DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : G comme GOUVERNEMENT - Partie 1
Photo de KHALAH
G comme GOUVERNEMENT.
SECTION PREMIÈRE.
Il faut que le plaisir de gouverner soit bien grand, puisque tant de gens veulent s’en mêler. Nous avons beaucoup plus de livres sur le gouvernement qu’il n’y a de princes sur la terre. Que Dieu me préserve ici d’enseigner les rois, et messieurs leurs ministres, et messieurs leurs valets de chambre, et messieurs leurs confesseurs, et messieurs leurs fermiers-généraux ! Je n’y entends rien, je les révère tous. Il n’appartient qu’à M. Wilkes de peser dans sa balance anglaise ceux qui sont à la tête du genre humain. De plus, il serait bien étrange qu’avec trois ou quatre mille volumes sur le gouvernement ; avec Machiavel, et la Politique de l’Ecriture sainte, par Bossuet ; avec le Citoyen financier, le Guidon des finances, le Moyen d’enrichir un Etat, etc., il y eût encore quelqu’un qui ne sût pas parfaitement tous les devoirs des rois et l’art de conduire les hommes.
Le professeur Puffendorf (1), ou le baron Puffendorf, dit que le roi David, ayant juré de ne jamais attenter à la vie de Seméi, son conseiller privé, ne trahit point son serment quand il ordonna (selon l’histoire juive) à son fils Salomon de faire assassiner Seméi, « parce que David ne s’était engagé que pour lui seul à ne pas tuer Seméi. » Le baron, qui réprouve si hautement les restrictions mentales des jésuites en permet une ici à l’oint David qui ne sera pas du goût des conseillers d’Etat.
Pesez les paroles de Bossuet, dans sa Politique de l’Ecriture sainte à monseigneur le Dauphin. « Voilà donc la royauté attachée par succession à la maison de David et de Salomon, et le trône de David est affermi à jamais (2)(quoique ce petit escabeau appelé trône ait très peu duré). En vertu de cette loi, l’aîné devait succéder au préjudice de ses frères ; c’est pourquoi Adonias, qui était l’aîné, dit à Bethsabée, mère de Salomon : Vous savez que le royaume était à moi, et tout Israël m’avait reconnu ; mais le Seigneur a transféré le royaume à mon frère Salomon. » Le droit d’Adonias était incontestable ; Bossuet le dit expressément à la fin de cet article. Le Seigneur a transféré n’est qu’une expression ordinaire, qui veut dire : J’ai perdu mon bien, on m’a enlevé mon bien. Adonia était né d’une femme légitime ; la naissance de son cadet n’était que le fruit d’un double crime.
« A moins donc, dit Bossuet, qu’il n’arrivât quelque chose d’extraordinaire, l’aîné devait succéder. » Or cet extraordinaire fut que Salomon, né d’un mariage fondé sur un double adultère et sur un meurtre, fit assassiner au pied de l’autel son frère aîné, son roi légitime, dont les droits étaient soutenus par le pontife Abiathar et par le général Joab. Après cela, avouons qu’il est plus difficile qu’on ne pense de prendre des leçons du droit des gens et du gouvernement dans l’Ecriture sainte, donnée aux Juifs, et ensuite à nous, pour des intérêts plus sublimes.
« Que le salut du peuple soit la loi suprême : » telle est la maxime fondamentale des nations ; mais on fait consister le salut du peuple à égorger une partie des citoyens dans toutes les guerres civiles. Le salut d’un peuple est de tuer ses voisins et de s’emparer de leurs biens dans toutes les guerres étrangères. Il est encore difficile de trouver là un droit des gens bien salutaire et un gouvernement bien favorable à l’art de penser et à la douceur de la société.
Il y a des figures de géométrie très régulières et parfaites en leur genre ; l’arithmétique est parfaite ; beaucoup de métiers sont exercés d’une manière toujours uniforme et toujours bonne : mais pour le gouvernement des hommes, peut-il jamais en être un bon, quand tous sont fondés sur des passions qui se combattent ?
Il n’y a jamais eu de couvents de moines sans discorde ; il est donc impossible qu’elle ne soit dans les royaumes. Chaque gouvernement est non-seulement comme les couvents, mais comme les ménages : il n’y en a point sans querelles ; et les querelles de peuple à peuple, de prince à prince, ont toujours été sanglantes : celles des sujets avec leurs souverains n’ont pas quelquefois été moins funestes : comment faut-il faire ? ou risquer, ou se cacher.
