DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : F comme FRANCOIS XAVIER
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F comme FRANÇOIS XAVIER.
(1)
Il ne serait pas mal de savoir quelque chose de vrai concernant le célèbre François Xavero, que nous nommons Xavier, surnommé l’apôtre des Indes. Bien des gens s’imaginent encore qu’il établit le christianisme sur toute la côte méridionale de l’Inde, dans une vingtaine d’îles, et surtout au Japon. Il n’y a pas trente ans qu’à peine était-il permis d’en douter dans l’Europe.
Les jésuites n’ont fait nulle difficulté de le comparer à saint Paul. Ses voyages et ses miracles avaient été écrits en partie par Tursellin et Orlandin, par Lucéna, par Bartoli, tous jésuites, mais très peu connus en France : moins on était informé des détails, plus sa réputation était grande.
Lorsque le jésuite Bouhours composa son histoire, Bouhours passait pour un très bel esprit ; il vivait dans la meilleure compagnie de Paris ; je ne parle pas de la compagnie de Jésus, mais de celle des gens du monde les plus distingués par leur esprit et par leur savoir. Personne n’eut un style plus pur et plus éloigné de l’affectation : il fut même proposé dans l’Académie française de passer par-dessus les règles de son institution pour recevoir le père Bouhours dans son corps (2).
Il avait encore un plus grand avantage, celui du crédit de son ordre, qui alors, par un prestige presque inconcevable, gouvernait tous les princes catholiques.
La saine critique, il est vrai, commençait à s’établir ; mais ses progrès étaient lents : on se piquait alors en général de bien écrire plutôt que d’écrire des choses véritables.
Bouhours (3) fit les Vies de saint Ignace et de saint François-Xavier sans presque s’attirer de reproches ; à peine releva-t-on sa comparaison de saint Ignace avec César, et de Xavier avec Alexandre : ce trait passa pour une fleur de rhétorique.
J’ai vu au collège des jésuites de la rue Saint-Jacques un tableau de douze pieds de long sur douze de hauteur qui représentait Ignace et Xavier montant au ciel chacun dans un char magnifique, attelé de quatre chevaux blancs ; le Père éternel en haut, décoré d’une belle barbe blanche, qui lui pendait jusqu’à la ceinture ; Jésus-Christ et la vierge Marie à ses côtés, le Saint-Esprit au-dessous d’eux en forme de pigeon, et des anges joignant les mains et baissant la tête pour recevoir père Ignace et père Xavier.
Si quelqu’un se fût moqué publiquement de ce tableau, le révérend P. La Chaise, confesseur du roi, n’aurait pas manqué de faire donner une lettre de cachet au ricaneur sacrilège.
Il faut avouer que François Xavier est comparable à Alexandre, en ce qu’ils allèrent tous deux aux Indes, comme Ignace ressemble à César pour avoir été en Gaule ; mais Xavier, vainqueur du démon, alla bien plus loin que le vainqueur de Darius. C’est un plaisir de le voir passer, en qualité de convertisseur volontaire, d’Espagne en France, de France à Rome, de Rome à Lisbonne, de Lisbonne au Mozambique, après avoir fait le tour de l’Afrique. Il reste longtemps au Mozambique, où il reçoit de Dieu le don de prophétie ; ensuite il passe à Mélinde, et dispute sur l’Alcoran avec les mahométans, qui entendent sans doute sa langue aussi bien qu’il entend la leur ; il trouve même des caciques, quoiqu’il n’y en ait qu’en Amérique. Le vaisseau portugais arrive à l’île Zocotora, qui est sans contredit celle des Amazones ; il y convertit tous les insulaires ; il y bâtit une église : de là il arrive à Goa ; il y voit une colonne sur laquelle saint Thomas avait gravé qu’un jour saint Xavier viendrait rétablir la religion chrétienne qui avait fleuri autrefois dans l’Inde. Xavier lut parfaitement les anciens caractères, soit hébreux, soit indiens, dans lesquels cette prophétie était écrite. Il prend aussitôt une clochette, assemble tous les petits garçons autour de lui, leur explique le Crédo, et les baptise. Son grand plaisir surtout était de marier les Indiens avec leurs maîtresses.
On le voit courir de Goa au cap Comorin, à la côte de la Pêcherie, au royaume de Travancor ; dès qu’il est arrivé dans un pays, son plus grand soin est de le quitter : il s’embarque par le premier vaisseau portugais qu’il trouve ; vers quelque endroit que ce vaisseau dirige sa route, il n’importe à Xavier : pourvu qu’il voyage, il est content : on le reçoit par charité ; il retourne deux ou trois fois à Goa, à Cochin, à Cori, à Negapatan, à Méliapour. Un vaisseau part pour Malaccas : voilà Xavier qui court à Malacca avec le désespoir dans le cœur de n’avoir pu voir Siam, Pégu, et le Tonquin.
Vous le voyez dans l’île de Sumatra, à Bornéo, à Macassar, dans les îles Moluques, et surtout à Ternate et à Amboyne. Le roi de Ternate avait dans son immense sérail cent femmes en qualité d’épouses, et sept ou huit cents concubines. La première chose que fait Xavier est de les chasser toutes. Vous remarquerez d’ailleurs que l’île de Ternate n’a que deux lieues de diamètre.
De là, trouvant un autre vaisseau portugais qui part pour l’île de Ceylan, il retourne à Ceylan, il fait plusieurs tours de Ceylan à Goa et à Cochin. Les Portugais trafiquaient déjà au Japon ; un vaisseau part pour ce pays, Xavier ne manque pas de s’y embarquer ; il parcourt toutes les îles du Japon.
