DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : L comme LOIS (ESPRIT DES) - Partie 1
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L comme LOIS (ESPRIT DES).
- Partie 1 -
Il eût été à désirer que de tous les livres faits sur les lois, par Bodin, Hobbes, Grotius, Puffendorf, Montesquieu, Barbeyrac, Burlamaqui, il en eût résulté quelque loi utile, adoptée dans tous les tribunaux de l’Europe, soit sur les successions, soit sur les contrats, sur les finances, sur les délits, etc. Mais ni les citations de Grotius, ni celles de Puffendorf, ni celles de l’Esprit des lois, n’ont jamais produit une sentence du Châtelet de Paris, ou de l’Old Bailey de Londres. On s’appesantit avec Grotius, on passe quelques moments agréablement avec Montesquieu ; et si on a un procès, on court chez son avocat.
On a dit que la lettre tuait et que l’esprit vivifiait : mais dans le livre de Montesquieu l’esprit égare, et la lettre n’apprend rien.
DES CITATIONS FAUSSES DANS L’ESPRIT DES LOIS,
DES CONSÉQUENCES FAUSSES QUE L’AUTEUR EN TIRE,
ET DE PLUSIEURS ERREURS QU’IL EST IMPORTANT DE DÉCOUVRIR.
Il fait dire à Denys d’Halicarnasse que, selon Isocrate, « Solon ordonna qu’on choisirait les juges dans les quatre classes des Athéniens. »
Denys d’Halicarnasse n’en a pas dit un seul mot ; voici ses paroles : « Isocrate, dans sa harangue, rapporte que Solon et Clistène n’avaient donné aucune puissance aux scélérats, mais aux gens de bien. » Qu’importe d’ailleurs que dans une déclamation Isocrate ait dit ou non une chose si peu digne d’être rapportée ? et quel législateur aurait pu prononcer cette loi : Les scélérats auront de la puissance ?
« A Gênes la banque de Saint-Georges est gouvernée par le peuple, ce qui lui donne une grande influence. » Cette banque est gouvernée par six classes de nobles appelées magistratures.
Un Anglais, un newtonien n’approuverait pas qu’il dise : « On sait que la mer, qui semble vouloir couvrir la terre, est arrêtée par les herbes et les moindres graviers. » (Liv. II, chap. IV.)
On ne sait point cela ; on sait que la mer est arrêtée par les lois de la gravitation, qui ne sont ni gravier ni herbe, et que la lune agit comme trois, et le soleil comme un, sur les marées.
« Les Anglais, pour favoriser la liberté, ont ôté toutes les puissances intermédiaires qui formaient leur monarchie. » (Liv. II, chap. IV.)
Au contraire, ils ont consacré la prérogative de la chambre haute, et conservé la plupart des anciennes juridictions qui forment des puissances intermédiaires.
« L’établissement d’un vizir est dans un Etat despotique une loi fondamentale. » (Liv. II, chap. V.)
Un critique judicieux a remarqué que c’est comme si on disait que l’office des maires du palais était une loi fondamentale. Constantin était plus que despotique, et n’eut point de grand-vizir. Louis XIV était un peu despotique, et n’eut point de premier ministre. Les papes sont assez despotiques, et en ont rarement. Il n’y en a point dans la Chine, que l’auteur regarde comme un empire despotique : il n’y en eut point chez le czar Pierre Ier, et personne ne fut plus despotique que lui. Le Turc Amurat II n’avait point de grand-vizir. Gengis-kan n’en eut jamais.
Que dirons-nous de cette étrange maxime : « La vénalité des charges est bonne dans les Etats monarchiques, parce qu’elle fait faire comme un métier de famille ce qu’on ne voudrait pas entreprendre pour la vertu » ? (Liv. V, chap. XIX)
Est-ce Montesquieu qui a écrit ces lignes honteuses ? Quoi ! parce que les folies de François Ier avaient dérangé ses finances, il fallait qu’il vendît à de jeunes ignorants le droit de décider de la fortune, de l’honneur et de la vie des hommes ! Quoi ! cet opprobre devient bon dans la monarchie, et la place de magistrat devient un métier de famille ! Si cette infamie était si bonne, elle aurait au moins été adoptée par quelque autre monarchie que la France. Il n’y a pas un seul Etat sur la terre qui ait osé se couvrir d’un tel opprobre. Ce monstre est né de la prodigalité d’un roi devenu indigent et de la vanité de quelques bourgeois dont les pères avaient de l’argent. On a toujours attaqué cet infâme abus par des cris impuissants, parce qu’il eût fallu rembourser les offices qu’on avait vendus. Il eût mieux valu mille fois, dit un grand jurisconsulte, vendre le trésor de tous les couvents et l’argenterie de toutes les églises, que de vendre la justice. Lorsque François Ier prit la grille d’argent de saint Martin, il ne fit de tort à personne ; saint Martin ne se plaignit point ; il se passe très bien de sa grille : mais vendre la place de juge, et faire jurer à ce juge qu’il ne l’a pas achetée, c’est une bassesse sacrilège (1).
