DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : G comme GENEALOGIE

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G comme GÉNÉALOGIE.

 

 

(1)

 

 

SECTION PREMIÈRE.

 

 

 

 

 

          Les théologiens ont écrit des volumes pour tâcher de concilier saint Matthieu avec saint Luc sur la généalogie de Jésus-Christ. Le premier ne compte que vingt-sept générations depuis David par Salomon, tandis que Luc en met quarante-deux, et l’en fait descendre par Nathan. Voici comment le savant Calmet résout une difficulté semblable en parlant de Melchisédech. Les Orientaux et les Grecs, féconds en fables et en inventions, lui ont forgé une généalogie dans laquelle ils nous donnent les noms de ses aïeux. Mais, ajoute le judicieux bénédictin, comme le mensonge se trahit toujours par lui-même, les uns racontent sa généalogie d’une manière, les autres d’une autre. Il y en a qui soutiennent qu’il était d’une race obscure et honteuse, et il s’en est trouvé qui l’ont voulu faire passer pour illégitime.

 

          Tout cela s’applique naturellement à Jésus, dont Melchisédech était la figure, suivant l’apôtre. En effet, l’Evangile de Nicodème dit expressément que les Juifs devant Pilate reprochèrent à Jésus qu’il était né de la fornication. Sur quoi le savant Fabricius observe qu’on n’est assuré par aucun témoignage digne de foi que les Juifs aient objecté à Jésus-Christ pendant sa vie, ni même aux apôtres, cette calomnie qu’ils répandirent partout dans la suite. Cependant les Actes des Apôtres font foi que les Juifs d’Antioche s’opposèrent, en blasphémant, à ce que Paul leur disait de Jésus ; et Origène soutient que ces paroles rapportées dans l’Evangile de saint Jean, « nous ne sommes point nés de fornication, nous n’avons jamais servi personne, » étaient de la part des Juifs, un reproche indirect qu’ils faisaient à Jésus sur le défaut de sa naissance et sur son état de serviteur ; car ils prétendaient, comme nous l’apprend ce Père, que Jésus était originaire d’un petit hameau de la Judée, et avait eu pour mère une pauvre villageoise qui ne vivait que de son travail, laquelle ayant été convaincue d’adultère avec un soldat nommé Panther, fut chassée par son fiancé, qui était charpentier de profession ; qu’après cet affront, errant misérablement de lieu en lieu, elle accoucha secrètement de Jésus, lequel, se trouvant dans la nécessité, fut contraint de s’aller louer serviteur en Egypte, où ayant appris quelques-uns de ces secrets que les Egyptiens font tant valoir, il retourna en son pays, et que tout fier des miracles qu’il savait faire, il se proclama lui-même Dieu.

 

          Suivant une tradition très ancienne, ce nom de Panther, qui a donné lieu à la méprise des Juifs, était le surnom du père de Joseph, comme l’assure saint Epiphane ; ou plutôt le nom propre de l’aïeul de Marie, comme l’affirme saint Jean Damascène.

 

          Quant à l’état de serviteur qu’ils reprochaient à Jésus, il déclare lui-même qu’il n’était pas venu pour être servi, mais pour servir. Zoroastre, selon les Arabes, avait également été serviteur d’Esdras. Epictète était même né dans la servitude ; aussi saint Cyrille de Jérusalem a grande raison de dire qu’elle ne déshonore personne.

 

          Sur l’article des miracles, nous apprenons à la vérité de Pline que les Egyptiens avaient le secret de teindre des étoffes de diverses couleurs en les plongeant dans la même cuve ; et c’est là un des miracles qu’attribue à Jésus l’Evangile de l’enfance ; mais, comme nous l’apprend saint Chrysosôme, Jésus ne fit aucun miracle avant son baptême, et ceux qu’on lui attribue sont de purs mensonges. La raison qu’en donne ce Père, c’est que la sagesse du Seigneur ne lui permettait pas d’en faire pendant son enfance, parce qu’on les aurait regardés comme des prestiges.

