DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE - I comme IDOLE, IDOLATRE... Partie 2
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I comme IDOLE, IDOLÂTRE, IDOLÂTRIE.
(Partie 2)
SECTION III.
Si les Perses, les Sabéens, les Egyptiens, les Tartares,
les Turcs, ont été idolâtres ; et de quelle antiquité est
l’origine des simulacres appelés idoles.
Histoire de leur culte.
C’est une grande erreur d’appeler idolâtres les peuples qui rendirent un culte au soleil et aux étoiles. Ces nations n’eurent longtemps ni simulacres ni temples. Si elles se trompèrent, c’est en rendant aux astres ce qu’elles devaient au créateur des astres. Encore le dogme de Zoroastre ou Zerdust, recueilli dans le Sadder, enseigne-t-il un Être suprême, vengeur et rémunérateur ; et cela est bien loin de l’idolâtrie. Le gouvernement de la Chine n’a jamais eu aucune idole il a toujours conservé le culte simple du maître du ciel Kingtien.
Gengis-Kan, chez les Tartares, n’était point idolâtre, et n’avait aucun simulacre. Les musulmans qui remplissent la Grèce, l’Asie-Mineure, la Syrie, la Perse, l’Inde et l’Afrique, appellent les chrétiens idolâtres, diaours, parce qu’ils croient que les chrétiens rendent un culte aux images. Ils brisèrent plusieurs statues qu’ils trouvèrent à Constantinople, dans Sainte-Sophie et dans l’église des Saint-Apôtres et dans d’autres, qu’ils convertirent en mosquées. L’apparence les trompa comme elle trompe toujours les hommes, et leur fit croire que des temples dédiés à des saints qui avaient été hommes autrefois, des images de ces saints révérées à genoux, des miracles opérés dans ces temples, étaient des preuves invincibles de l’idolâtrie la plus complète ; cependant il n’en est rien. Les chrétiens n’adorent en effet qu’un seul Dieu, et ne révèrent dans les bienheureux que la vertu même de Dieu qui gît dans ses saints. Les iconoclastes et les protestants ont fait le même reproche d’idolâtrie à l’Eglise, et on leur a fait la même réponse.
Comme les hommes ont eu très rarement des idées précises, et ont encore moins exprimé leurs idées par des mots précis et sans équivoque, nous appelâmes du nom d’idolâtres les gentils et surtout les polythéistes. On a écrit des volumes immenses, on a débité des sentiments divers sur l’origine de ce culte rendu à Dieu ou à plusieurs dieux sous des figures sensibles : cette multitude de livres et d’opinions ne prouve que l’ignorance.
On ne sait pas qui inventa les habits et les chaussures, et on veut savoir qui le premier inventa les idoles ! Qu’importe un passage de Sanchoniathon, qui vivait avant la guerre de Troie ? que nous apprend-il, quand il dit que le chaos, l’esprit, c’est-à-dire le souffle, amoureux de ses principes en tira le limon, qu’il rendit l’air lumineux, que le vent Colp et sa femme Baü engendrèrent Éon, qu’Éon engendra Genos, que Cronos, leur descendant, avait deux yeux par derrière comme par devant, qu’il devint dieu, et qu’il donna l’Egypte à son fils Thaut ? Voilà un des plus respectables monuments de l’antiquité.
Orphée ne nous en apprendra pas davantage dans sa Théogonie, que Damascius nous a conservée. Il représente le principe du monde sous la figure d’un dragon à deux têtes, l’une de taureau, l’autre de lion, un visage au milieu, qu’il appelle visage dieu, et des ailes dorées aux épaules.
Mais vous pouvez de ces idées bizarres tirer deux grandes vérités : l’une, que les images sensibles et les hiéroglyphes sont de l’antiquité la plus haute ; l’autre, que tous les anciens philosophes ont reconnu un premier principe.
