DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : G comme GOUVERNEMENT - Partie 2
Photo de KHALAH
G comme GOUVERNEMENT.
(Partie 2)
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SECTION V.
« J’ai un grand nombre de catapultes et de balistes des anciens Romains, qui sont à la vérité vermoulues, mais qui pourraient encore servir pour la montre J’ai beaucoup d’horloges d’eau dont la moitié sont cassées ; des lampes sépulcrales, et le vieux modèle en cuivre d’une quinquérème ; je possède aussi des toges, des prétextes, des laticlaves en plomb et mes prédécesseurs ont établi une communauté de tailleurs qui font assez mal des robes d’après ces anciens monuments A ces causes, à ce nous mouvants, ouï le rapport de notre principal antiquaire, nous ordonnons que tous ces vénérables usages soient en vigueur à jamais, et qu’un chacun ait à se chausser et à penser dans toute l’étendue de nos Etats comme on se chaussait et comme on pensait du temps de Cnidus Rufillus, propréteur de la province à nous dévolue par le droit de bienséance, etc. »
On représenta au chauffe-cire qui employait son ministère à sceller cet édit que tous les engins y spécifiés sont devenus inutiles ;
Que l’esprit et les arts se perfectionnent de jour en jour ; qu’il faut mener les hommes par les brides qu’ils ont aujourd’hui et non par celles qu’ils avaient autrefois ;
Que personne ne monterait sur les quinquérèmes de son altesse sérénissime ;
Que ses tailleurs auraient beau faire des laticlaves, qu’on n’en achèterait pas un seul ; et qu’il était digne de sa sagesse de condescendre un peu à la manière de penser actuelle des honnêtes gens de son pays.
Le chauffe-cire promit d’en parler à un clerc, qui promit de s’en expliquer au référendaire, qui promit d’en dire un mot à son altesse sérénissime quand l’occasion pourrait s’en présenter.
SECTION VI.
Tableau du gouvernement anglais.
C’est une chose curieuse de voir comment un gouvernement s’établit. Je ne parlerai pas ici du grand Tamerlan, ou Timurleng, parce que je ne sais pas précisément quel est le mystère du gouvernement du Grand-Mogol Mais nous pouvons voir plus clair dans l’administration de l’Angleterre : et j’aime mieux examiner cette administration que celle de l’Inde ; attendu qu’on dit qu’il y a des hommes en Angleterre, et point d’esclaves ; et que dans l’Inde on trouve, à ce qu’on prétend, beaucoup d’esclaves, et très peu d’hommes.
Considérons d’abord un bâtard normand qui se met en tête d’être roi d’Angleterre. Il y avait autant de droit que saint Louis en eut depuis sur le Grand-Caire. Mais saint Louis eut le malheur de ne pas commencer par se faire adjuger juridiquement l’Egypte en cour de Rome, et Guillaume-le-Bâtard ne manqua pas de rendre sa cause légitime et sacrée, en obtenant du pape Alexandre II un arrêt qui assurait son bon droit, sans même avoir entendu la partie adverse, et seulement en vertu de ces paroles : « Tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux. » Son concurrent Harold, roi très légitime, étant ainsi lié par un arrêt émané des cieux, Guillaume joignit à cette vertu du siège universel une vertu un peu plus forte, ce fut la victoire d’Hastings. Il régna donc par le droit du plus fort, ainsi qu’avaient régné Pépin et Clovis en France, les Goths et les Lombards en Italie, les Visigoths et ensuite les Arabes en Espagne, les Vandales en Afrique, et tous les rois de ce monde les uns après les autres.
Il faut avouer encore que notre bâtard avait un aussi juste titre que les Saxons et les Danois, qui en avaient possédé un aussi juste que celui des Romains. Et le titre de tous ces héros était celui des voleurs de grand chemin, ou bien, si vous voulez, celui des renards et des fouines quand ces animaux font des conquêtes dans les basses-cours.
Tous ces grands hommes étaient si parfaitement voleurs de grand chemin, que depuis Romulus jusqu’aux flibustiers, il n’est question que de dépouilles opimes, de butin, de pillage, de vaches et de bœufs volés à main armée. Dans la fable, Mercure vole les vaches d’Apollon, et dans l’Ancien Testament le prophète Isaïe donne le nom de voleur au fils que sa femme va mettre au monde, et qui doit être un grand type. Il l’appelle Maher-salal-has-bas, partagez vite les dépouilles. Nous avons déjà remarqué que les noms de soldat et de voleur étaient souvent synonymes.
