DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : H comme HEMISTICHE
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H comme HÉMISTICHE.
(1)
Hémistiche, ημιστίχιο, s.m. : moitié de vers, demi-vers, repos au milieu du vers. Cet article, qui paraît d’abord une minutie, demande pourtant toute l’attention de quiconque veut s’instruire. Ce repos à la moitié d’un vers n’est proprement le partage que des vers alexandrins. La nécessité de couper toujours ces vers en deux parties égales, et la nécessité non moins forte d’éviter la monotonie, d’observer ce repos et de le cacher, sont des chaînes qui rendent l’art d’autant plus précieux qu’il est plus difficile.
Voici des vers techniques qu’on propose (quelque faibles qu’ils soient) pour montrer par quelle méthode on doit rompre cette monotonie que la loi de l’hémistiche semble entraîner avec elle.
Observez l’hémistiche, et redoutez l’ennui
Qu’un repos uniforme attache auprès de lui.
Que votre phrase heureuse, et clairement rendue,
Soit tantôt terminée, et tantôt suspendue ;
C’est le secret de l’art. Imitez ces accents
Dont l’aisé Jéliotte avait charmé nos sens.
Toujours harmonieux, et libre sans licence,
Il n’appesantit point ses sons et sa cadence.
Sallé, dont Terpsichore avait conduit les pas,
Fit sentir la mesure, et ne la marqua pas.
Ceux qui n’ont point d’oreille n’ont qu’à consulter seulement les points et les virgules de ces vers ; ils verront qu’étant toujours partagés en deux parties égales, chacune de six syllabes, cependant la cadence y est toujours variée ; la phrase y est contenue ou dans un demi-vers, ou dans un vers entier, ou dans deux. On peut même ne compléter le sens qu’au bout de six vers ou de huit ; et c’est ce mélange qui produit une harmonie dont on est frappé, et dont peu de lecteurs voient la cause.
Plusieurs dictionnaires disent que l’hémistiche est la même chose que la césure, mais il y a une grande différence. L’hémistiche est toujours à la moitié du vers ; la césure qui rompt le vers est partout où elle coupe la phrase.
Tiens, le voilà, marchons, il est à nous, viens, frappe.
Presque chaque mot est une césure dans ce vers.
Hélas ! quel est le prix des vertus ? la souffrance.
La césure est ici à la neuvième syllabe.
Dans les vers de cinq pieds ou de dix syllabes, il n’y a point d’hémistiche, quoi qu’en disent tant de dictionnaires ; il n’y a que des césures : on ne peut couper ces vers en deux parties égales de deux pieds et demi.
Ainsi partagés – boiteux et mal faits,
Ces vers languissants – ne plairaient jamais.
On en voulut faire autrefois de cette espèce, dans le temps qu’on cherchait l’harmonie, qu’on n’a que très difficilement trouvée. On prétendait imiter les vers pentamètres latins, les seuls qui ont en effet naturellement cet hémistiche : mais on ne songeait pas que les vers pentamètres étaient variés par les spondées et par les dactyles ; que leurs hémistiches pouvaient contenir ou cinq, ou six, ou sept syllabes. Mais ce genre de vers français, au contraire, ne pouvant jamais avoir que des hémistiches de cinq syllabes égales, et ces deux mesures étant trop courtes et trop rapprochées, il en résultait nécessairement cette uniformité ennuyeuse qu’on ne peut rompre comme dans les vers alexandrins. De plus, le vers pentamètre latin, venant après un hexamètre, produisait une variété qui nous manque.
Ces vers de cinq pieds à deux hémistiches égaux pourraient se souffrir dans des chansons ; ce fut pour la musique que Sapho les inventa chez les Grecs, et qu’Horace les imita quelquefois, lorsque le chant était joint à la poésie, selon sa première institution. On pourrait parmi nous introduire dans le chant cette mesure, qui approche de la saphique :
L’amour est un dieu – que la terre adore ;
Il fait nos tourments ; – il sait les guérir :
Dans un doux repos, – heureux qui l’ignore,
Plus heureux cent fois – qui peut le servir.
Mais ces vers ne pourraient être tolérés dans des ouvrages de longue haleine, à cause de la cadence uniforme (2). Les vers de dix syllabes ordinaires sont d’une autre mesure : la césure sans hémistiche est presque toujours à la fin du second pied ; de sorte que le vers est souvent en deux mesures, l’une de quatre, l’autre de six syllabes. Mais on lui donne aussi souvent une autre place, tant la variété est nécessaire.
Languissant, faible, et courbé sous les maux,
J’ai consumé mes jours dans les travaux.
Quel fut le prix de tant de soins ? l’envie ;
Son souffle impur empoisonna ma vie.
