DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : L comme LOIS (ESPRIT DES) - Partie 2
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L comme LOIS (ESPRIT DES).
- Partie 2 -
Nous avons remarqué encore que rien n’est plus faux. Tous ces exemples pris au hasard chez les peuples d’Achem, de Bentam, de Ceylan, de Bornéo, des îles Moluques, des Philippines, tous copiés d’après des voyageurs très mal instruits, et tous falsifiés, sans en excepter un seul, ne devaient pas assurément entrer dans un livre où l’on promet de nous développer les lois de l’Europe.
« Dans les Etats mahométans, on est non-seulement maître de la vie et des biens des femmes esclaves, mais encore de ce qu’on appelle leur vertu ou leur honneur. » (Liv. XV, chap. III.)
Où a-t-il pris cette étrange assertion, qui est de la plus grande fausseté ? Le sura ou chap. XXIV de l’Alcoran, intitulé la Lumière, dit expressément : « Traitez bien vos esclaves, et si vous voyez en eux quelque mérite, partagez avec eux les richesses que Dieu vous a données. Ne forcez pas vos femmes esclaves à se prostituer à vous, etc. »
A Constantinople, on punit de mort le maître qui a tué son esclave, à moins qu’il ne soit prouvé que l’esclave a levé la main sur lui. Une femme esclave qui prouve que son maître l’a violée est déclarée libre avec des dédommagements.
« A Patane, la lubricité des femmes est si grande, que les hommes sont obligés de se faire certaines garnitures pour se mettre à l’abri de leurs entreprises. » (Liv. XVI, chap. X.)
Peut-on rapporter sérieusement cette impertinente extravagance ? Quel est l’homme qui ne pourrait se défendre des assauts d’une femme débauchée sans s’armer d’un cadenas ? quelle pitié ! et remarquez que le voyageur nommé Sprinkel, qui seul a fait ce conte absurde, dit en propres mots « que les maris à Patane sont extrêmement jaloux de leurs femmes, et qu’ils ne permettent pas à leurs meilleurs amis de les voir, elles ni leurs filles. »
Quel esprit des lois, que de grands garçons qui cadenassent leurs haut-de-chausses, de peur que les femmes ne viennent y fouiller dans la rue !
« Les Carthaginois, au rapport de Diodore, trouvèrent tant d’or et d’argent dans les Pyrénées, qu’ils en mirent aux ancres de leurs navires. » (Liv. XXI, chap. XI.)
L’auteur cite le sixième livre de Diodore, et ce sixième livre n’existe pas. Diodore, au cinquième parle des Phéniciens, et non pas des Carthaginois.
« On n’a jamais remarqué de jalousie aux Romains sur le commerce. Ce fut comme nation rivale, et non comme nation commerçante, qu’ils attaquèrent Carthage. » (Liv. XXI, chap. XIV.)
Ce fut comme nation commerçante et guerrière, ainsi que le prouve le savant Huet dans son Traité sur le commerce des anciens. Il prouve que longtemps avant la première guerre Punique les Romains s’étaient adonnés au commerce.
«On voit dans le traité qui finit la première guerre Punique, que Carthage fut principalement attentive à se conserver l’empire de la mer, et Rome à garder celui de la terre. » (Liv. XXI, chap. XI.)
Ce traité est de l’an 510 de Rome. Il y est dit que les Carthaginois ne pourraient naviguer vers aucune île près de l’Italie, et qu’ils évacueraient la Sicile. Ainsi les Romains eurent l’empire de la mer, pour lequel ils avaient combattu. Et Montesquieu a précisément pris le contre-pied d’une vérité historique la mieux constatée.
« Hannon, dans la négociation avec les Romains, déclara que les Carthaginois ne souffriraient pas seulement que les Romains se lavassent les mains dans les mers de Sicile. » (Liv. XXI, chap. XI.)
L’auteur fait ici un anachronisme de vingt-deux ans. La négociation d’Hannon est de l’an 488 de Rome, et le traité de paix dont il est question est de 510 (1).
« Il ne fut pas permis aux Romains de naviguer au-delà du Beau promontoire. Il leur fut défendu de trafiquer en Sicile, en Sardaigne, en Afrique, excepté à Carthage. » (Liv. XXI, chap. XI.)
L’auteur fait ici un anachronisme de deux cent soixante et cinq ans. C’est d’après Polybe que l’auteur rapporte ce traité conclu l’an de Rome 245, sous le consulat de Junius Brutus, immédiatement après l’expulsion des rois ; encore les conditions ne sont-elles pas fidèlement rapportées. « Carthaginem vero, et in cætera Africæ loca quæ cis Pulchrum promontorium erant ; item in Sardiniam atque Siciliam, ubi Carthaginienses imperabant, navigare mercimonii causa lecebat. » Il fut permis aux Romains de naviguer pour leur commerce à Carthage, sur toutes les côtes de l’Afrique en deçà du promontoire, de même que sur les côtes de la Sardaigne et de la Sicile qui obéissaient aux Carthaginois.