Voilà bientôt Guillaume roi de droit divin. Guillaume-le-Roux, qui usurpa la couronne sur son frère aîné, fut aussi roi de droit divin sans difficultés ; et ce même droit divin appartint après lui à Henri, le troisième usurpateur.
Les barons normands, qui avaient concouru à leurs dépens à l’invasion de l’Angleterre, voulaient des récompenses ; il fallut bien leur en donner, les faire grands vassaux, grands officiers de la couronne ; ils eurent les plus belles terres. Il est clair que Guillaume aurait mieux aimé garder tout pour lui, et faire de tous ces seigneurs ses gardes et ses estafiers, mais il aurait trop risqué. Il se vit donc obligé de partager.
A l’égard des seigneurs anglo-saxons, il n’y avait pas moyen de les tuer tous, ni même de les réduire tous à l’esclavage. On leur laissa chez eux la dignité de seigneurs châtelains. Ils relevèrent des grands vassaux normands, qui relevaient de Guillaume.
Par là tout était contenu dans l’équilibre, jusqu’à la première querelle.
Et le reste de la nation, que devint-il ? ce qu’étaient devenus presque tous les peuples de l’Europe, des serfs, des vilains.
Enfin, après la folie des croisades, les princes ruinés vendent la liberté à des serfs de glèbe, qui avaient gagné quelque argent par le travail et par le commerce ; les villes sont affranchies, les communes ont des privilèges, les droits des hommes renaissent de l’anarchie même.
Les barons étaient partout en dispute avec leur roi, et, entre eux, la dispute devenait partout une petite guerre intestine, composée de cent guerres civiles. C’est de cet abominable et ténébreux chaos que sortit encore une faible lumière qui éclaira les communes, et qui rendit leur destinée meilleure.
Les rois d’Angleterre étant eux-mêmes grands vassaux de France pour la Normandie, ensuite pour la Guyenne et pour d’autres provinces, prirent aisément les usages des rois dont ils relevaient. Les état-généraux furent longtemps composés, comme en France, des barons et des évêques.
La cour de chancellerie anglaise fut une imitation du conseil d’Etat auquel le chancelier de France préside. La cour du banc du roi fut créée sur le modèle du parlement institué par Philippe-le-Bel. Les plaids communs étaient comme la juridiction du Châtelet. La cour de l’échiquier ressemblait à celle des généraux des finances, qui est devenue en France la cour des aides.
La maxime que le domaine royal est inaliénable fut encore une imitation visible du gouvernement français
Le droit du roi d’Angleterre de faire payer sa rançon par ses sujets, s’il était prisonnier de guerre ; celui d’exiger un subside quand il mariait sa fille aînée, et quand il faisait son fils chevalier, tout cela rappelait les anciens usages d’un royaume dont Guillaume était le premier vassal.
A peine Philippe-le-Bel a-t-il rappelé les communes aux états-généraux, que le roi d’Angleterre Edouard en fait autant pour balancer la grande puissance des barons ; car c’est sous le règne de ce prince que la convocation de la chambre des communes est bien constatée.
Nous voyons donc, jusqu’à cette époque du quatorzième siècle, le gouvernement anglais suivre pas à pas celui de la France. Les deux Eglises sont entièrement semblables ; même assujettissement à la cour de Rome ; mêmes exactions dont on se plaint, et qu’on finit toujours par payer à cette cour avide ; mêmes querelles plus ou moins fortes ; mêmes excommunications, mêmes donations aux moines ; même chaos ; même mélange de rapines sacrées, de superstitions et de barbarie.
La France et l’Angleterre ayant donc été administrées si longtemps sur les mêmes principes, ou plutôt sans aucun principe, et seulement par des usages tout semblables, d’où vient qu’enfin ces deux gouvernements sont devenus aussi différents que ceux de Maroc et de Venise ?
N’est-ce point que, l’Angleterre étant une île, le roi n’a pas besoin d’entretenir continuellement une forte armée de terre, qui serait plutôt employée contre la nation que contre les étrangers ?
N’est-ce point qu’en général les Anglais ont dans l’esprit quelque chose de plus ferme, de plus réfléchi, de plus opiniâtre, que quelques autres peuples ?