SECTION II.
Plus d’un peuple souhaite une constitution nouvelle : les Anglais voudraient changer de ministres tous les huit jours ; mais ils ne voudraient pas changer la forme de leur gouvernement.
Les Romains modernes sont tous fiers de l’église de Saint-Pierre, et de leurs anciennes statues grecques ; mais le peuple voudrait être mieux nourri, mieux vêtu, dût-il être moins riche en bénédictions les pères de famille souhaiteraient que l’Eglise eût moins d’or, et qu’il y eût plus de blé dans leurs greniers ; ils regrettent le temps où les apôtres allaient à pied, et où les citoyens romains voyageaient de palais en palais en litière.
On ne cesse de nous vanter les belles républiques de la Grèce : il est sûr que les Grecs aimeraient mieux le gouvernement des Périclès et des Démosthène que celui d’un bacha mais dans leurs temps les plus florissant ils se plaignaient toujours ; la discorde, la haine, étaient au dehors entre toutes les villes, et au-dedans dans chaque cité. Ils donnaient des lois aux anciens Romains qui n’en avaient pas encore ; mais les leurs étaient si mauvaises qu’ils les changèrent continuellement.
Quel gouvernement que celui où le juste Aristide était banni, Phocion mis à mort, Socrate condamné à la ciguë, après avoir été berné par Aristophane ; où l’on voit les Amphictyons livrer imbécilement la Grèce à Philippe, parce que les Phocéens avaient labouré un champ qui était du domaine d’Apollon ! mais le gouvernement des monarchies voisines était pire.
Puffendorf promet d’examiner quelle est la meilleure forme de gouvernement : il vous dit (3) « que plusieurs prononcent en faveur de la monarchie, et d’autres, au contraire, se déchaînent furieusement contre les rois ; et qu’il est hors de son sujet d’examiner en détail les raisons de ces derniers. »
Si quelque lecteur malin attend ici qu’on lui en dise plus que Puffendorf, il se trompera beaucoup (4).
Un Suisse, un Hollandais, un noble Vénitien, un pair d’Angleterre, un cardinal, un comte de l’empire, disputaient un jour en voyage sur la préférence de leurs gouvernements personne ne s’entendit, chacun demeura dans son opinion sans en avoir une bien certaine ; et il s’en retournèrent chez eux sans avoir rien conclu, chacun louant sa patrie par vanité, et s’en plaignant par sentiment.
Quelle est donc la destinée du genre humain ? presque nul grand peuple n’est gouverné par lui-même.
Partez de l’Orient pour faire le tour du monde : le Japon a fermé ses ports aux étrangers, dans la juste crainte d’une révolution affreuse.
La Chine a subi cette révolution ; elle obéit à des Tartares moitié Mantchoux, moitié Huns ; l’Inde, à des Tartares Mogols. L’Euphrate, le Nil, l’Oronte, la Grèce, l’Epire, sont encore sous le joug des Turcs. Ce n’est point une race anglaise qui règne en Angleterre ; c’est une famille allemande, qui a succédé à un prince hollandais, et celui-ci à une famille écossaise, laquelle avait succédé à une famille angevine, qui avait remplacé une famille normande, qui avait chassé une famille saxonne et usurpatrice. L’Espagne obéit à une famille française, qui succéda à une race autrichienne ; cette autrichienne à des familles qui se vantaient d’être visigothes ; ces Visigoths avaient été chassés longtemps par des Arabes, après avoir succédé aux Romains, qui avaient chassé les Carthaginois.
La Gaule obéit à des Francs, après avoir obéi à des préfets romains.
Les mêmes bords du Danube ont appartenu aux Germains, aux Romains, aux Abares, aux Slaves, aux Bulgares, aux Huns, à vingt familles différentes, et presque toutes étrangères.
Et qu’a-t-on vu de plus étranger à Rome que tant d’empereurs nés dans des provinces barbares, et tant de papes nés dans des provinces non moins barbares ? Gouverne qui peut. Et quand on est parvenu à être le maître, on gouverne comme on peut (5).
SECTION III.