 

          C’est en vain que saint Epiphane prétend que de nier les miracles que quelques-uns attribuent à Jésus dans son enfance, ce serait fournir aux hérétiques un prétexte spécieux de dire qu’il ne devint fils de Dieu que par l’effusion du Saint-Esprit, qui descendit sur lui dans son baptême ; ce sont les Juifs que nous combattons ici, et non pas les hérétiques.

 

          Monsieur Wagenseil nous a donné la traduction latine d’un ouvrage des Juifs, intitulé Toldos Jeschu, dans lequel il est rapporté que Jeschu, étant à Bethléem de Juda, lieu de sa naissance, il se mit à crier tout haut : « Quels sont ces hommes méchants qui prétendent que je suis bâtard et d’une origine impure ? ce sont eux qui sont des bâtards et des hommes très impurs. N’est-ce pas une mère vierge qui m’a enfanté ? Et je suis entré en elle par le sommet de la tête. (2) »

 

          Ce témoignage a paru d’un si grand poids à M. Bergier, que ce savant théologien n’a point fait difficulté de l’employer sans en citer la source. Voici ses propres termes, page 23 de la Certitude des preuves du christianisme : « Jésus est né d’une vierge par l’opération du Saint-Esprit ; Jésus lui-même nous l’a ainsi assuré plusieurs fois de sa propre bouche. Tel est le récit des apôtres. » Il est certain que ces paroles de Jésus ne se trouvent que dans le Toldos Jeschu, et la certitude de cette preuve de M. Bergier subsiste, quoique saint Matthieu applique à Jésus ce passage d’Isaïe : « Il ne disputera point, il ne criera point, et personne n’entendra sa voix dans les rues. »

 

          Selon saint Jérôme, c’est aussi une ancienne tradition parmi les gymnosophistes de l’Inde, que Buddas, auteur de leur dogme, naquit d’une vierge qui l’enfanta par le côté. C’est ainsi que naquirent Jules-César, Scipion l’Africain, Manlius, Edouard VI, roi d’Angleterre, et d’autres, au moyen d’une opération que les chirurgiens nomment césarienne, parce qu’elle consiste à tirer un enfant de la matrice par une incision faite à l’abdomen de la mère. Simon surnommé le Magicien, et Manèse, prétendaient aussi tous les deux être nés d’une vierge. Mais cela signifiait seulement que leurs mères étaient vierges lorsqu’elles les conçurent. Or, pour se convaincre combien sont incertaines les marques de la virginité, il ne faut que lire la glose du célèbre évêque du Puy en Vélai, M. de Pompignan, sur ce passage des Proverbes : « Trois choses me sont difficiles à comprendre, et la quatrième m’est entièrement inconnue : la voie de l’aigle dans l’air, la voie du serpent sur le rocher, la voie d’un navire au milieu de la mer, et la voie de l’homme dans sa jeunesse. » Pour traduire littéralement ces paroles, suivant ce prélat, chap. III, seconde partie de l’Incrédulité convaincue par les prophéties, il aurait fallu dire : viam viri in virgine adolescentula, la voie de l’homme dans une jeune fille Alma (3). La traduction de notre Vulgate, dit-il, substitue un autre sens, exact et véritable en lui-même, mais moins conforme au texte original. Enfin, il confirme sa curieuse interprétation par l’analogie de ce verset avec le suivant : « Telle est la voie de la femme adultère, qui après avoir mangé s’essuie la bouche, et dit : Je n’ai point fait de mal. »

 

          Quoiqu’il en soit, la virginité de Marie n’était pas encore généralement reconnue au commencement du troisième siècle. Plusieurs ont été dans cette opinion et y sont encore, disait saint Clément d’Alexandrie, que Marie, où l’ange Gabriel lui dit : « Sans mélange d’homme, vierge vous concevrez, vierge vous enfanterez, vierge vous nourrirez ; » et du protévangile de Jacques, où la sage-femme s’écrie : « Quelle merveille inouïe ! Marie vient de mettre un fils au monde, et a encore toutes les marques de la virginité. » Ces deux Evangiles n’en furent pas moins déclarés apocryphes par la suite, quoiqu’ils fussent en ce point conformes au sentiment adopté par l’Eglise : on écarta les échafauds quand une fois l’édifice fut élevé.

