DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : L comme LOIS - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

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L comme LOIS.

 

 

(Partie 1)

 

 

________

 

 

 

 

SECTION PREMIÈRE.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est difficile qu’il y ait une seule nation qui vive sous de bonnes lois. Ce n’est pas seulement parce qu’elles sont l’ouvrage des hommes, car ils ont fait de très bonnes choses ; et ceux qui ont inventé et perfectionné les arts pouvaient imaginer un corps de jurisprudence tolérable. Mais les lois ont été établies dans presque tous les Etats par l’intérêt du législateur, par le besoin du moment, par l’ignorance, par la superstition. On les a faites à mesure, au hasard, irrégulièrement, comme on bâtissait les villes. Voyez à Paris le quartier des Halles, de Saint-Pierre-aux-Bœufs, la rue Brise-Miche, celle du Pet-au-Diable, contraster avec le Louvre et les Tuileries : voilà l’image de nos lois.

 

 

 

Londres n’est devenue digne d’être habitée que depuis qu’elle fut réduite en cendres. Les rues, depuis cette époque, furent élargies et alignées : Londres fut une ville pour avoir été brûlée. Voulez-vous avoir de bonnes lois, brûlez les vôtres, et faites-en de nouvelles.

 

 

 

Les Romains furent trois cents années sans lois fixes ; ils furent obligés d’en aller demander aux Athéniens, qui leur en donnèrent de si mauvaises que bientôt elles furent presque toutes abrogées. Comment Athènes elle-même aurait-elle eu une bonne législation ? On fut obligé d’abolir celle de Dracon, et celle de Solon périt bientôt.

 

 

 

Votre coutume de Paris est interprétée différemment par vingt-quatre commentaires ; dont il est prouvé vingt-quatre fois qu’elle est mal conçue. Elle contredit cent quarante autres coutumes, ayant toutes forces de loi chez la même nation, et toutes se contredisant entre elles. Il est donc dans une seule province de l’Europe, entre les Alpes et les Pyrénées, plus de cent quarante petits peuples qui s’appellent compatriotes, et qui sont réellement étrangers les uns pour les autres, comme le Tunquin l’est pour la Cochinchine.

 

 

 

Il en est de même dans toutes les provinces de l’Espagne. C’est bien pis dans la Germanie ; personne n’y sait quels sont les droits du chef, ni des membres. L’habitant des bords de d’Elbe ne tient au cultivateur de la Souabe que parce qu’ils parlent à peu près la même langue, laquelle est un peu rude.

 

 

 

        La nation anglaise a plus d’uniformité ; mais n’étant sortie de la barbarie et de la servitude que par intervalles et par secousses, et ayant dans sa liberté conservé plusieurs lois promulguées autrefois par de grands tyrans qui disputaient le trône, ou par de petits tyrans qui envahissaient des prélatures, il s’en est formé un corps assez robuste, sur lequel on aperçoit encore beaucoup de blessures couvertes d’emplâtres.

 

 

 

L’esprit de l’Europe a fait de plus grands progrès depuis cent ans, que le monde entier n’en avait fait depuis Brama, Fohi, Zoroastre et le Thaut de l’Egypte. D’où vient que l’esprit de législation en a fait si peu ?

 

 

 

Nous fûmes tous sauvages depuis le cinquième siècle. Telles sont les révolutions du globe : brigands qui pillaient, cultivateurs pillés, c’était là ce qui composait le genre humain du fond de la mer Baltique au détroit de Gibraltar ; et quand les Arabes parurent au Midi, la désolation du bouleversement fut universelle.

 

 

 

Dans notre coin d’Europe, le petit nombre étant composé de hardis ignorants, vainqueurs et armés de pied en cap, et le grand nombre d’ignorants esclaves désarmés, presque aucun ne sachant ni lire ni écrire, pas même Charlemagne, il arriva très naturellement que l’Eglise romaine, avec sa plume et ses cérémonies, gouverna ceux qui passaient leur vie à cheval, la lance en arrêt et le morion en tête.