Quant au polythéisme, le bon sens vous dira que dès qu’il y a eu des hommes, c’est-à-dire des animaux faibles, capables de raison et de folie, sujets à tous les accidents, à la maladie et à la mort, ces hommes ont senti leur faiblesse et leur dépendance ; ils ont reconnu aisément qu’il est quelque chose de plus puissant qu’eux ; ils ont senti une force dans la terre, qui fournit leurs aliments ; une dans l’air, qui souvent les détruit ; une dans le feu, qui consume, et dans l’eau, qui submerge. Quoi de plus naturel dans des hommes ignorants que d’imaginer des êtres qui présidaient à ces éléments ? quoi de plus naturel que de révérer la force invisible qui faisait luire aux yeux le soleil et les étoiles ? et dès qu’on voulut se former une idée de ces puissances supérieures à l’homme, quoi de plus naturel encore que de les figurer d’une manière sensible ? Pouvait-on s’y prendre autrement ? La religion juive, qui précéda la nôtre, et qui fut donnée par Dieu même, était toute remplie de ces images, sous lesquelles Dieu est représenté. Il daigne parler dans un buisson le langage humain ; il paraît sur une montagne : les esprits célestes qu’il envoie viennent tous avec une forme humaine ; enfin le sanctuaire est couvert de chérubins, qui sont des corps d’hommes avec des ailes et des têtes d’animaux. C’est ce qui a donné lieu à l’erreur de Plutarque, de Tacite, d’Appien et de tant d’autres, de reprocher aux Juifs d’adorer une tête d’âne. Dieu, malgré sa défense de peindre et de sculpter aucune figure, a donc daigné se proportionner à la faiblesse humaine, qui demandait qu’on parlât aux sens par des images.
Isaïe, dans le chapitre VI, voit le Seigneur assis sur un trône, et le bas de sa robe qui remplit le temple. Le Seigneur étend sa main, et touche la bouche de Jérémie, au chapitre Ier de ce prophète. Ézéchiel, au chapitre Ier , voit un trône de saphir, et Dieu lui paraît comme un homme assis sur ce trône. Ces images n’altèrent point la pureté de la religion juive, qui jamais n’employa les tableaux, les statues, les idoles pour représenter Dieu aux yeux du peuple.
Les lettrés chinois, les Parsis, les anciens Egyptiens, n’eurent point d’idoles ; mais bientôt Isis et Osiris furent figurés ; bientôt Bel, à Babylone, fut un gros colosse ; Brama fut un monstre bizarre dans la presqu’île de l’Inde. Les Grecs surtout multiplièrent les noms des dieux, les statues et les temples, mais en attribuant toujours la suprême puissance à leur Zeus, nommé par les Latins Jupiter, maître des dieux et des hommes. Les Romains imitèrent les Grecs. Ces peuples placèrent toujours tous les dieux dans le ciel, sans savoir ce qu’ils entendaient par le ciel (1).
Les Romains eurent leurs douze grands dieux, six mâles et six femelles, qu’ils nommèrent Dii majorum gentium : Jupiter, Neptune, Apollon, Vulcain, Mars, Mercure, Junon, Vesta, Minerve, Cérès, Vénus, Diane. Pluton fut alors oublié ; Vesta prit sa place.
Ensuite venaient les dieux minorium gentium, les dieux indigètes, les héros, comme Bacchus, Hercule, Esculape ; les dieux infernaux, Pluton, Proserpine ; ceux de la mer, comme Téthys, Amphitrite, les Néréides, Glaucus ; puis les Dryades, les Naïades, les dieux des jardins, ceux des bergers : il y en avait pour chaque profession, pour chaque action de la vie, pour les enfants, pour les filles nubiles, pour les mariées, pour les accouchées ; on eut le dieu Pet. On divinisa enfin les empereurs. Ni ces empereurs, ni le dieu Pet, ni la déesse Pertunda, ni Priape, ni Rumilia, la déesse des tétons, ni Stercutius, le dieu de la garde-robe, ne furent à la vérité regardés comme les maîtres du ciel et de la terre. Les empereurs eurent quelquefois des temples, les petits dieux pénates n’en eurent point ; mais tous eurent leur figure, leur idole.
C’étaient de petits magots dont on ornait son cabinet : c’étaient les amusements des vieilles femmes et des enfants, qui n’étaient autorisés par aucun culte public. On laissait agir à son gré la superstition de chaque particulier. On retrouve encore ces petites idoles dans les ruines des anciennes villes.
Si personne ne sait quand les hommes commencèrent à se faire des idoles, on sait qu’elles sont de l’antiquité la plus haute. Tharé, père d’Abraham, en faisait à Ur en Chaldée. Rachel déroba et emporta les idoles de son beau-père Laban. On ne peut remonter plus haut.