 

          Ce que Jeschu ajoute : « Je suis entré en elle par le sommet de la tête, » a de même été le sentiment de l’Eglise. Le bréviaire des maronites porte que le Verbe du père est entré par l’oreille de la femme bénie. Saint Augustin et le pape Félix disent expressément que la Vierge devint enceinte par l’oreille. Saint Ephrem dit la même chose dans une hymne, et Voisin son traducteur observe que cette pensée vient originairement de Grégoire de Néocésarée, surnommé Thaumaturge. Agobar rapporte que l’Eglise chantait de son temps : « Le Verbe est entré par l’oreille de la Vierge, et il en est sorti par la porte dorée. » Euschius parle aussi d’Elianus, qui assista au concile de Nicée, et qui disait que le Verbe entra par l’oreille de la Vierge et qu’il en sortit par la voie de l’enfantement. Cet Elianus était un chorévêque, dont le nom se trouve dans la liste arabe des Pères de Nicée, publiée par Selden.

 

          On n’ignore pas que le jésuite Sanchez a sérieusement agité la question si la vierge Marie a fourni de la semence dans l’incarnation du Christ, et qu’il s’est décidé pour l’affirmative, d’après d’autres théologiens (3) ; mais ces écarts d’une imagination licencieuse doivent être mis au rang de l’opinion de l’Arétin, qui y fait intervenir le Saint-Esprit, sous la forme d’un pigeon, comme la fable dit que Jupiter changé en cygne avait visité Léda ; ou comme les premiers Pères de l’Eglise, tels que saint Justin, Athénagore, Tertullien, saint Clément d’Alexandrie, saint Cyprien, Lactance, saint Ambroise, et autres, ont cru, d’après les Juifs Philon et Josèphe l’historien, que les anges avaient connu charnellement les femmes et avaient engendré avec elles. Saint Augustin impute même aux manichéens d’enseigner que de belles filles et de beaux garçons apparaissent tout nus aux princes des ténèbres, qui sont de mauvais anges, font échapper de leurs membres relâchés par la concupiscence la substance vitale, que ce Père appelle la nature de Dieu. Evode tranche le mot en disant que la majesté divine trouve moyen de s’échapper par les génitoires des démons.

 

          Il est vrai que tous ces Pères croyaient les anges corporels ; mais depuis que les ouvrages de Platon eurent donné l’idée de la spiritualité, on expliqua cette ancienne opinion d’un commerce charnel des anges avec les femmes en disant que le même ange qui, transformé en femme, avait reçu la semence d’un homme, se servait de cette semence pour engendrer avec une femme, auprès de laquelle il prenait à son tour la figure d’un homme. Les théologiens désignent par les termes d’incube et de succube ces différents rôles qu’ils font jouer aux anges. Les curieux peuvent lire les détails de ces dégoûtantes rêveries, page 225 des variantes de la Genèse, par Othon Gualtérius ; liv. II, chap. XV des Disquisitions magiques, par Delrio ; et chap. XIII du Discours des sorciers, par Henri Boguet.

 

 

 

 

 

SECTION II.

 

 

 

 

 

          Aucune généalogie, fût-elle réimprimée dans le Moreri, n’approche de celle de Mahomet ou Mohammed, fils d’Abdallah, fils d’Abd’all Moutaleb, fils d’Ashem ; lequel Mohammed fut, dans son jeune âge, palefrenier de la veuve Cadisha, puis son facteur, puis son mari, puis prophète de Dieu, puis condamné à être pendu, puis conquérant et roi d’Arabie, puis mourut de sa belle mort, rassasié de gloire et de femmes.