Ce mot seul, mercimonii causa, ‒ pour raison de leur commerce, démontre que les Romains étaient occupés des intérêts du commerce dès la naissance de la république.
N.B. – Tout ce que dit l’auteur sur le commerce ancien et moderne est extrêmement erroné.
Je passe un nombre prodigieux de fautes capitales sur cette matière, quelque importantes qu’elles soient, parce qu’un des plus célèbres négociants de l’Europe s’occupe à les relever dans un livre qu sera très utile.
« La stérilité du terrain de l’Attique y établit le gouvernement populaire ; et la fertilité de celui de Lacédémone, le gouvernement aristocratique. » (Liv. XVIII, chap. I.)
Où a-t-il pris cette chimère ? Nous tirons encore aujourd’hui d’Athènes esclave, du coton, de la soie, du riz, du blé, de l’huile, des cuirs ; et du pays de Lacédémone, rien. Athènes était vingt fois plus riche que Lacédémone. A l’égard de la bonté du sol, il faut y avoir été pour l’apprécier. Mais jamais on n’attribua la forme d’un gouvernement au plus ou moins de fertilité d’un terrain. Venise avait très peu de blé quand les nobles gouvernèrent. Gênes n’a pas assurément un sol fertile, et c’est une aristocratie. Genève tient plus de l’Etat populaire, et n’a pas de son crû de quoi se nourrir quinze jours. La Suède pauvre a été longtemps sous le joug de la monarchie, tandis que la Pologne fertile fut une aristocratie. Je ne conçois pas comment on peut ainsi établir de prétendues règles, continuellement démenties par l’expérience. Presque tout le livre, il faut l’avouer, est fondé sur des suppositions que la moindre attention détruirait.
« La féodalité est un événement arrivé une fois dans le monde, et qui n’arrivera peut-être jamais, etc. » (Liv. XXX, chap. I.)
Nous trouvons la féodalité, les bénéfices militaires établis sous Alexandre Sévère, sous les rois lombards, sous Charlemagne, dans l’empire ottoman, en Perse, dans le Mogol, au Pégu ; et en dernier lieu Catherine II, impératrice de Russie, a donné en fief pour quelque temps la Moldavie, que ses armes ont conquise. Enfin, on ne doit pas dire que le gouvernement féodal ne reviendra plus, quand la diète de Ratisbonne est assemblée.
« Chez les Germains, il y avait des vassaux et non pas des fiefs… Les fiefs étaient des chevaux de bataille, des armes, des repas. » (Liv. XXI, chap. XIII.)
Quelle idée ! il n’y a point de vassalité sans terre. Un officier à qui son général aura donné à souper n’est pas pour cela son vassal.
« Du temps du roi Charles IV, il y avait vingt millions d’hommes en France. » (Liv. XXIII, chap. XXIV.)
Il donne Puffendorf pour garant de cette assertion : Puffendorf va jusqu’à vingt-neuf millions, et il avait copié cette exagération d’un de nos auteurs, qui se trompait d’environ quatorze à quinze millions. La France ne comptait point alors au nombre de ses provinces la Lorraine, l’Alsace, la Franche-Comté, la moitié de la Flandre, l’Artois, le Cambrésis, le Roussillon, le Béarn ; et aujourd’hui qu’elle possède tous ces pays, elle n’a pas vingt millions d’habitants, suivant le dénombrement des feux exactement fait en 1751. Cependant elle n’a jamais été si peuplée, et cela est prouvé par la quantité de terrains mis en valeur depuis Charles IX.
« En Europe, les empires n’ont jamais pu subsister. » (Liv. XVII, chap. VI.)
Cependant l’empire romain s’y est maintenu cinq cents ans, et l’empire turc y domine depuis l’an 1453.
« La cause de la durée des grands empires en Asie, c’est qu’il n’y a que de grandes plaines. » (Liv. XVII, chap. VI.)
Il ne s’est pas souvenu des montagnes qui traversent la Natolie et la Syrie, du Caucase, du Taurus, de l’Ararat, de l’Immaüs, du Saron, dont les branches couvrent l’Asie.
« En Espagne, on a défendu les étoffes d’or et d’argent. » Un pareil décret serait semblable à celui que feraient les états de Hollande, s’ils défendaient la consommation de la cannelle. » (Liv. XXI, chap. XXII.)