Plaignons Montesquieu d’avoir déshonoré son ouvrage par de tels paradoxes ; mais pardonnons-lui. Son oncle avait acheté une charge de président en province, et il la lui laissa. On retrouve l’homme partout. Nul de nous n’est sans faiblesse.
« Auguste, lorsqu’il rétablit les fêtes Lupercales, ne voulut pas que les jeunes gens courussent nus » (Liv. XXIV, chap. XV), et il cite Suétone. Mais voici le texte de Suétone : Lupercalibus vetuit currere imberbes : Il défendit qu’on courût dans les Lupercales avant l’âge de puberté. C’est précisément le contraire de ce que Montesquieu avance.
« Pour les vertus, Aristote ne peut croire qu’il y en ait de propres aux esclaves. » (Liv. IV, chap. III.)
Aristote dit en termes exprès : « Il faut qu’ils aient les vertus nécessaires à leur état, la tempérance et la vigilance. » (De la République, liv. I, chap. XIII.)
« Je trouve dans Strabon que, quand à Lacédémone une sœur épousait son frère, elle avait pour sa dot la moitié de la portion de son frère. » (Liv. V, chap. V.)
Strabon (liv. X) parle ici des Crétois, et non des Lacédémoniens.
Il fait dire à Xénophon que « dans Athènes un homme riche serait au désespoir que l’on crût qu’il dépendît du magistrat. » (Liv. V, chap. VII.)
Xénophon en cet endroit ne parle point d’Athènes. Voici ses paroles : « Dans les autres villes, les puissants ne veulent pas qu’on les soupçonne de craindre les magistrats. »
« Les lois de Venise défendent aux nobles le commerce. » (Liv. V, chap. VIII.)
« Les anciens fondateurs de notre république, et nos législateurs, eurent grand soin de nous exercer dans les voyages et le trafic de mer. La première noblesse avait coutume de naviguer, soit pour exercer le commerce, soit pour s’instruire (1). »
Sagredo dit la même chose.
Les mœurs et non les lois font qu’aujourd’hui les nobles en Angleterre et à Venise ne s’adonnent presque point au commerce.
« Voyez avec quelle industrie le gouvernement moscovite cherche à sortir du despotisme, etc. » (Liv. V, chap. XIV.)
Est-ce en abolissant le patriarcat et la milice entière des strélitz, en étant le maître absolu des troupes, des finances et de l’Eglise, dont les desservants ne sont payés que du trésor impérial, et enfin en faisant des lois qui rendent cette puissance aussi sacrée que forte ? Il est triste que dans tant de citations et dans tant d’axiomes, le contraire de ce que dit l’auteur soit presque toujours le vrai. Quelques lecteurs instruits s’en sont aperçus : les autres se sont laissé éblouir, et on dira pourquoi.
« Le luxe de ceux qui n’auront que le nécessaire sera égal à zéro. Celui qui aura le double aura un luxe égal à un. Celui qui aura le double du bien de ce dernier aura un luxe égal à trois, etc. » (Liv. VII, chap. Ier.)
Il aura trois au-delà du nécessaire de l’autre, mais il ne s’ensuit pas qu’il ait trois de luxe ; car il peut avoir trois d’avarice ; il peut mettre ce trois dans le commerce ; il peut le faire valoir pour marier ses filles. Il ne faut pas soumettre de telles propositions à l’arithmétique : c’est une charlatanerie misérable.
A Venise, les lois forcent les nobles à la modestie. Ils se sont tellement accoutumés à l’épargne, qu’il n’y a que les courtisanes qui puissent leur faire donner de l’argent. » (Liv. VII, chap. III.)