Un voyageur racontait ce qui suit, en 1769 : J’ai vu dans mes courses un pays assez grand et assez peuplé (6), dans lequel toutes les places s’achètent, non pas en secret et pour frauder la loi comme ailleurs, mais publiquement et pour obéir à la loi. On y met à l’encan le droit de juger souverainement de l’honneur, de la fortune et de la vie des citoyens, comme on vend quelques arpents de terre (7). Il y a des commissions très importantes dans les armées qu’on ne donne qu’a plus offrant. Le principal mystère de leur religion se célèbre pour trois petits sesterces ; et si le célébrant ne trouve point ce salaire, il reste oisif comme un gagne-denier sans emploi.
Les fortunes dans ce pays ne sont point le prix de l’agriculture ; elles sont le résultat d’un jeu de hasard que plusieurs jouent en signant leurs noms, et en faisant passer ces noms de main en main. S’ils perdent, ils rentrent dans la fange dont ils sont sortis, ils disparaissent ; s’ils gagnent, ils parviennent à entrer de part dans l’administration publique ; ils marient leurs filles à des mandarins, et leurs fils deviennent aussi espèces de mandarins.
Une partie considérable des citoyens a toute sa subsistance assignée sur une maison qui n’a rien ; et cent personnes ont acheté chacune cent mille écus le droit de recevoir et de payer l’argent dû à ces citoyens sur cet hôtel imaginaire ; droit dont ils n’usent jamais, ignorant profondément ce qui est censé passer par leurs mains.
Quelquefois on entend crier par les rues une proposition faite à quiconque a un peu d’or dans sa cassette de s’en dessaisir pour acquérir un carré de papier admirable, qui vous fera passer sans aucun soin une vie douce et commode. Le lendemain on vous crie un ordre qui vous force à changer ce papier contre un autre qui sera bien meilleur. Le surlendemain on vous étourdit d’un nouveau papier qui annule les deux premiers. Vous êtes ruiné ; mais de bonnes têtes vous consolent, en vous assurant que dans quinze jours les colporteurs de la ville vous crieront une proposition plus engageante.
Vous voyagez dans une province de cet empire, et vous y achetez des choses nécessaires au vêtir, au manger, au boire, au coucher. Passez-vous dans une autre province, on vous fait payer des droits pour toutes ces denrées, comme si vous veniez d’Afrique. Vous en demandez la raison, on ne vous répond point ; ou, si l’on daigne vous parler, on vous répond que vous venez d’une province réputée étrangère, et que par conséquent il faut payer pour la commodité du commerce. Vous cherchez en vain à comprendre comment des provinces du royaume sont étrangères au royaume.
Il y a quelque temps qu’en changeant de chevaux et me sentant affaibli de fatigue, je demandai un verre de vin au maître de la poste. Je ne saurais vous le donner, me dit-il ; les commis à la soif, qui sont en très grand nombre, et tous fort sobres, me feraient payer le trop bu, ce qui me ruinerait. Ce n’est point trop boire, lui dis-je, que de se sustenter d’un verre de vin ; et qu’importe que ce soit vous ou moi qui ait avalé ce verre ?
Monsieur, répliqua-t-il, nos lois sur la soif sont bien plus belles que vous ne pensez. Dès que nous avons fait la vendange, les locataires du royaume nous députent des médecins qui viennent visiter nos caves. Ils mettent à part autant de vin qu’ils jugent à propos de nous en laisser boire pour notre santé. Ils reviennent au bout de l’année ; et s’ils jugent que nous avons excédé d’une bouteille l’ordonnance, ils nous condamnent à une forte amende ; et pour peu que nous soyons récalcitrants, on nous envoie à Toulon boire de l’eau de la mer. Si je vous donnais le vin que vous me demandez, on ne manquerait pas de m’accuser d’avoir trop bu : vous voyez ce que je risquerais avec les intendants de notre santé.
J’admirai ce régime ; mais je ne fus pas moins surpris lorsque je rencontrai un plaideur au désespoir, qui m’apprit qu’il venait de perdre au-delà du ruisseau le plus proche le même procès qu’il avait gagné la veille au deçà. Je sus par lui qu’il y a dans le pays autant de codes différents que de villes. Sa conversation excita ma curiosité. Notre nation est si sage, me dit-il, qu’on n’y a rien réglé. Les lois, les coutumes, les droits des corps, les rangs, les prééminences, tout y est arbitraire, tout y es abandonné à la prudence de la nation.
