DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : F comme FANATISME - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

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F comme FANATISME.

 

 

 

(PARTIE 2)

 

 

 

 

SECTION III.

 

 

 

 

          Les fanatiques ne combattent pas toujours les combats du Seigneur ; ils n’assassinent pas toujours des rois et des princes. Il y a parmi eux des tigres, mais on y voit encore plus de renards.

 

          Quel tissu de fourberies de calomnies, de larcins, tramé par les fanatiques de la cour de Calvin, des jésuites contre les jansénistes, et vicissim ! et si vous remontez plus haut, l’histoire ecclésiastique, qui est l’école des vertus, est aussi celle des scélératesses employées par toutes les sectes les unes contre les autres. Elles ont toutes le même bandeau sur les yeux, soit quand il faut incendier les villes et les bourgs de leurs adversaires, égorger les habitants, les condamner aux supplices, soit quand il faut simplement tromper, s’enrichir, et dominer. Le même fanatisme les aveugles ; elles croient bien faire : tout fanatique est fripon en conscience, comme il est meurtrier de bonne foi pour la bonne cause.

 

          Lisez, si vous pouvez, les cinq ou six mille volumes de reproches que les jansénistes et les molinistes se sont faits pendant cent ans sur leurs friponneries, et voyez si Scapin et Trivelin en approchent.

 

          (1) Une des bonnes friponneries théologiques qu’on ait faites est, à mon gré, celle d’un petit évêque (on nous assure dans la relation que c’était un évêque biscayen ; nous trouverons bien un jour son nom et son évêché) ; son diocèse était partie en Biscaye, et partie en France.

 

          Il y avait dans la partie de France une paroisse qui fut habitée autrefois par quelques Maures de Maroc. Le seigneur de la paroisse n’est point mahométan ; il est très bon catholique, comme tout l’univers doit l’être, attendu que le mot catholique veut dire universel.

 

          M. l’évêque soupçonna ce pauvre seigneur, qui n’était occupé qu’à faire du bien, d’avoir eu de mauvaises pensées, de mauvais sentiments dans le fond de son cœur, je ne sais quoi qui sentait l’hérésie. Il l’accusa même d’avoir dit en plaisantant qu’il y avait d’honnêtes gens à Maroc comme en Biscaye, et qu’un honnête Marocain pouvait à toute force n’être pas le mortel ennemi de l’Etre suprême, qui est le père de tous les hommes.

 

          Notre fanatique écrivit une grande lettre au roi de France, seigneur suzerain de ce pauvre petit seigneur de paroisse. Il pria dans sa lettre le seigneur suzerain de transférer le manoir de cette ouaille infidèle en Basse-Bretagne, ou en Basse-Normandie selon le bon plaisir de sa majesté, afin qu’il n’infectât plus les Basques de ses mauvaises plaisanteries.

 

          Le roi de France et son conseil se moquèrent, comme de raison, de cet extravagant.

 

          Notre pasteur biscayen, ayant appris quelque temps après que sa brebis française était malade, défendit au port-Dieu du canton de la communier, à moins qu’elle ne donnât un billet de confession par lequel il devait apparaître que le mourant n’était point circoncis, qu’il condamnait de tout son cœur l’hérésie de Mahomet et toute autre hérésie dans ce goût, comme le calvinisme et le jansénisme, et qu’il pensait en tout comme lui, évêque biscayen.

 

          Les billets de confession étaient alors fort à la mode. Le mourant fit venir chez lui son curé, qui était un ivrogne imbécile, et le menaça de le faire pendre par le parlement de Bordeaux, s’il ne lui donnait pas tout à l’heure le viatique, dont lui mourant se sentait un extrême besoin. Le curé eut peur ; il administra mon homme, lequel, après la cérémonie, déclara hautement devant témoins que le pasteur biscayen l’avait faussement accusé auprès du roi d’avoir du goût pour la religion musulmane, qu’il était bon chrétien et que le Biscayen était un calomniateur. Il signa cet écrit par devant notaire (2) ; tout fut en règle ; il s’en porta mieux, et le repos de la bonne conscience le guérit bientôt entièrement.