Quoi ! l’esprit des lois à Venise serait de ne dépenser qu’en filles ! Quand Athènes fut riche, il y eut beaucoup de courtisanes. Il en fut de même à Venise et à Rome, aux quatorze, quinze et seizièmes siècles. Elles y sont moins en crédit aujourd’hui, parce qu’il y a moins d’argent. Est-ce là l’esprit des lois ?
« Les Suions, nation germanique, rendent honneur aux richesses, ce qui fait qu’ils vivent sous le gouvernement d’un seul. Cela signifie bien que le luxe est singulièrement propre aux monarchies, et qu’il n’y faut point de lois somptuaires. » (Liv. VII, chap. IV.)
Les Suions, selon Tacite, étaient des habitants d’une île de l’Océan au-delà de la Germanie : Suionum hinc civitates ipso in Occano. Guerriers valeureux et bien armés, ils ont encore des flottes : Prœter viros armaque classibus valent. Les riches y sont considérés : Est … et opibus honos. Ils n’ont qu’un chef eosque unus imperitat.
Ces barbares que Tacite ne connaissait point, qui, dans leur petit pays, n’avaient qu’un seul chef, et qui préféraient le possesseur de cinquante vaches à celui qui n’en avait que douze, ont-ils le moindre rapport avec nos monarchies et nos lois somptuaires ?
« Les Samnites avaient une belle coutume, et qui devait produire d’admirables effets. Le jeune homme déclaré le meilleur prenait pour sa femme la fille qu’il voulait. Celui qui avait les suffrages après lui choisissait encore, et ainsi de suite. » (Liv. VII, chap. XVI.)
L’auteur a pris les Sunites, peuples de Scythie, pour les Samnites voisins de Rome. Il cite un fragment de Nicolas de Damas, recueilli par Stobée ; mais Nicolas de Damas est-il un sûr garant ? Cette belle coutume d’ailleurs serait très préjudiciable dans tout état policé : car si le garçon déclaré le meilleur avait trompé les juges, si la fille ne voulait pas de lui, s’il n’avait pas de bien, s’il déplaisait au père et à la mère, que d’inconvénients et que de suites funestes !
« Si l’on veut lire l’admirable ouvrage de Tacite sur les mœurs des Germains, on verra que c’est d’eux que les Anglais ont tiré l’idée de leur gouvernement politique. Ce beau système a été trouvé dans les bois. » (Liv. XI, chap. VI.)
La chambre des pairs et celle des communes, la cour d’équité, trouvées dans les bois ! on ne l’aurait pas deviné. Sans doute les Anglais doivent aussi leurs escadres et leur commerce aux mœurs des Germains, et les sermons de Tillotson à ces pieuses sorcières germaines qui sacrifiaient les prisonniers, et qui jugeaient du succès d’une campagne par la manière dont leur sang coulait. Il faut croire aussi qu’ils doivent leurs belles manufactures à la louable coutume des Germains, qui aimaient mieux vivre de rapine que de travailler, comme le dit Tacite.
« Aristote met au rang des monarchies l’empire des Perses et le royaume de Lacédémone. Mais qui ne voit que l’un était un Etat despotique, et l’autre une république ? » (Liv. XI, chap. IX.)
Qui ne voit au contraire que Lacédémone eut un seul roi pendant quatre cents ans, ensuite deux rois jusqu’à l’extinction de la race des Héraclides, ce qui fait une période d’environ mille années ? On sait bien que nul roi n’était despotique de droit, pas même en Perse ; mais tout prince dissimulé, hardi, et qui a de l’argent, devient despotique en peu de temps en Perse et à Lacédémone ; et voilà pourquoi Aristote distingue des républiques tout Etat qui a des chefs perpétuels et héréditaires.
« Un ancien usage des Romains défendait de faire mourir les filles qui n’étaient pas nubiles. » (Liv. XII, chap. XIV.)
Il se trompe. « More tradito nefas virgines strangulare ; » défense d’étrangler les filles, nubiles ou non.
« Tibère trouva l’expédient de les faire violer par le bourreau. » (Ibid.)