N’est-ce point par cette raison que, s’étant toujours plaints de la cour de Rome, ils en ont entièrement secoué le joug honteux, tandis qu’un peuple plus léger l’a porté en affectant d’en rire, et en dansant avec ses chaînes ?
La situation de leur pays, qui leur a rendu la navigation nécessaire, ne leur a-t-elle pas donné aussi des mœurs plus dures ?
Cette dureté de mœurs, qui a fait de leur île le théâtre de tant de sanglantes tragédies, n’a-t-elle pas contribué aussi à leur inspirer une franchise généreuse ?
N’est-ce pas ce mélange de leurs qualités contraires qui a fait couler tant de sang royal dans les combats et sur les échafauds, et qui n’a jamais permis qu’ils employassent le poison dans leurs troubles civils, tandis qu’ailleurs, sous un gouvernement sacerdotal, le poison était une arme si commune ?
L’amour de la liberté n’est-il pas devenu leur caractère dominant, à mesure qu’ils ont été plus éclairés et plus riches ? Tous les citoyens ne peuvent être également puissants, mais ils peuvent tous être également libres ; et c’est ce que les Anglais ont obtenu enfin par leur constance.
Etre libre, c’est ne dépendre que des lois. Les Anglais ont donc aimé les lois, comme les pères aiment leurs enfants parce qu’ils les ont faits, ou qu’ils ont cru les faire.
Un tel gouvernement n’a pu être établi que très tard, parce qu’il a fallu longtemps combattre des puissances respectées : la puissance du pape, la plus terrible de toutes, puisqu’elle était fondée sur le préjugé et sur l’ignorance ; la puissance royale, toujours prête à se déborder, et qu’il fallait contenir dans ses bornes ; la puissance du baronnage, qui était une anarchie ; la puissance des évêques qui, mêlant toujours le profane au sacré, voulurent l’emporter sur le baronnage et sur les rois.
Peu à peu la chambre des communes est devenue la digue qui arrête tous ces torrents.
La chambre des communes est véritablement la nation, puisque le roi, qui est le chef, n’agit que pour lui, et pour ce qu’on appelle sa prérogative ; puisque les pairs ne sont en parlement que pour eux ; puisque les évêques n’y sont de même que pour eux ; mais la chambre des communes y est pour le peuple ; puisque chaque membre est député du peuple. Or ce peuple est au roi comme environ huit millions sont à l’unité. Il est aux pairs et aux évêques comme huit millions sont à deux cents tout au plus. Et les huit millions de citoyens libres sont représentés par la chambre basse.
De cet établissement, en comparaison duquel la république de Platon n’est qu’un rêve ridicule, et qui semblerait inventé par Locke, par Newton, par Halley ou par Archimède, il est né des abus affreux, et qui font frémir la nature humaine. Les frottements inévitables de cette vaste machine l’ont presque détruite du temps de Fairfax et de Cromwel. Le fanatisme absurde s’était introduit dans ce grand édifice comme un feu dévorant qui consume un beau bâtiment qui n’est que de bois.
Il a été rebâti de pierre du temps de Guillaume d’Orange. La philosophie a détruit le fanatisme, qui ébranle les Etats les plus fermes. Il est à croire qu’une constitution qui a réglé les droits du roi, des nobles et du peuple, et dans laquelle chacun trouve sa sûreté, durera autant que les choses humaines peuvent durer.
Il est à croire aussi que tous les Etats qui ne sont pas fondés sur de tels principes éprouveront des révolutions.
Voici à quoi la législation anglaise est enfin parvenue : à remettre chaque homme dans tous les droits de la nature, dont ils sont dépouillés dans presque toutes les monarchies. Ces droits sont : liberté entière de sa personne, de ses biens ; de parler à la nation par l’organe de sa plume ; de ne pouvoir être jugé en matière criminelle que par un jury formé d’hommes indépendants ; de ne pouvoir être jugé en aucun cas que suivant les termes précis de la loi ; de professer en paix quelque religion qu’on veuille, en renonçant aux emplois dont les seuls anglicans peuvent être pourvus. Cela s’appelle des prérogatives. Et, en effet, c’est une très grande et très heureuse prérogative par-dessus tant de nations, d’être sûr en vous couchant que vous vous réveillerez le lendemain avec la même fortune que vous possédiez la veille ; que vous ne serez pas enlevé des bras de votre femme, de vos enfants, au milieu de la nuit, pour être conduit dans un donjon ou dans un désert ; que vous aurez, en sortant du sommeil, le pouvoir de publier tout ce que vous pensez ; que si vous êtes accusé, soit pour avoir mal agi, ou mal parlé, ou mal écrit, vous ne serez jugé que suivant la loi. Cette prérogative s’étend sur tout ce qui aborde en Angleterre. Un étranger y jouit de la même liberté de ses biens et de sa personne ; et s’il est accusé, il peut demander que la moitié des jurés soit composée d’étrangers.
