DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : M comme MARTYRS - Partie 2
Photo de PAPAPOUSS
M comme MARTYRS.
(PARTIE 2)
8° DU MARTYRE DE SAINT ROMAIN (1)
Saint Romain voyageait vers Antioche ; il apprend que le juge Asclépiade faisait mourir les chrétiens. Il va le trouver, et le défie de le faire mourir. Asclépiade le livre aux bourreaux : ils ne peuvent en venir à bout. On prend enfin le parti de le brûler. On apporte des fagots. Des Juifs qui passaient se moquent de lui ils lui disent que Dieu tira de la fournaise Sidrac, Misac et Abdenago, mais que Jésus-Christ laisse brûler ses serviteurs ; aussitôt il pleut, et le bûcher s’éteint.
L’empereur, qui cependant était alors à Rome, et non dans Antioche, dit « que le Ciel se déclare pour saint Romain, et qu’il ne veut rien avoir à démêler avec le Dieu du ciel. » Voilà, continue « le légendaire (2), notre Ananias délivré du feu aussi bien que celui des Juifs. Mais Asclépiade, homme sans honneur, fit tant par ses basses flatteries, qu’il obtint qu’on couperait la langue à saint Romain. Un médecin qui se trouva là coupe la langue au jeune homme, et l’emporte chez lui proprement enveloppée dans un morceau de soie.
L’anatomie nous apprend, et l’expérience le confirme, qu’un homme ne peut vivre sans langue.
Romain fut conduit en prison. On nous a lu plusieurs fois que le Saint-Esprit descendit en langue de feu ; mais saint Romain qui balbutiait comme Moïse, tandis qu’il n’avait qu’une langue de chair, commença à parler distinctement dès qu’il n’en eut plus.
On alla conter le miracle à Asclépiade comme il était avec l’empereur. Ce prince soupçonna le médecin de l’avoir trompé ; le juge menaça le médecin de le faire mourir. Seigneur, lui dit-il, j’ai encore chez moi la langue que j’ai coupée à cet homme ; ordonnez qu’on m’en donne un qui ne soit pas comme celui-ci sous une protection particulière de Dieu ; permettez que je lui coupe la langue jusqu’à l’endroit où celle-ci a été coupée ; s’il n’en meurt pas, je consens qu’on me fasse mourir moi-même. Là-dessus on fait venir un homme condamné à mort ; et le médecin, ayant pris la mesure sur la langue de Romain, coupe à la même distance celle du criminel ; mais à peine avait-il retiré son rasoir que le criminel tombe mort. Ainsi le miracle fut avéré, à la gloire de Dieu et à la consolation des fidèles. »
Voilà ce que dom Ruinart raconte sérieusement. Prions Dieu pour le bon sens de dom Ruinart.
SECTION II.
Comment se peut-il que dans le siècle éclairé où nous sommes, on trouve encore des écrivains savants et utiles qui suivent pourtant le torrent des vieilles erreurs, et qui gâtent des vérités par des fables reçues ? Ils comptent encore l’ère des martyrs de la première année de l’empire de Dioclétien, qui était alors bien éloigné de martyriser personne. Ils oublient que sa femme Prisca était chrétienne ; que les principaux officiers de sa maison étaient chrétiens, qu’il les protégea constamment pendant dix-huit années ; qu’ils bâtirent dans Nicomédie une église plus somptueuse que son palais ; et qu’ils n’auraient jamais été persécutés s’ils n’avaient outragé le césar Galerius.
Est-il possible qu’on ose redire encore que Dioclétien mourut de rage, de désespoir et de misère, lui qu’on vit quitter la vie en philosophe comme il avait quitté l’empire ; lui qui, sollicité de reprendre la puissance suprême, aima mieux cultiver ses beaux jardins de Salone que de régner encore sur l’univers alors connu ?
O compilateurs ! ne cesserez-vous point de compiler ? vous avez utilement employé vos trois doigts : employez plus utilement votre raison.
Quoi ! vous me répétez que saint Pierre régna sur les fidèles à Rome pendant vingt-cinq ans, et que Néron le fit mourir la dernière année de son empire lui et saint Paul, pour venger la mort de Simon le Magicien à qui ils avaient cassé les jambes par leurs prières !
C’est insulter le christianisme que de rapporter ces fables, quoique avec une très bonne intention.