 

          Le petit Biscayen, outré qu’un vieux moribond se fût moqué de lui, résolut de s’en venger ; et voici comme il s’y prit.

 

          Il fit fabriquer en son patois, au bout de quinze jours, une prétendue profession de foi que le curé prétendit avoir entendue. On la fit signer par le curé et par trois ou quatre paysans qui n’avaient point assister à la cérémonie. Ensuite on fit contrôler cet acte de faussaire, comme si ce contrôle l’avait rendu authentique (3).

 

          Un acte non signé par la partie seule intéressée, un acte signé par des inconnus, quinze jours après l’événement, un acte désavoué par des témoins véritables, étaient visiblement un crime de faux ; et comme il s’agissait de matière de foi, ce crime menait visiblement le curé avec ses faux témoins aux galères dans ce monde, et en enfer dans l’autre.

 

          Le petit seigneur châtelain, qui était goguenard et point méchant, eut pitié de l’âme et du corps de ces misérables ; il ne voulut point les traduire devant la justice humaine, et se contenta de les traduire en ridicule. Mais il a déclaré que dès qu’il serait mort, il se donnerait le plaisir de faire imprimer toute cette manœuvre de son Biscayen avec les preuves, pour amuser le petit nombre de lecteurs qui aiment ces anecdotes, et point du tout pour instruire l’univers ; car il y a tant d’auteurs qui parlent à l’univers, qui s’imaginent rendre l’univers attentif, qui croient l’univers occupé d’eux, que celui-ci ne croit pas être lu d’une douzaine de personnes dans l’univers entier. Revenons au fanatisme.

 

          C’est cette rage de prosélytisme, cette fureur d’amener les autres à boire de son vin, qui amena le jésuite Castel et le jésuite Routh auprès du célèbre Montesquieu lorsqu’il se mourait. Ces deux énergumènes voulaient se vanter de lui avoir persuadé les mérites de l’attrition et de la grâce suffisante. « Nous l’avons converti, disaient-ils, c’était dans le fond une bonne âme ; il aimait fort la compagnie de Jésus. Nous avons eu un peu de peine à le faire convenir de certaines vérités fondamentales ; mais comme dans ces moments-là on a toujours l’esprit plus net, nous l’avons bientôt convaincu. »

 

          Ce fanatisme de convertisseur est si fort que le moine le plus débauché quitterait sa maîtresse pour aller convertir une âme à l’autre bout de la ville.

 

          Nous avons vu le P. Poisson, cordelier à Paris, qui ruina son couvent pour payer ses filles de joie, et qui fut enfermé pour ses mœurs dépravées : c’était un des prédicateurs de Paris les plus courus et un des convertisseurs les plus acharnés.

 

          Tel était le célèbre curé de Versailles, Fantin. Cette liste pourrait être longue ; mais il ne faut pas révéler les fredaines de certaines personnes constituées en certaines places. Vous savez ce qui arriva à Cham pour avoir révélé la turpitude de son père ; il devint noir comme du charbon.

 

          Prions Dieu seulement en nous levant et en nous couchant qu’il nous délivre des fanatiques, comme les pèlerins de la Mecque prient Dieu de ne point rencontrer de visages tristes sur leur chemin.

 

 

 

 

 

SECTION IV .

 

 

 

          Ludlow, enthousiaste de la liberté plutôt que fanatique de religion, ce brave homme qui avait plus de haine pour Cromwell que pour Charles Ier, rapporte que les milices du parlement étaient toujours battues par les troupes du roi dans le commencement de la guerre civile, comme le régiment des Portes-cochères ne tenait pas du temps de la Fronde contre le grand Condé. Cromwell dit au général Fairfax : « Comment voulez-vous que des portefaix de Londres, et des garçons de boutique indisciplinés, résistent à une noblesse animée par le fantôme de l’honneur ? Présentons-leur un plus grand fantôme, le fanatisme. Nos ennemis ne combattent que pour le roi ; persuadons à nos gens qu’ils font la guerre pour Dieu.