On ne peut faire une comparaison plus fausse, ni dire une chose moins politique. Les Espagnols n’avaient point de manufactures ; ils auraient été obligés d’acheter ces étoffes de l’étranger. Les Hollandais, au contraire, sont les seuls possesseurs de la cannelle. Ce qui était raisonnable en Espagne eût été absurde en Hollande.
Je n’entrerai point dans la discussion de l’ancien gouvernement des Francs, vainqueurs des Gaulois ; dans ce chaos de coutumes toutes bizarres, toutes contradictoires ; dans l’examen de cette barbarie, de cette anarchie qui a duré si longtemps, et sur lesquelles il y a autant de sentiments différents que nous en avons en théologie. On n’a perdu que trop de temps à descendre dans ces abîmes de ruines, et l’auteur de l’Esprit des lois a dû s’y égarer comme les autres.
Je viens à la grande querelle entre l’abbé Dubos, digne secrétaire de l’Académie française, et le président de Montesquieu, digne membre de cette Académie (2). Le membre se moque beaucoup du secrétaire, et le regarde comme un visionnaire ignorant. Il me paraît que l’abbé Dubos est très savant et très circonspect ; il me paraît surtout que Montesquieu lui fait dire ce qu’il n’a jamais dit, et cela selon sa coutume de citer au hasard et de citer faux.
Voici l’accusation portée par Montesquieu contre Dubos :
« M. l’abbé Dubos veut ôter toute espèce d’idée que les Francs soient entrés dans les Gaules en conquérants. Selon lui, nos rois, appelés par les peuples, n’ont fait que se mettre à la place et succéder aux droits des empereurs romains. » (Liv. XXX, chap. XXIV.)
Un homme plus instruit que moi a remarqué avant moi que jamais Dubos n’a prétendu que les Francs fussent partis du fond de leur pays pour venir se mettre en possession de l’empire des Gaules, par l’aveu des peuples, comme on va recueillir une succession. Dubos dit tout le contraire : il prouve que Clovis employa les armes, les négociations, les traités, et même les concessions des empereurs romains, résidants à Constantinople, pour s’emparer d’un pays abandonné. Il ne le ravit point aux empereurs romains, mais aux Barbares, qui sous Odoacre avaient détruit l’empire.
Dubos dit que dans quelque partie des Gaules voisine de la Bourgogne, on désirait la domination des Francs : mais c’est précisément ce qui est attesté par Grégoire de Tours : « Cum jam terror Francorum resonaret in his partibus et omnes eos amore desiderabili cuperent regnare, sanctus Aprunculus, Lingonicæ civitatis episcopus, apud Burgundiones cœpit haberi suspectus ; cumque odium de die in diem cresceret, jussum est ut clam gladio feriretur. » Greg. Tur. Hist. I. II, cap. XXIII.
Montesquieu reproche à Dubos qu’il ne saurait montrer l’existence de la république armorique : cependant Dubos l’a prouvée incontestablement par plusieurs monuments, et surtout par cette citation exacte de l’historien Zosime, liv. VI : « Totus tractus armoricus, cæteræque Gallorum provinciæ Britannos imitatœ, consimili se modo liverarunt, ejectis magistratibus romanis, et sua quadam republica pro arbitrio constituta. »
Montesquieu regarde comme une grande erreur dans Dubos d’avoir dit que Clovis succéda à Childéric son père dans la dignité de maître de la milice romaine en Gaule ; mais jamais Dubos n’a dit cela. Voici ses paroles : « Clovis parvint à la couronne des Francs à l’âge de seize ans, et cet âge ne l’empêcha point d’être revêtu peu de temps après des dignités militaires de l’empire romain que Childéric avait exercées, et qui étaient, selon l’apparence, des emplois dans la milice. » Dubos se borne ici à une conjecture qui se trouve ensuite appuyée sur des preuves évidentes.
En effet, les empereurs étaient accoutumés depuis longtemps à la triste nécessité d’opposer des Barbares à d’autres Barbares, pour tâcher de les exterminer les uns par les autres. Clovis même eut à la fin la dignité de consul : il respecta toujours l’empire romain, même en s’emparant d’une de ses provinces. Il ne fit point frapper de monnaie en son propre nom ; toutes celles que nous avons de Clovis sont de Clovis II ; et les nouveaux rois francs ne s’attribuèrent cette marque de puissance indépendante qu’après que Justinien, pour se les attacher à lui, et pour les employer contre les Ostrogoths d’Italie, leur eut fait une cession des Gaules en bonne forme.