Au premier vers, la césure est après le mot faible ; au second, après jours ; au troisième elle est encore plus loin, après soins ; au quatrième elle est après impur.
Dans les vers de huit syllabes il n’y a ni hémistiche ni césure :
Le donne, i cavalier, l’arme, gli amori,
Le cortesie, l’audaci imprese io canto
Che furo al tempo che passaro i Mori
D’Africas il mare, e in Francia nocquer tanto, etc
ARIOSTE, cant. I, st. I.
Ces vers sont comptés d’onze syllabes, et le génie de la langue italienne l’exige. S’il y avait un hémistiche, il faudrait qu’il tombât au deuxième pied et trois quarts.
La poésie anglaise est dans le même cas. Les grands vers anglais sont de dix syllabes ; ils n’ont point d’hémistiche, mais ils ont des césures marquées :
At Tropington – not far from Cambridge, stood
A cross, a pleasing stream – a bridge of wood,
Neat it a mille – in low and plashy ground,
Were corn for all the neighbouring parts – was found.
Les césures différentes de ces vers sont ici désignées par les tirets.
Au reste, il est inutile de dire que ces vers sont le commencement de l’ancien conte italien du Berceau, traité depuis par La Fontaine. Mais ce qui est utile pour les amateurs, c’est de savoir que non-seulement les Anglais et les Italiens sont affranchis de la gêne de l’hémistiche, mais encore qu’ils se permettent tous les hiatus qui choquent nos oreilles, et qu’à ces libertés ils ajoutent celle d’allonger et d’accourcir les mots selon le besoin, d’en changer la terminaison, de leur ôter des lettres ; qu’enfin dans leurs pièces dramatiques et dans quelques poèmes, ils ont secoué le joug de la rime : de sorte qu’il est plus aisé de faire cent vers italiens et anglais passables que dix français à génie égal.
Les vers allemands ont un hémistiche, les espagnols n’en ont point. Tel est le génie différent des langues, dépendant en grande partie de celui des nations. Ce génie, qui consiste dans la construction des phrases, dans des termes plus ou moins longs, dans la facilité des inversions, dans les verbes auxiliaires, dans le plus ou moins d’articles, dans le mélange plus ou moins heureux des voyelles et des consonnes ; ce génie, dis-je, détermine toutes les différences qui se trouvent dans la poésie de toutes les nations. L’hémistiche tient évidemment à ce génie des langues.
C’est bien peu de chose qu’un hémistiche. Ce mot semblait à peine mériter un article, cependant on a été forcé de s’y arrêter un peu. Rien n’est à mépriser dans les arts ; les moindres règles sont quelquefois d’un très grand détail. Cette observation sert à justifier l’immensité de ce Dictionnaire, et doit inspirer de la reconnaissance, par les peines prodigieuses de ceux qui ont entrepris un ouvrage, lequel doit rejeter, à la vérité, toute déclamation, tout paradoxe, toute opinion hasardée, mais qui exige que tout soit approfondi.
1 – A paru dans l’Encyclopédie. « L’article HÉMISTICHE que vous m’avez confié, écrit Voltaire à d’Alembert, 3 Janvier 1758, sera plus long quoiqu’il semble devoir être plus court. Je voudrais y donner en vers de petits préceptes et de petits exemples de la manière dont on peut varier l’uniformité des hémistiches j’aurais peut-être encore quelques nouveautés à dire ; mais je ne suis qu’un vieux Suisse. Vous autres Parisiens, vous jetterez mes hémistiches au feu s’ils ne vous plaisent pas. » Et le 8 Janvier, il lui écrit encore : « Voici Hémistiche et Heureux. J’ai tâché de rendre ces articles instructifs ; je déteste la déclamation. » Et le 19 Janvier : « Je vous ai envoyé Hémistiche et Heureux que vous m’avez demandés. Hémistiche n’est pas une commission bien brillante. Cependant en ornant un peu la matière, j’en aurai peut-être fait un article utile pour les gens de lettres et pour les amateurs. Rien n’est à dédaigner, et je ferai le mot Virgule quand vous le voudrez. Je vous répète que je mettrai toujours avec grand plaisir des grains de sable à votre pyramide ; mais ne l’abandonnez donc pas ; ne faites donc pas ce que nos ridicules ennemis voulaient, ne leur donnez donc pas cet impertinent triomphe. » (G.A.)
2 – Cette coupe a été fort à la mode de nos jours. (G.A.)
3 – Ces vers sont les derniers d’une ode que Voltaire composa en 1746. L’auteur ne se cite pas exactement :
Loin ce discours lâche et vulgaire
Que toujours l’homme dégénère,
Que tout s’épuise et tout finit.
La nature est inépuisable, etc. (G.A.)