Mais quelle notion précise avaient les anciennes nations de tous ces simulacres ? Quelle vertu, quelle puissance leur attribuait-on ? Croyait-on que les dieux descendaient du ciel pour venir se cacher dans ces statues, ou qu’ils leur communiquaient une partie de l’esprit divin, ou qu’ils ne leur communiquaient rien du tout ? C’est encore sur quoi on a très inutilement écrit ; il est clair que chaque homme en jugeait selon le degré de sa raison, ou de sa crédulité, ou de son fanatisme. Il est évident que les prêtres attachaient le plus de divinité qu’ils pouvaient à leurs statues, pour s’attirer plus d’offrandes. On sait que les philosophes réprouvaient ces superstitions, que les guerriers s’en moquaient, que les magistrats les toléraient, et que le peuple, toujours absurde, ne savait ce qu’il faisait. C’est, en peu de mots, l’histoire de toutes les nations à qui Dieu ne s’est pas fait connaître.
On peut se faire la même idée du culte que toute l’Egypte rendit à un bœuf, et que plusieurs villes rendirent à un chien, à un singe, à un chat, à des ognons. Il y a grande apparence que ce furent d’abord des emblèmes. Ensuite un certain bœuf Apis, un certain chien nommé Anubis, furent adorés ; on mangea toujours du bœuf et des ognons : mais il est difficile de savoir ce que pensaient les vieilles femmes d’Egypte des ognons sacrés et des bœufs.
Les idoles parlaient assez souvent. On faisait commémoration à Rome, le jour de la fête de Cybèle, des belles paroles que la statue avait prononcées lorsqu’on en fit la translation du palais du roi Attale :
Ipsa peti volui ; ne sit mora, mitte volentem :
Dignus Roma locus quo deus omnis eat.
OVID., Fast., IV, 269.
« J’ai voulu qu’on m’enlevât ; emmenez-moi vite : Rome est digne que tout dieu s’y établisse. »
La statue de la Fortune avait parlé : Les Scipion, les Cicéron, les César, à la vérité, n’en croyaient rien ; mais la vieille à qui Encolpe (2) donna un écu pour acheter des oies et des dieux pouvait fort bien le croire.
Les idoles rendaient aussi des oracles, et les prêtres, cachés dans le creux des statues, parlaient au nom de la divinité.
Comment, au milieu de tant de dieux et de tant de théologonies différentes, et de cultes particuliers, n’y eut-il jamais de guerre de religion chez les peuples nommés idôlatres ? Cette paix fut un bien qui naquit d’un mal, de l’erreur même, car chaque nation, reconnaissant plusieurs dieux inférieurs, trouva bon que ses voisins eussent aussi les leurs. Si vous exceptez Cambyse, à qui on reprocha d’avoir tué le bœuf Apis, on ne voit dans l’histoire profane aucun conquérant qui ait maltraité les dieux d’un peuple vaincu. Les gentils n’avaient aucune religion exclusive, et les prêtres ne songèrent qu’à multiplier les offrandes et les sacrifices.
Les premières offrandes furent des fruits. Bientôt après il fallut des animaux pour la table des prêtres ; ils les égorgeaient eux-mêmes ; ils devinrent bouchers et cruels : enfin ils introduisirent l’usage horrible de sacrifier des victimes humaines, et surtout des enfants et des jeunes filles. Jamais les Chinois, ni les Parsis, ni les Indiens ne furent coupables de ces abominations ; mais à Hiéropolis en Egypte, au rapport de Porphyre, on immola des hommes.
Dans la Tauride on sacrifiait des étrangers ; heureusement les prêtres de la Tauride ne devaient pas avoir beaucoup de pratiques. Les premiers Grecs, les Cypriots, les Phéniciens, les Tyriens, les Carthaginois, eurent cette superstition abominable. Les Romains eux-mêmes tombèrent dans ce crime de religion : et Plutarque rapporte qu’ils immolèrent deux Grecs et deux Gaulois pour expier les galanteries de trois vestales. Procope, contemporain du roi des Francs Théodebert, dit que les Francs immolèrent des hommes quand ils entrèrent en Italie avec ce prince. Les Gaulois, les Germains, faisaient communément de ces affreux sacrifices. On ne peut guère lire l’histoire sans concevoir de l’horreur pour le genre humain.
Il est vrai que, chez les Juifs, Jephté sacrifia sa fille, et que Saül fut près d’immoler son fils ; il est vrai que ceux qui étaient voués au Seigneur par anathème ne pouvaient être rachetés ainsi qu’on rachetait les bêtes, et qu’il fallait qu’ils périssent.
Nous parlons ailleurs des victimes humaines sacrifiées dans toutes les religions.