J’ose dire que si on assemblait le genre humain pour faire des lois, c’est ainsi qu’on les ferait pour sa sûreté. Pourquoi donc ne sont-elles pas suivies dans les autres pays ? n’est-ce pas demander pourquoi les cocos murissent aux Indes et ne réussissent point à Rome ? Vous répondez que ces cocos n’ont pas toujours mûri en Angleterre ; qu’ils n’y ont été cultivés que depuis peu de temps ; que la Suède en a élevé à son exemple pendant quelques années, et qu’ils n’ont pas réussi ; que vous pourriez faire venir de ces fruits dans d’autres provinces, par exemple en Bosnie, en Servie. Essayez donc d’en planter (1).
Et surtout, pauvre homme, si vous êtes bacha, effendiou mollah, ne soyez pas assez imbécilement barbare pour resserrer les chaînes de votre nation. Songez que plus vous appesantirez le joug, plus vos enfants, qui ne seront pas tous bachas, seront esclaves. Quoi ! malheureux, pour le plaisir d’être tyran subalterne pendant quelques jours, vous exposez toute votre postérité à gémir dans les fers ! Oh ! qu’il est aujourd’hui de distance entre un Anglais et un Bosniaque !
SECTION VII.
(2)
SECTION VIII.
Vous savez, mon cher lecteur, qu’en Espagne, vers les côtes de Malaga, on découvrit du temps de Philippe II une petite peuplade jusqu’alors inconnue, cachée au milieu des montagnes de las Alpuxarras ; vous savez que cette chaîne de rochers inaccessibles est entrecoupée de vallées délicieuses ; vous n’ignorez pas que ces vallées sont cultivées encore aujourd’hui par des descendants des Maures, qu’on a forcés pour leur bonheur à être chrétiens, ou du moins à le paraître.
Parmi ces Maures, comme je vous le disais, il y avait sous Philippe II une nation peu nombreuse qui habitait une vallée, à laquelle on ne pouvait parvenir que par des cavernes. Cette vallée est entre Pitos et Portugos ; les habitants de ce séjour ignoré étaient presque inconnus des Maures mêmes ; ils parlaient une langue qui n’était ni l’espagnole, ni l’arabe, et qu’on crut être dérivée de l’ancien carthaginois.
Cette peuplade s’était peu multipliée. On a prétendu que la raison en était que les Arabes leurs voisins, et avant eux les Africains, venaient prendre les filles de ce canton.
Ce peuple chétif, mais heureux, n’avait jamais entendu parler de la religion chrétienne, ni de la juive, connaissait médiocrement celle de Mahomet, et n’en faisait aucun cas. Il offrait de temps immémorial du lait et des fruits à une statue d’Hercule : c’était là toute sa religion. Du reste, ces hommes ignorés vivaient dans l’indolence et dans l’innocence. Un familier de l’inquisition les découvrit enfin. Le grand-inquisiteur les fit tous brûler ; c’est le seul événement de leur histoire.
Les motifs sacrés de leur condamnation furent qu’ils n’avaient jamais payé d’impôt, attendu qu’on ne leur en avait jamais demandé, et qu’ils n’avaient point de Bible, vu qu’ils n’entendaient point le latin, et que personne n’avait pris la peine de les baptiser. On les déclara sorciers et hérétiques ; ils furent tous revêtus du san-benito, et grillés en cérémonie.
Il est clair que c’est ainsi qu’il faut gouverner les hommes : rien ne contribue davantage aux douceurs de la société.
1 – On essaya, en 1789, et si bien, qu’on réussit d’abord à merveille. Les représentants du peuple bosnien, ou si mieux vous aimez, français, déclarèrent que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ; que le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme ; que le principe de toute souveraineté réside dans la nation ; que la loi est l’expression de la volonté générale ; que nul ne peut être inquiété pour ses opinions même religieuses, etc., etc. (G.A.)
2 – Cette section se composait de la neuvième Lettre sur les Anglais, qu’on a rejetée aux Mélanges historiques. (G.A.)