 

 

 

Les descendants des Sicambres, des Bourguigons, des Ostrogoths, Visigoths, Lombard, Hérules, etc., sentirent qu’ils avaient besoin de quelque chose qui ressemblât à des lois.

 

 

 

Ils en cherchèrent où il y en avait. Les évêques de Rome en savaient faire en latin. Les Barbares les prirent avec d’autant plus de respect qu’ils ne les entendaient pas. Les décrétales des papes, les unes véritables, les autres effrontément supposées, devinrent le code de nouveaux regas, des leuds, des barons, qui avaient partagé les terres. Ce furent des loups qui se laissèrent enchaîner par des renards. Ils gardèrent leur férocité  mais elle fut subjuguée par la crédulité et par la crainte que la crédulité produit. Peu à peu l’Europe, excepté la Grèce et ce qui appartenait encore à l’empire d’Orient, se vit sous l’empire de Rome ; de sorte qu’on put dire une seconde fois :

 

 

 

 

 

Romanos rerum dominos gentemque togatam.

 

 

 

VIRG., Æn., I, 281

 

 

 

 

 

Presque toutes les conventions étant accompagnées d’un signe de croix et d’un serment qu’on faisait souvent sur des reliques, tout fut du ressort de l’Eglise. Rome, comme la métropole, fut juge suprême des procès de la Chersonèse Cimbrique et de ceux de la Gascogne. Mille seigneurs féodaux joignant leurs usages au droit canon, il en résulta cette jurisprudence monstrueuse dont il reste encore tant de vestiges. (1)

 

 

 

Lequel eût le mieux valu de n’avoir point du tout de lois, ou d’en avoir de pareilles ?

 

 

 

Il a été avantageux à un empire plus vaste que l’empire romain d’être longtemps dans le chaos ; car, tout étant à faire, il était plus aisé de bâtir un édifice que d’en réparer un dont les ruines seraient respectées (2).

 

 

 

La première loi qu’on porta fut la tolérance, afin que le prêtre grec n’oubliât jamais que le prêtre latin est homme, que le musulman supportât son frère le païen ; et que le romain ne fût pas tenté de sacrifier son frère le presbytérien.

 

 

 

La souveraine écrivit de sa main dans ce grand conseil de législation : « Parmi tant de croyances diverses, la faute la plus nuisible serait l’intolérance. »

 

 

 

On convint unanimement qu’il n’y a qu’une puissance (3), qu’il faut dire toujours puissance civile et discipline ecclésiastique, et que l’allégorie des deux glaives est le dogme de la discorde.

 

 

 

Elle commença par affranchir les serfs de son domaine particulier.

 

 

 

Elle affranchit tous ceux du domaine ecclésiastique : ainsi elle créa des hommes.

 

 

 

Les prélats et les moines furent payés du trésor public.

 

 

 

Les peines furent proportionnées aux délits, et les peines furent utiles ; les coupables, pour la plupart, furent condamnés aux travaux publics, attendu que les morts ne servent à rien.

 

 

 

La torture fut abolie, parce que c’est punir avant de connaître, et qu’il est absurde de punir pour connaître ; parce que les Romains ne mettaient à la torture que les esclaves ; parce que la torture est le moyen de sauver le coupable et de perdre l’innocent.

 

 

 

On en était là quand Moustapha III, fils de Mahmoud, força l’impératrice d’interrompre son code pour le battre (4).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SECTION II.

 

 

 

 

 

 

 

J’ai tenté de découvrir quelque rayon de lumière dans les temps mythologiques de la Chine qui précèdent Fohi, et j’ai tenté en vain.

 

 

 

Mais en m’en tenant à Fohi, qui vivait environ trois mille ans avant l’ère nouvelle et vulgaire de notre Occident septentrional, je vois déjà des lois douces et sages établies par un roi bienfaisant. Les anciens livres des cinq Kings, consacrés par le respect de tant de siècles, nous parlent de ses institutions d’agriculture, de l’économie pastorale, de l’économie domestique, de l’astronomie simple qui règle les raisons, de la musique qui, par des modulations différentes, appelle les hommes à leurs fonctions diverses. Ce Fohi vivait incontestablement il y a cinq mille ans. Jugez de quelle antiquité devait être un peuple immense qu’un empereur instruisait sur tout ce qui pouvait faire son bonheur. Je ne vois dans ces lois rien que de doux, d’utile et d’agréable.