J’étais encore dans le pays lorsque ce peuple eut une guerre avec quelques-uns de ses voisins. On appelait cette guerre la ridicule, parce qu’il y avait beaucoup à perdre, et rien à gagner. J’allai voyager ailleurs, et je ne revins qu’à la paix. La nation, à mon retour, paraissait dans la dernière misère ; elle avait perdu son argent, ses soldats, ses flottes, son commerce. Je dis : Son dernier jour est venu, il faut que tout passe ; voilà une nation anéantie : c’est dommage ; car une grande partie de ce peuple était aimable, industrieuse, et fort gaie, après avoir été autrefois grossière, superstitieuse et barbare.
Je fus tout étonné qu’au bout de deux ans sa capitale et ses principales villes me parurent plus opulentes que jamais ; le luxe était augmenté, et on ne respirait que le plaisir. Je ne pouvais concevoir ce prodige. Je n’en ai vu enfin la cause qu’en examinant le gouvernement de ses voisins ; j’ai conçu qu’ils étaient tout aussi mal gouvernés que cette nation, et qu’elle était plus industrieuse qu’eux tous.
Un provincial de ce pays dont je parle se plaignait un jour amèrement de toutes les vexations qu’il éprouvait. Il savait assez bien l’histoire ; on lui demanda s’il se serait cru plus heureux il y a cent ans, lorsque dans son pays, alors barbare, on condamnait un citoyen à être pendu pour avoir mangé gras en carême ? Il secoua la tête. Aimeriez-vous les temps des guerres civiles qui commencèrent à la mort de François II, ou ceux des défaites de Saint-Quentin et de Pavie, ou les longs désastres des guerres contre les Anglais, ou l’anarchie féodale, et les horreurs de la seconde race, et les barbaries de la première ? A chaque question il était saisi d’effroi. Le gouvernement des Romains lui parut le plus intolérable de tous. Il n’y a rien de pis, disait-il, que d’appartenir à des maîtres étrangers. On en vint enfin aux druides. Ah ! s’écria-t-il, je me trompais ; il est encore plus horrible d’être gouverné par des prêtres sanguinaires. Il conclut enfin, malgré lui, que le temps où il vivait était, à tout prendre, le moins odieux.
SECTION IV.
Un aigle gouvernait les oiseaux de tout le pays d’Ornithie. Il est vrai qu’il n’avait d’autre droit que celui de son bec et de ses serres. Mais enfin, après avoir pourvu à ses repas et à ses plaisirs, il gouverna aussi bien qu’aucun autre oiseau de proie.
Dans sa vieillesse, il fut assailli par des vautours affamés qui vinrent du fond du fond du Nord désoler toutes les provinces de l’aigle. Parut alors un chat-huant (8), né dans un des plus chétifs buissons de l’empire, et qu’on avait longtemps appelé lucifugax. Il était rusé ; il s’associa avec des chauves-souris ; et tandis que les vautours se battaient contre l’aigle, notre hibou et sa troupe entrèrent habilement en qualité de pacificateurs dans l’aire qu’on se disputait.
L’aigle et les vautours, après une assez longue guerre, s’en rapportèrent à la fin au hibou, qui avec sa physionomie grave sut en imposer aux deux partis.
Il persuada à l’aigle et aux vautours de se laisser rogner un peu les ongles, et couper le petit bout du bec, pour se mieux concilier ensemble. Avant ce temps le hibou avait toujours dit aux oiseaux : Obéissez à l’aigle ; ensuite il avait dit : Obéissez aux vautours. Il dit bientôt : Obéissez à moi seul. Les pauvres oiseaux ne surent à qui entendre ; ils furent plumés par l’aigle, le vautour, le chat-huant, et les chauves-souris. Qui habet aures audiat. (Saint Matth., XI, 15.)
1 – Puf endorf, lib. IV, ch. XI. Art. 13.
2 – Liv. II, propos IX.
3 – Liv. VII, ch. V.
4 – Comparez l’article DÉMOCRATIE. (A.G.)
5 – Voyez l’article LOIS.
6 – La France. (G.A.)
7 – Si ce voyageur avait passé dans ce pays même deux ans après, il aurait vu cette infâme coutume abolie, et quatre ans encore après il l’aurait trouvée rétablie.
8 – Le pape. (G.A.)