu’on nomme matière est-il éternel ? Toute l’antiquité l’a cru. A-t-il par lui-même la force active ? Plusieurs philosophes l’ont pensé. Ceux qui le nient sont-ils en droit de le nier ? Vous ne concevez pas que la matière puisse avoir rien par elle-même. Mais comment pouvez-vous assurer qu’elle n’a pas par elle-même les propriétés qui lui sont nécessaires ? Vous ignorez qu’elle est sa nature, et vous lui refusez des modes qui sont pourtant dans sa nature ; car enfin, dès qu’elle est, il faut bien qu’elle soit d’une certaine façon, qu’elle soit figurée ; et dès qu’elle est nécessairement figurée, est-il impossible qu’il n’y ait d’autres modes attachés à sa configuration ? La matière existe, vous ne la connaissez que par vos sensations. Hélas ! de quoi servent toutes les subtilités de l’esprit depuis qu’on raisonne ? La géométrie nous a appris bien des vérités, la métaphysique bien peu. Nous pesons la matière, nous la mesurons, nous la décomposons ; et au-delà de ces opérations grossières, si nous voulons faire un pas, nous trouvons dans nous l’impuissance, et devant nous un abîme.
Pardonnez de grâce à l’univers entier qui s’est trompé en croyant la matière existante par elle-même. Pouvait-il faire autrement ? Comment imaginer que ce qui est sans succession n’a pas toujours été ? S’il n’était pas nécessaire que la matière existât, pourquoi existe-t-elle ? et s’il fallait qu’elle fût, pourquoi n’aurait-elle pas été toujours ? Nul axiome n’a jamais été plus universellement reçu que celui-ci : « Rien ne se fait de rien. » En effet le contraire est incompréhensible. Le chaos a chez tous les peuples précédé l’arrangement qu’une main divine a fait du monde entier. L’éternité de la matière n’a nui chez aucun peuple au culte de la Divinité. La religion ne fut jamais effarouchée qu’un Dieu éternel fût reconnu comme le maître d’une matière éternelle. Nous sommes assez heureux pour savoir aujourd’hui par la foi que Dieu tira la matière du néant ; mais aucune nation n’avait été instruite de ce dogme ; les Juifs mêmes l’ignorèrent. Le premier verset de la Genèse dit que les dieux Eloïm, non pas Eloï, firent le ciel et la terre ; il ne dit pas que le ciel et la terre furent créés de rien.
Philon, qui est venu dans le seul temps où les Juifs aient eu quelque érudition, dit dans son chapitre de la création : « Dieu, étant bon par sa nature, n’a point porté envie à la substance, à la matière, qui par elle-même n’avait rien de bon, qui n’a de sa nature qu’inertie, confusion, désordre. Il daigna la rendre bonne de mauvaise qu’elle était. »
L’idée du chaos débrouillé par un Dieu se trouve dans toutes les anciennes théogonies. Hésiode répétait ce que pensait l’Orient, quand il disait dans sa théogonie : « Le chaos est ce qui a existé le premier. » Ovide était l’interprète de tout l’empire romain quand il disait :
Sic ubi dispositam, quisquis fuit ille Deorum,
Congeriem secuit…
OVID., Met., I, 32.
La matière était donc regardée entre les mains de Dieu comme l’argile sous la roue du potier, s’il est permis de se servir de ces faibles images pour en exprimer la divine puissance.
La matière étant éternelle devait avoir des propriétés éternelles, comme la configuration, la force d’inertie, le mouvement, et la divisibilité. Mais cette divisibilité n’est que la suite du mouvement ; car sans mouvement, rien ne se divise, ne se sépare, ni ne s’arrange. On regardait donc le mouvement comme essentiel à la matière. Le chaos avait été un mouvement confus, et l’arrangement de l’univers un mouvement régulier imprimé à tous les corps par le maître du monde. Mais comment la matière aurait-elle le mouvement par elle-même ? Comme elle a, selon tous les anciens, l’étendue et l’impénétrabilité.
Mais on ne la peut concevoir sans étendue, et on peut la concevoir sans mouvement. A cela on répondait : Il est impossible que la matière ne soit pas perméable ; or étant perméable, il faut bien que quelque chose passe continuellement dans ses pores ; à quoi bon des passages si rien n’y passe ?
De réplique en réplique on ne finirait jamais ; le système de la matière éternelle a de très grandes difficultés comme tous les systèmes. Celui de la matière formée de rien n’est pas moins incompréhensible. Il faut l’admettre, et ne pas se flatter d’en rendre raison ; la philosophie ne rend point raison de tout. Que de choses incompréhensibles n’est-on pas obligé d’admettre, même en géométrie ? Conçoit-on deux lignes qui s’approcheront toujours, et qui ne se rencontreront jamais ?
Les géomètres à la vérité nous diront : Les propriétés des asymptotes vous sont démontrées ; vous ne pouvez vous empêcher de les admettre ; mais la création ne l’est pas : pourquoi l’admettez-vous ? Quelle difficulté trouvez-vous à croire comme toute l’antiquité la matière éternelle ? D’un autre côté, le théologien vous pressera et vous dira : Si vous croyez la matière éternelle, vous reconnaissez donc deux principes, Dieu et la matière : vous tombez dans l’erreur de Zoroastre, de Manès.
On ne répondra rien aux géomètres, parce que ces gens-là ne connaissent que leurs lignes, leurs surfaces, et leurs solides ; mais on pourra dire au théologien : En quoi suis-je manichéen ? Voilà des pierres qu’un architecte n’a point faites ; il en a élevé un bâtiment immense ; je n’admets point deux architectes ; les pierres brutes ont obéi au pouvoir et au génie.
Heureusement, quelque système qu’on embrasse, aucun ne nuit à la morale ; car qu’importe que la matière soit faite ou arrangée ? Dieu est également notre maître absolu. Nous devons être également vertueux sur un chaos débrouillé, ou sur un chaos créé de rien ; presque aucune de ces questions métaphysiques n’influe sur la conduite de la vie : il en est des disputes comme des vains discours qu’on tient à table ; chacun oublie après dîner ce qu’il a dit, et va où son intérêt et son goût l’appellent.