 

          Donnez-moi une patente, je vais lever un régiment de frères meurtriers, et je vous réponds que j’en ferai des fanatiques invincibles. »

 

          Il n’y manqua pas, il composa son régiment des Frères-rouges de fous mélancoliques ; il en fit des tigres obéissants. Mahomet n’avait pas été mieux servi par ses soldats.

 

          Mais pour inspirer ce fanatisme, il faut que l’esprit du temps vous seconde. Un parlement de France essayerait en vain aujourd’hui de lever un régiment de Portes-cochères ; il n’ameuterait pas seulement dix femmes de la balle.

 

          Il n’appartient qu’aux habiles de faire des fanatiques et de les conduire ; mas ce n’est pas assez d’être fourbe et hardi : nous avons déjà vu que tout dépend de venir au monde à propos.

 

 

 

 

 

SECTION V.

 

 

          La géométrie ne rend donc pas toujours l’esprit juste ? Dans quel précipice ne tombe-t-on pas encore avec ces lisières de la raison ? Un fameux protestant (4), que l’on comptait entre les premiers mathématiciens de nos jours, et qui marchait sur les traces des Newton, des Leibnitz, des Bernouilli, s’avisa, au commencement de ce siècle, de tirer des corollaires assez singuliers. Il est dit qu’avec un grain de foi on transportera des montagnes ; et lui, par une analyse toute géométrique, se dit à lui-même : « J’ai beaucoup de grains de foi, donc je ferai plus que transporter des montagnes. » Ce fut lui qu’on vit à Londres, en l’année 1707, accompagné de quelques savants, et même de savants qui avaient de l’esprit, annoncer publiquement qu’ils ressusciteraient un mort dans tel cimetière que l’on voudrait. Leurs raisonnements étaient toujours conduits par la synthèse. Ils disaient : Les vrais disciples doivent faire des miracles ; nous sommes les vrais disciples, nous ferons donc tout ce qu’il nous plaira. De simples saints de l’Eglise romaine, qui n’étaient point géomètres, ont ressuscité beaucoup d’honnêtes gens ; donc, à plus forte raison, nous, qui avons réformé les réformés, nous ressusciterons qui nous voudrons.

 

          Il n’y a rien à répliquer à ces arguments ; ils sont dans la meilleure forme du monde. Voilà ce qui a inondé l’antiquité de prodiges ; voilà pourquoi les temples d’Esculape à Epidaure, et dans d’autres villes, étaient pleins d’ex-voto ; les voûtes étaient ornées de cuisses redressées, de bras remis, de petits enfants d’argent : tout était miracle.

 

          Enfin le fameux protestant géomètre dont je parle était de si bonne foi, il assura si positivement qu’il ressusciterait les morts, et cette proposition plausible fit tant d’impression sur le peuple, que la reine Anne fut obligée de lui donner un jour, une heure et un cimetière à son choix, pour faire son miracle loyalement et en présence de la justice. Le saint géomètre choisit l’église cathédrale de Saint-Paul pour faire sa démonstration : le peuple se rangea en haie ; des soldats furent placés pour contenir les vivants et les morts dans le respect ; les magistrats prirent leurs places, le greffier écrivit tout sur les registres publics ; on ne peut trop constater les nouveaux miracles. On déterra un corps au choix du saint ; il se jeta à genoux, il fit de très pieuses contorsions : ses compagnons l’imitèrent : le mort ne donna aucun signe de vie ; on le reporta dans son trou, et on punit légèrement le ressusciteur et ses adhérents. J’ai vu depuis un de ces pauvres gens ; il m’a avoué qu’un d’eux était en péché véniel, et que le mort en pâtit, sans quoi la résurrection était infaillible.

 

          S’il était permis de révéler la turpitude de gens à qui l’on doit le plus sincère respect, je dirais ici que Newton, le grand Newton, a trouvé dans l’Apocalypse que le pape est l’Antéchrist, et bien d’autres choses de cette nature ; je dirais qu’il était arien très sérieusement. Je sais que cet écart de Newton est à celui de mon autre géomètre comme l’unité est à l’infini : il n’y a point de comparaison à faire. Mais quelle pauvre espèce que le genre humain, si le grand Newton a cru trouver dans l’Apocalypse l’histoire présente de l’Europe.