Enfin, dit le jésuite Bouhours, si on mettait bout à bout toutes les courses de Xavier, il y aurait de quoi faire plusieurs fois le tour de la terre.
Observez qu’il était parti pour ses voyages en 1542, et qu’il mourut en 1552. S’il eut le temps d’apprendre toutes les langues des nations qu’il parcourut, c’est un beau miracle ; s’il avait le don des langues, c’est un plus grand miracle encore. Mais malheureusement, dans plusieurs de ses lettres, il dit qu’il est obligé de se servir d’interprète, et dans d’autres il avoue qu’il a une difficulté extrême à apprendre la langue japonaise qu’il ne saurait prononcer.
Le jésuite Bouhours, en rapportant quelques-unes de ces lettres, ne fait aucun doute que saint François-Xavier n’eût le don des langues, mais il avoue « qu’il ne l’avait pas toujours. Il l’avait, dit-il, dans plusieurs occasions ; car sans jamais avoir appris la langue chinoise, il prêchait tous les matins en chinois dans Amanguchi » (qui est la capitale d’une province du Japon).
Il faut bien qu’il sût parfaitement toutes les langues de l’Orient, puisqu’il faisait des chansons dans ces langues, et qu’il mit en chanson le Pater, l’Ave Maria et le Credo pour l’instruction des petits garçons et des petites filles.
Ce qu’il y a de plus beau, c’est que cet homme, qui avait besoin de truchement, parlait toutes les langues à la fois comme les apôtres ; et lorsqu’il parlait portugais, langue dans laquelle Bouhours avoue que le saint s’expliquait fort mal, les Indiens, les Chinois, les Japonais, les habitants de Ceylan, de Sumatra, l’entendaient parfaitement.
Un jour surtout qu’il parlait sur l’immortalité de l’âme, le mouvement des planètes, les éclipses de soleil et de lune, l’arc-en-ciel, le péché et la grâce, le paradis et l’enfer, il se fit entendre à vingt personnes de nations différentes.
On demande comment un tel homme put faire tant de conversions au Japon ? Il faut répondre simplement qu’il n’en fit point ; mais que d’autres jésuites, qui restèrent longtemps dans le pays, à la faveur des traités entre les rois de Portugal et les empereurs du Japon, convertirent tant de monde, qu’enfin il y eut une guerre civile qui coûta la vie, à ce que l’on prétend, à près de quatre cent mille hommes. C’est là le prodige le plus connu que les missionnaires aient opéré au Japon.
Mais ceux de François Xavier ne laissent pas d’avoir leur mérite.
Nous comptons dans la foule de ses miracles huit enfants ressuscités (4).
« Le plus grand miracle de Xavier, dit le jésuite Bouhours, n’était pas d’avoir ressuscité tant de morts, mais de n’être pas mort lui-même de fatigue. »
Mais le plus plaisant de ses miracles est qu’ayant laissé tomber son crucifix dans la mer près l’île de Baranura, que je croirais plutôt l’île de Barataria, un cancre vint le lui rapporter entre ses pattes au bout de vingt-quatre heures.
Le plus brillant de tous, et après lequel il ne faut jamais parler d’aucun autre, c’est que dans une tempête qui dura trois jours, il fut constamment à la fois dans deux vaisseaux à cent cinquante lieues l’un de l’autre, et servit à l’un des deux de pilote ; et ce miracle fut avéré par tous les passages, qui ne pouvaient être ni trompés ni trompeurs.
C’est là, pourtant ce qu’on a écrit sérieusement et avec succès dans le siècle de Louis XIV, dans le siècle des Lettres provinciales, des tragédies de Racine, du Dictionnaire de Bayle, et de tant d’autres savants ouvrages.
Ce serait une espèce de miracle qu’un homme d’esprit tel que Bouhours eût fait imprimer tant d’extravagances, si on ne savait à quel excès l’esprit de corps et surtout l’esprit monacal emportent les hommes. Nous avons plus de deux cents volumes entièrement dans ce goût, compilés par des moines ; mais ce qu’il y a de funeste, c’est que les ennemis des moines compilent aussi de leur côté. Ils compilent plus plaisamment, ils se font lire. C’est une chose bien déplorable qu’on n’ait plus pour les moines, dans les dix-neuf vingtièmes parties de l’Europe, ce profond respect et cette juste vénération que l’on conserve encore pour eux dans quelques villages de l’Aragon et de la Calabre.
Il serait très difficile de juger entre les miracles de saint François Xavier, Don Quichotte, le Roman comique, et les convulsionnaires de Saint-Médard.
Après avoir parlé de François Xavier, il serait inutile de discuter l’histoire des autres François : si vous voulez vous instruire à fond, lisez les Conformités de saint François d’Assise.
Depuis la belle Histoire de saint François Xavier, par le jésuite Bouhours, nous avons eu l’Histoire de saint François Régis par le jésuite Daubenton, confesseur de Philippe V, roi d’Espagne, mais c’est de la piquette après de l’eau-de-vie : Il n’y a pas seulement un mort ressuscité dans l’histoire du bienheureux Régis (5).
1 – Voyez aussi l’Article XAVIER.
2 – Sa réputation de bon écrivain était si bien établie, que La Bruyère dit dans ses Caractères (chap. I) ; « Capys croit écrire comme Bouhours ou Rabutin. »
3 – Bouhours, né à Paris en 1628, mort en 1702, jésuite. (G.A.)
4 – Voltaire, dans une lettre à d’Alembert de 1755, lui recommande de ne pas oublier les résurrections faites par François Xavier au mot RÉSURRECTION de l’Encyclopédie. (G.A.)
5 – Voyez l’article IGNACE DE LOYOLA.