Les pauvres gens qui redisent encore ces sottises sont des copistes qui remettent en in-octavo ou en in-douze d’anciens in-folio que les honnêtes gens ne lisent plus, et qui n’ont jamais ouvert un livre de saine critique. Ils ressassent les vieilles histoires de l’Eglise ; ils ne connaissent ni Middleton, ni Dodwel, ni Brucker, ni Dumoulin, ni Fabricius, ni Grabe, ni même Dupin, ni aucun de ceux qui ont porté depuis peu la lumière dans les ténèbres.
SECTION III.
On nous berne de martyres à faire pouffer de rire. On nous peint les Titus, les Trajan, les Marc-Aurèle, ces modèles de vertu, comme des monstres de cruauté. Fleury, abbé du Loc-Dieu, a déshonoré son Histoire ecclésiastique par des contes qu’une vieille femme de bon sens ne ferait pas à des petits enfants.
Peut-on répéter sérieusement que les Romains condamnèrent sept vierges de soixante et dix ans chacune à passer par les mains de tous les jeunes gens de la ville d’Ancyre, eux qui punissaient de mort les vestales pour la moindre galanterie ?
C’est apparemment pour faire plaisir aux cabaretiers qu’on a imaginé qu’un cabaretier chrétien, nommé Théodote, pria Dieu de faire mourir ces sept vierges plutôt que de les exposer à perdre le plus vieux des pucelages. Dieu exauça le cabaretier pudibond, et le proconsul fit noyer dans un lac les sept demoiselles. Dès qu’elles furent noyées, elles vinrent se plaindre à Théodote du tour qu’il leur avait joué, et le supplièrent instamment d’empêcher qu’elles ne fussent mangées des poissons. Théodote prend avec lui trois buveurs de sa taverne, marche au lac avec eux, précédé d’un flambeau céleste et d’un cavalier céleste, repêche les sept vieilles, les enterre, et finit par être décapité.
Dioclétien rencontre un petit garçon nommé saint Romain qui était bègue ; il veut le faire brûler parce qu’il était chrétien ; trois Juifs se trouvent là et se mettent à rire de ce que Jésus-Christ laisse brûler un petit garçon qui lui appartient ; ils crient que leur religion vaut mieux que la chrétienne, puisque Dieu a délivré Sidrac, Misac et Abdenago de la fournaise ardente aussitôt les flammes qui entouraient le jeune Romain, sans lui faire mal, se séparent et vont brûler les trois Juifs.
L’empereur tout étonné dit qu’il ne veut rien avoir à démêler avec Dieu ; mais un juge de village moins scrupuleux condamne le petit bègue à avoir la langue coupée. Le premier médecin de l’empereur est assez honnête pour faire l’opération lui-même ; dès qu’il a coupé la langue au petit Romain, cet enfant se met à jaser avec une volubilité qui ravit toute l’assemblée en admiration.
On trouve cent contes de cette espèce dans les martyrologes. On a cru rendre les anciens Romains odieux, et on s’est rendu ridicule. Voulez-vous de bonnes barbaries bien avérées, de bons massacres bien constatés, des ruisseaux de sang qui aient coulé en effet, des pères, des mères, des maris, des femmes, des enfants à la mamelle réellement égorgés et entassés les uns sur les autres ? monstres persécuteurs, ne cherchez ces vérités que dans vos annales : vous les trouverez dans les croisades contre les Albigeois, dans les massacres de Mérindol et de Cabrières, dans l’épouvantable journée de la Saint-Barthélemy, dans les massacres de l’Irlande, dans les vallées des Vaudois. Il vous sied bien, barbares que vous êtes, d’imputer au meilleur des empereurs des cruautés extravagantes, vous qui avez inondé l’Europe de sang, et qui l’avez couverte de corps expirants, pour prouver que le même corps peut être en mille endroits à la fois, et que le pape peut vendre des indulgences ! Cessez de calomnier les Romains v os législateurs, et demandez pardon à Dieu des abominations de vos pères.
Ce n’est pas le supplice, dites-vous, qui fait le martyre, c’est la cause. Eh bien, je vous accorde que vos victimes ne doivent point être appelées du nom de martyr, qui signifie témoin ; mais quel nom donnerons-nous à vos bourreaux ? Les Phalaris et les Busiris ont été les plus doux des hommes en comparaison de vous : votre inquisition, qui subsiste encore, ne fait-elle pas frémir la raison, la nature, la religion ? Grand Dieu ! si on allait mettre en cendre ce tribunal infernal, déplairait-on à vos regards vengeurs ?
1 – Répétition d’un passage d’un article précédent. (G.A.)
2 – Le légendaire ne sait ce qu’il dit avec son Ananias.