Montesquieu condamne sévèrement l’abbé Dubos sur la fameuse lettre de Rémi, évêque de Reims, qui s’entendit toujours avec Clovis, et qui le baptisa depuis. Voici cette lettre importante :
« Nous apprenons de la renommée que vous vous êtes chargé de l’administration des affaires de la guerre, et je ne suis pas surpris de vous voir être ce que vos pères ont été. Il s’agit maintenant de répondre aux vues de la Providence, qui récompense votre modération, en vous élevant à une dignité si éminente. C’est la fin qui couronne l’œuvre. Prenez donc pour vos conseillers des personnes dont le choix fasse honneur à votre discernement. Ne faites point d’exactions dans votre bénéfice militaire. Ne disputez point la préséance aux évêques dont les diocèses se trouvent dans votre département, et prenez leurs conseils dans les occasions. Tant que vous vivrez en bonne intelligence avec eux, vous trouverez toute sorte de facilité dans l’exercice de votre emploi, etc. »
On voit évidemment par cette lettre que Clovis, jeune roi des Francs, était officier de l’empereur Zénon ; qu’il était grand-maître de la milice impériale, charge qui répond à celle de notre colonel-général ; que Rémi voulait le ménager, se liguer avec lui, le conduire, et s’en servir comme d’un protecteur contre les prêtres eusébiens de la Bourgogne, et que par conséquent Montesquieu a grand tort de se moquer tant de l’abbé Dubos, et de faire semblant de le mépriser. Mais enfin il vient un temps où la vérité s’éclaircit.
Après avoir vu qu’il y a des erreurs comme ailleurs dans l’Esprit des lois, après que tout le monde est convenu que ce livre manque de méthode, qu’il n’y a nul plan, nul ordre, et qu’après l’avoir lu on ne sait guère ce qu’on a lu, il faut rechercher quel est son mérite, et quelle est la cause de sa grande réputation.
C’est premièrement qu’il est écrit avec beaucoup d’esprit, et que tous les autres livres sur cette matière sont ennuyeux. C’est pourquoi nous avons déjà remarqué qu’une dame qui avait autant d’esprit que Montesquieu disait que son livre était de l’esprit sur les lois (3). On ne l’a jamais mieux défini.
Une raison beaucoup plus forte encore, c’est que ce livre plein de grandes vues attaque la tyrannie, la superstition, et la maltôte, trois choses que les hommes détestent. L’auteur console des esclaves en plaignant leurs fers ; et les esclaves le bénissent.
Ce qui lui a valu les applaudissements de l’Europe lui a valu aussi les invectives des fanatiques.
Un de ses plus acharnés et de ses plus absurdes ennemis, qui contribua le plus par ses fureurs à faire respecter le nom de Montesquieu dans l’Europe, fut le gazetier des convulsionnaires. Il le traita de spinosiste et de déiste, c’est-à-dire il l’accusa de ne pas croire en Dieu, et de croire en Dieu.
Il lui reproche d’avoir estimé Marc-Aurèle, Epictète, et les stoïciens, et de n’avoir jamais loué Jansénius, l’abbé de Cyran, et le Père Quesnel.
Il lui fait un crime irrémissible d’avoir dit que Bayle est un grand homme.
Il prétend que l’Esprit des lois est un de ces ouvrages monstrueux, dont la France n’est inondée que depuis la bulle Unigenitus, qui a corrompu toutes les consciences.
Ce gredin, qui de son grenier tirait au moins trois cents pour cent de sa Gazette ecclésiastique, déclama comme un ignorant contre l’intérêt de l’argent au taux du roi. Il fut secondé par quelques cuistres de son espèce : ils finirent par ressembler aux esclaves qui sont aux pieds de la statue de Louis XIV : ils sont écrasés, et ils se mordent les mains (4).
Montesquieu a presque toujours tort avec les savants, parce qu’il ne l’était pas ; mais il a toujours raison contre les fanatiques et contre les promoteurs de l’esclavage : l’Europe lui en doit d’éternels remerciements.
On nous demande pourquoi donc nous avons relevé tant de fautes dans son ouvrage. Nous répondons : C’est parce que nous aimons la vérité, à laquelle nous devons les premiers égards. Nous ajoutons que les fanatiques ignorants qui ont écrit contre lui avec tant d’amertume et d’insolence n’ont connu aucune de ses véritables erreurs, et que nous révérons avec les honnêtes gens de l’Europe tous les passages après lesquels ces dogues du cimetière de Saint-Médard ont aboyé.
1 – Voyez les Œuvres de Polybe (III., C. 23.)
2 – L’abbé Dubos est auteur d’un ouvrage ayant pour titre : Etablissement de la monarchie française dans les Gaules. Montesquieu a employé le dernier livre de l’Esprit des lois à réfuter le système que Dubos avait exposé dans son Etablissement. (G.A.)
3 – Madame du Deffand.
4 – Un décret en date du 19 Juin 1790 fit disparaître ces figures qui représentaient, enchaînées, quatre provinces de la France. (G.A.)