Tibère n’ordonna point au bourreau de violer la fille de Séjan. Et s’il est vrai que le bourreau de Rome ait commis cette infamie dans la prison, il n’est nullement prouvé que ce fût sur une lettre de cachet de Tibère (3). Quel besoin avait-il d’une telle horreur ?
« En Suisse on ne paye points de tributs, mais on en sait la raison particulière… Dans ces montagnes stériles, les vivres sont si chers, et le pays est si peuplé, qu’un Suisse paye quatre fois plus à la nature qu’un Turc ne paye au Sultan. » (Liv. XIII, chap. XII.)
Tout cela est faux. Il n’y a aucun impôt en Suisse, mais chacun paye les dîmes, les cens, les lods et ventes qu’on payait aux ducs de Zéringue et aux moines. Les montagnes, excepté les glacières, sont de fertiles pâturages ; elles font la richesse du pays. La viande de boucherie est environ la moitié moins chère qu’à Paris. On ne sait ce que l’auteur entend quand il dit qu’un Suisse paye quatre fois plus à la nature qu’un Turc au sultan. Il peut boire quatre fois plus qu’un Turc, car il a le vin de la Côte et l’excellent vin de la Vaux.
« Les peuples des pays chauds sont timides comme les vieillards le sont ; ceux des pays froids sont courageux comme le sont les jeunes gens. » (Liv. XIV, chap. II.)
Il faut bien se garder de laisser échapper de ces propositions générales. Jamais on n’a pu faire aller à la guerre un Lapon, un Samoïède ; et les Arabes conquirent en quatre-vingt ans plus de pays que n’en possédait l’empire romain. Les Espagnols en petit nombre battirent à la bataille de Mulberg les soldats du nord de l’Allemagne. Cet axiome de l’auteur est aussi faux que tous ceux du climat (4).
« Lopez de Gama dit que les Espagnols trouvèrent près de Sainte-Marthe des paniers où les habitants avaient mis quelques denrées, comme des cancres, des limaçons, des sauterelles. Les vainqueurs en firent un crime aux vaincus. L’auteur avoue que c’est là-dessus qu’on fonda le droit qui rendait les Américains esclaves des Espagnols, outre qu’ils fumaient du tabac, et qu’ils ne se faisaient pas la barbe à l’espagnole. » (Liv. XV, chap. III.)
Il n’y rien dans Lopez de Gama qui donne la moindre idée de cette sottise. Il est trop ridicule d’insérer dans un ouvrage sérieux de pareils traits, qui ne seraient pas supportables même dans les Lettres persanes.
« C’est sur l’idée de la religion que les Espagnols fondèrent le droit de rendre tant de peuples esclaves ; car ces brigands qui voulaient absolument être brigands et chrétiens, étaient très dévots. » (Liv. XV, chap. IV.)
Ce n’est donc pas sur ce que les Américains ne se faisaient pas la barbe à l’espagnole, et qu’ils fumaient du tabac ; ce n’est donc point parce qu’ils avaient quelques paniers de limaçons et de sauterelles.
Ces contradictions fréquentes coûtent trop peu à l’auteur.
« Louis XIII se fit une peine extrême de la loi qui rendait esclaves les nègres de ses colonies ; mais quand on lui eut bien mis dans l’esprit que c’était la voie la plus sûre pour les convertir, il y consentit. » (Liv. XV, chap. III.)
Où l’imagination de l’auteur a-t-elle pris cette anecdote ? La première concession pour la traite des nègres est du 11 novembre 1673. Louis XIII était mort en 1643. Cela ressemble au refus de François 1er d’écouter Christophe Colomb qui avait découvert les îles Antilles avant que François 1er naquît.
« Perry dit que les Moscovites se vendent très aisément. J’en sais bien la raison, c’est que leur liberté ne vaut rien. » (Liv. XV, chap. VI.)
Nous avons déjà remarqué, à l’article ESCLAVAGE, que Perry ne dit pas un mot de tout ce que l’auteur de l’Esprit des lois lui fait dire.
« A Achem tout le monde cherche à se vendre. » (Liv. XV, chap. VI.)
1 – La Révolution supprima la vénalité des charges, et battit monnaie avec l’argenterie des églises. (G.A.)
2 – Voyez l’Histoire de Venise, par le noble Paolo Paruta.
3 – Voyez l’article DÉFLORATION. (G.A.)
4 – Voyez l’article CLIMAT. (K.)