 

          Les barons allemands ne remontent que jusqu’à Vitikind, et nos nouveaux marquis français ne peuvent guère montrer de titres au-delà de Charlemagne. Mais la race de Mahomet ou Mohammed, qui subsiste encore, a toujours fait voir un arbre généalogique dont le tronc est Adam, et dont les branches s’étendent d’Ismaël jusqu’aux gentilshommes qui portent aujourd’hui le grand titre de cousins de Mahomet.

 

          Nulle difficulté sur cette généalogie, nulle dispute entre les savants, point de faux calculs à rectifier, point de contradiction à pallier, point d’impossibilités qu’on cherche à rendre possibles.

 

          Votre orgueil murmure de l’authenticité de ces titres. Vous me dites que vous descendez d’Adam, aussi bien que le grand prophète, si Adam est le père commun ; mais que cet Adam n’a jamais été connu de personne, par même des anciens Arabes ; que ce nom n’a jamais été cité que dans les livres juifs ; que par conséquent vous vous inscrivez en faux contre les titres de noblesse de Mahomet ou Mohammed.

 

          Vous ajoutez qu’en tout cas, s’il y a eu un premier homme, quel qu’ait été son nom, vous en descendez tout aussi bien que l’illustre palefrenier de Cadisha ; et que s’il n’y a point eu de premier homme, si le genre humain a toujours existé, comme tant de savants le prétendent, vous êtes gentilhomme de toute éternité.

 

          A cela on vous réplique que vous êtes roturier de toute éternité, si vous n’avez pas vos parchemins en bonne forme.

 

          Vous répondez que les hommes sont égaux ; qu’une race ne peut être plus ancienne qu’une autre ; que les parchemins auxquels pend un morceau de cire sont d’une invention nouvelle ; qu’il n’y a aucune raison qui vous oblige de céder à la famille de Mohammed, ni à celle de Confutzée, ni à celle des empereurs du Japon, ni aux secrétaires du roi du grand collège. Je ne puis combattre votre opinion par des preuves physiques, ou métaphysiques, ou morales. Vous vous croyez égal au daïri du Japon, et je suis entièrement de votre avis. Tout ce que je vous conseille, quand vous vous trouverez en concurrence avec lui, c’est d’être le plus fort.

 

G comme GENEALOGIE

 

 

1 – Voltaire refusa de faire l’article GÉNÉALOGIE pour l’Encyclopédie, parce qu’il n’y aurait pu dire ce qu’il voulait : « J’ai de l’aversion, écrit-il à d’Alembert à ce sujet, pour la vanité des généalogies ; je n’en crois pas quatre d’avérées avant la fin du treizième siècle, et je ne suis pas assez savant pour concilier les deux généalogies absolument différentes de notre divin Sauveur. » L’article GÉNÉALOGIE parut dans les Questions. (G.A.)

 

2 – C’est ici l’occasion de faire remarquer que M. Renan, qui n’a pour l’érudition de Voltaire qu’une médiocre estime, parce qu’il trouve ce philosophe dénué du sentiment de l’antiquité, reconnaît néanmoins que ses adversaires (Bergier, Calmet, Pompignan) étaient encore plus dépourvus de critique qu’il ne l’était lui-même. Et il ajoute à ce propos : Une nouvelle édition des œuvres de ce grand homme satisferait au besoin que le moment présent semble éprouver de faire une réponse aux envahissements de la théologie. (G.A.)

 

3 – Sanchez se demande : « An semen fœmineum sit necessarium ad generationem, et possit dici Virginem illud ministrasse in Christi incarnatione ?... » Puis, après long examen, il conclut avec son confrère Suarez : « Esse probabile adfuisse semen in Virgine, avsque omni prorsus inordinatione, ut ministraret conceptioni Christi materiam, et sic esset vera et naturalis mater Dei. » Et il ajoute que : « absque omni inorinatione et concupiscentiâ posse decidi semen… » (G.A.)

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