 

          Il semble que la superstition soit une maladie épidémique dont les âmes les plus fortes ne sont pas toujours exemptes. Il y a en Turquie des gens de très bon sens, qui se feraient empaler pour certains sentiments d’Abubeker. Ces principes une fois admis, ils raisonnent très conséquemment ; les vanariciens, les radaristes, les jabaristes, se damnent chez eux réciproquement avec des arguments très subtiles ; ils tirent tous des conséquences plausibles, mais ils n’osent jamais examiner les principes.

 

          Quelqu’un répand dans le monde qu’il y a un géant haut de soixante et dix pieds ; bientôt après tous les docteurs examinent de quelle couleur doivent être ses cheveux, de quelle grandeur est son pouce, quelles dimensions ont ses ongles : on crie, on cabale, on se bat  ceux qui soutiennent que le petit doigt du géant n’a que quinze lignes de diamètre font brûler ceux qui affirment que le petit doigt a un pied d’épaisseur. Mais, messieurs, votre géant existe-t-il ? dit modestement un passant. Quel doute horrible ! s’écrient tous les disputants ; quel blasphème ! quelle absurdité ! Alors ils font tous une petite trêve pour lapider le passant ; et après l’avoir assassiné en cérémonie, de la manière la plus édifiante, ils se battent entre eux comme de coutume au sujet du petit doigt et des ongles.

 

 

FANATISME-2

 

 

1 – Ce qui suit a rapport à la querelle de Biord, évêque d’Annecy, avec l’auteur, de laquelle il est question dans le Commentaire historique (Mélanges, année 1776) ; dans la Correspondance, année 1768, et ailleurs. (K.)

 

2 – Tout cela est exact. Il y a un premier acte signifié le 30 mai 1769, au curé de Ferney, pour le prier de faire tout ce que les ordonnances du roi et les arrêts des parlements lui commandent à l’égard d’un malade conjointement avec les canons de l’Eglise catholique professée dans le royaume …, ledit acte signé Voltaire, Bigex et Wagnières ; puis c’est une déclaration du même jour par devant notaire qui dément ce qu’ont dit Nonotte, ci-devant soi-disant jésuite, du sieur Simon Bigex, bourgeois de la Balme de Rhin en Génevois ; de sieur Claude-Etienne Maugier, orfèvre-bijoutier ; de Pierre l’Archevêque, syndic, tous demeurant audit Ferney, témoins requis – et signée de Voltaire. Ensuite vient une autre déclaration de M. de Voltaire en recevant la communion le même jour dans son lit. Il a prononcé cdes paroles : Ayant mon Dieu dans la bouche, je déclare que je pardonne sincèrement à ceux qui ont écrit au roi des calomnies contre moi, et qui n’ont pas réussi dans leur mauvais dessein. (Il désigne là l’évêque d’Annecy). Ont signé Gros, curé ; Adam, Bigex, Claude Joseph, capucin, Maugier, l’Archevêque, avec Voltaire et le notaire. (G.A.)

 

3 – Ce quatrième acte, intitulé : Profession de foi de M. de Voltaire, a été rédigé, en effet, quinze jours après les autres, c’est-à-dire le 15 Avril 1769, par-devant le notaire du bailliage de Gex, et hors de la présence de Voltaire. On y fait déclarer à Voltaire qu’il croit fermement tout ce que l’Eglise catholique croit et confesse, qu’il croit un seul Dieu en trois personnes, qu’il croit que la seconde personne s’est faite homme, qu’il croit qu’elle s’appelle Jésus-Christ  qu’il condamne toutes les hérésies ; qu’il jure, qu’il promet, qu’il s’engage de mourir dans cette croyance, etc., etc. ; le tout contrôlé à Gex, reçu 15 sols. (G.A.

 

4 – Fatio Duillier.

 

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