Pour consoler le genre humain de cet horrible tableau, de ces pieux sacrilèges, il est important de savoir que, chez presque toutes les nations nommées idolâtres, il y avait la théologie sacrée et l’erreur populaire, le culte secret et les cérémonies publiques, la religion des sages et celle du vulgaire. On n’enseignait qu’un seul Dieu aux initiés dans les mystères : il n’y a qu’à jeter les yeux sur l’hymne attribué à l’ancien Orphée, qu’on chantait dans les mystères de Cérès Eleusine, si célèbre en Europe et en Asie. « Contemple la nature divine, illumine ton esprit, gouverne ton cœur, marche dans la voie de la justice ; que le Dieu du ciel et de la terre soit toujours présent à ses yeux ; il est unique, il existe seul par lui-même, tous les êtres tiennent de lui leur existence ; il les soutient tous : il n’a jamais été vu des mortels, et il voit toutes choses. »
Qu’on lise encore ce passage du philosophe Maxime de Madaure, que nous avons déjà cité : « Quel homme est assez grossier, assez stupide pour douter qu’il soit un Dieu suprême, éternel, infini, qui n’a rien engendré de semblable à lui-même, et qui est le Père commun de toutes choses ? »
Il y a mille témoignages que les sages abhorraient non-seulement l’idolâtrie, mais encore le polythéisme.
Epictète, ce modèle de résignation et de patience, cet homme si grand dans une condition si basse, ne parle jamais que d’un seul Dieu. Relisez encore cette maxime : Dieu m’a créé, Dieu est au-dedans de moi ; je le porte partout. Pourrais-je le souiller par des pensées obscènes, par des actions injustes, par d’infâmes désirs ? Mon devoir est de remercier Dieu de tout, de le louer de tout, et de ne cesser de le bénir qu’en cessant de vivre. » Toutes les idées d’Epictète roulent sur ce principe. Est-ce là un idolâtre ?
Marc-Aurèle, aussi grand peut-être sur le trône de l’empire romain qu’Epictète dans l’esclavage, parle souvent, à la vérité, des dieux, soit pour se conformer au langage reçu, soit pour exprimer des êtres mitoyens entre l’Etre suprême et les hommes : mais en combien d’endroits ne fait-il pas voir qu’il ne reconnaît qu’un Dieu éternel, infini ! « Notre âme, dit-il, est une émanation de la Divinité. Mes enfants, mon corps, mes esprits, me viennent de Dieu. »
Les stoïciens, les platoniciens, admettaient une nature divine et universelle ; les épicuriens la niaient. Les pontifes ne parlaient que d’un seul Dieu dans les mystères. Où étaient donc les idolâtres ? Tous nos déclamateurs crient à l’idolâtrie comme de petits chiens qui jappent quand ils entendent un gros chien aboyer.
Au reste, c’est une des plus grandes erreurs du Dictionnaire de Moreri, de dire que du temps de Théodose-le-Jeune il ne resta plus d’idolâtres que dans les pays reculés de l’Asie et de l’Afrique. Il y avait dans l’Italie beaucoup de peuples encore gentils, même au septième siècle. Le nord de l’Allemagne, depuis le Véser, n’était pas chrétien du temps de Charlemagne. La Pologne et tout le septentrion restèrent longtemps après lui dans ce qu’on appelle idolâtrie. La moitié de l’Afrique ? tous les royaumes au-delà du Gange, le Japon, la populace de la Chine, cent hordes de Tartares, ont conservé leur ancien culte. Il n’y a plus en Europe que quelques Lapons, quelques Samoïèdes, quelques Tartares, qui aient persévéré dans la religion de leurs ancêtres.
Finissons par remarquer que, dans les temps qu’on appelle parmi nous le moyen âge, nous appelions le pays des mahométans La Paganie ; nous traitions d’idolâtres, d’adorateurs d’images, un peuple qui a les images en horreur. Avouons, encore une fois, que les Turcs sont plus excusables de nous croire idolâtres, quand ils voient nos autels chargés d’images et de statues.
Un gentilhomme du prince Ragotski m’a assuré sur son honneur qu’étant entré dans un café à Constantinople, la maîtresse ordonna qu’on ne le servît point, parce qu’il était idolâtre. Il était protestant ; il lui jura qu’il n’adorait ni hostie, ni images. Ah ! si cela est, lui dit cette femme, venez chez moi tous les jours, vous serez servi pour rien.
1 – Voyez l’article CIEL DES ANCIENS. (Voltaire.)
2 – Personnage du Satyricon de Pétrone. (G.A.)