 

 

 

On me montre ensuite le code d’un petit peuple qui arrive deux mille ans après, d’un désert affreux sur les bords du Jourdain, dans un pays serré et hérissé de montagnes. Ses lois sont parvenues jusqu’à nous : on nous les donne tous les jours comme le modèle de la sagesse. En voici quelques-unes :

 

 

 

 

 

« De ne jamais manger d’onocrotal, ni de charadre, ni de griffon, ni d’ixion, ni d’anguille, ni de lièvre, parce que le lièvre rumine et qu’il n’a pas le pied fendu.

 

 

 

De ne point coucher avec sa femme quand elle a ses règles, sous peine d’être mis à mort l’un et l’autre.

 

 

 

D’exterminer sans miséricorde tous les pauvres habitants du pays de Canaan, qui ne les connaissaient pas ; d’égorger tout, de massacrer tout, hommes, femmes, vieillards, enfants, animaux, pour la plus grande gloire de Dieu.

 

 

 

D’immoler au Seigneur tout ce qu’on aura voué en anathème au Seigneur, et de le tuer sans pouvoir le racheter.

 

 

 

De brûler les veuves qui, n’ayant pu être remariées à leurs beaux-frères, s’en seraient consolées avec quelque autre Juif sur le grand chemin ou ailleurs, etc., etc. (5) »

 

 

 

 

 

Un jésuite, autrefois missionnaire chez les Cannibales, dans le temps que le Canada appartenait encore au roi de France, me contait qu’un jour, comme il expliquait ces lois juives à ses néophytes, un petit Français imprudent, qui assistait au catéchisme, s’avisa de s’écrier : « Mais, voilà des lois de Cannibales ! » Un des citoyens lui répondit : « Petit drôle, apprends que nous sommes d’honnêtes gens ! Nous n’avons jamais eu de pareilles lois. Et si nous n’étions pas gens de bien, nous te traiterions en citoyen de Canaan, pour t’apprendre à parler. »

 

 

 

Il appert (6), par la comparaison du premier code chinois et du code hébraïque, que les lois suivent assez les mœurs des gens qui les ont faites. Si les vautours et les pigeons avaient des lois, elles seraient sans doute différentes.

 

 

 

CITATION - 22.01.14

 

 

1 – Voyez l’article ABUS.

 

 

 

2 – Il s’agit de la Russie et des réformes de Catherine II : « Je viens à présent à l’article LOIS que vous avez bien voulu me communiquer, et qui est si flatteur pour moi, écrit à Voltaire l’impératrice, le 5/16 Mars 1771. Assurément, monsieur, sans la guerre que le sultan m’a injustement déclarée, une grande partie de ce que vous dites serait fait ; mais, pour le présent, on ne peut parvenir encore qu’à faire des projets pour les différentes branches du grand arbre de la législation, d’après mes principes, qui sont imprimés, et que vous connaissez. Nous sommes fort occupés à nous battre ; et cela nous donne trop de distraction pour mettre toute l’application convenable à cet immense ouvrage. » Voltaire avait donc envoyé à Catherine cet article avant l’impression. La dernière phrase de cette section semble, du reste, inspirée par la dernière phrase de la lettre impériale. (G.A.)

 

 

 

3 – Voyez l’article PUISSANCE.

 

 

 

4 – Ce qui suit n’était pas dans la première édition des Questions sur l’Encyclopédie. (G.A.)

 

 

 

5 – C’est ce qui arriva à Thamar, qui, étant voilée, coucha sur le grand chemin avec son beau-père Juda, dont elle fut méconnue. Elle devint grosse. Juda la condamna à être brûlée. L’arrêt était d’autant plus cruel que, s’il eût été exécuté, notre Sauveur, qui descend en droite ligne de ce Juda et de cette Thamar, ne serait pas né, à moins que tous les événements de l’univers n’eussent été mis dans un autre ordre.

 

 

 

6 – Clair, évident.

 

 

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