DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : E comme EXTREME

Publié le par loveVoltaire

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E comme EXTRÊME.

 

 

 

 

          Nous essayerons ici de tirer de ce mot extrême une notion qui pourra être utile.

 

          On dispute tous les jours si, à la guerre, la fortune ou la conduite fait les succès ;

 

          Si, dans les maladies, la nature agit plus que la médecine pour guérir ou pour tuer ;

 

          Si dans la jurisprudence, il n’est pas très avantageux de s’accommoder quand on a raison, et de plaider quand on a tort ;

 

          Si les belles-lettres contribuent à la gloire d’une nation ou à sa décadence ;

 

          S’il faut ou s’il ne faut pas rendre le peuple superstitieux ;

 

          S’il y a quelque chose de vrai en métaphysique, en histoire, en morale ;

 

          Si le goût est arbitraire, et s’il est en effet un bon et un mauvais goût ;

 

etc., etc.

 

 

          Pour décider tout d’un coup toutes ces questions, prenez un exemple de ce qu’il y a  de plus extrême dans chacune ; comparez les deux extrémités opposées, et vous trouverez d’abord le vrai.

 

          Vous voulez savoir si la conduite peut décider infailliblement du succès à la guerre ; voyez le cas le plus extrême, les situations les plus opposées, où la conduite seule triomphera infailliblement. L’armée ennemie est obligée de passer dans une gorge profonde de montagnes ; votre général le sait ; il fait une marche forcée, il s’empare des hauteurs, il tient les ennemis enfermés dans un défilé ; il faut qu’ils périssent ou qu’ils se rendent. Dans ce cas extrême, la fortune ne peut avoir nulle part à la victoire. Il est donc démontré que l’habileté peut décider du succès d’une campagne ; de cela seul il est prouvé que la guerre est un art.

 

          Ensuite, imaginez une position avantageuse, mais moins décisive ; le succès n’est pas si certain, mais il est toujours très probable. Vous arrivez ainsi, de proche en proche, jusqu’à une parfaite égalité entre les deux armées. Qui décidera alors ? La fortune, c’est-à-dire un événement imprévu, un officier général tué lorsqu’il va exécuter un ordre important, un corps qui s’ébranle sur un faux bruit, une terreur panique, et mille autre cas auxquels la prudence ne peut remédier ; mais il reste toujours certain qu’il y a un art, une tactique.

 

          Il en faut dire autant de la médecine, de cet art d’opérer de la tête et de la main, pour rendre à la vie un homme qui va la perdre.

 

          Le premier qui saigna et purgea à propos un homme tombé en apoplexie ; le premier qui imagina de plonger un bistouri dans la vessie pour en tirer un caillou, et de renfermer la plaie : le premier qui sut prévenir la gangrène dans une partie du corps, étaient sans doute des hommes presque divins, et ne ressemblaient pas aux médecins de Molière.

 

          Descendez de cet exemple palpable à des expériences moins frappantes et plus équivoques ; vous voyez des fièvres, des maux de toute espèce qui se guérissent sans qu’il soit bien prouvé si c’est la nature ou le médecin qui les a guéris ; vous voyez des maladies dont l’issue ne peut se deviner ; vingt médecins s’y trompent ; celui qui a le plus d’esprit, le coup d’œil plus juste, devine le caractère de la maladie. Il y a donc un art, et l’homme supérieur en connaît les finesses. Ainsi La Peyronie devina qu’un homme de la cour devait avoir avalé un os pointu qui lui avait causé un ulcère, et le mettait en danger de mort ; ainsi Boerhaave devina la cause de la maladie aussi inconnue que cruelle d’un comte de Vassenaar. Il y a donc réellement un art de la médecine ; mais dans tout art il y a des Virgiles et des Mævius.

 

          Dans la jurisprudence, prenez une cause nette, dans laquelle la loi parle clairement, une lettre de change bien faite, bien acceptée ; il faudra par tout pays que l’accepteur soit condamné à la payer. Il y a donc une jurisprudence utile, quoique dans mille cas les jugements soient arbitraires, pour le malheur du genre humain, parce que les lois sont mal faites.

 

          Voulez-vous savoir si les belles-lettres font du bien à une nation ? Comparez les deux extrêmes, Cicéron et un ignorant grossier. Voyez si c’est Pline ou Attila qui fit la décadence de Rome.

 

          On demande si l’on doit encourager la superstition dans le peuple ; voyez surtout ce qu’il y a de plus extrême dans cette funeste matière, la Saint-Barthélemy, les massacres d’Irlande, les croisades : la question est bientôt résolue.

 

          Y a-t-il du vrai en métaphysique ? Saisissez d’abord les points les plus étonnants et les plus vrais ; quelque chose existe, donc quelque chose existe de toute éternité. Un Etre éternel existe par lui-même ; cet Etre ne peut être ni méchant ni inconséquent. Il faut se rendre à ces vérités ; presque tout le reste est abandonné à la dispute, et l’esprit le plus juste démêle la vérité lorsque les autres cherchent dans les ténèbres.

 

          Y a-t-il un bon et un mauvais goût ? Comparez les extrêmes ; voyez ces vers de Corneille dans Cinna (IV, III) :

 

 

. . . . .  Octave, . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . ose accuser le destin d’injustice,

Quand tu vois que les tiens s’arment pour ton supplice,

Et que par ton exemple à ta perte guidés,

Ils violent des droits que tu n’as pas gardés !

 

 

          Comparez-les à ceux-ci dans Othon (acte II, scène I) :

 

 

Dis-moi donc, lorsque Othon s’est offert à Camille,

A-t-il été content, a-t-elle été facile ?

Son hommage auprès d’elle a-t-il eu plein d’effet ;

Comment l’a-t-elle pris, et comment l’a-t-il fait ?

 

 

          Par cette comparaison des deux extrêmes, il est bientôt décidé qu’il existe un bon et un mauvais goût.

 

          Il en est en toutes choses comme des couleurs : les plus mauvais yeux distinguent le blanc et le noir ; les yeux meilleurs, plus exercés, discernent les nuances qui se rapprochent.

 

 

Usque adeo quod tangit idem est : tamen ultima distant.

 

OVID., Met., VI, 67.

 

 

Fatal Amour, tes traits sont différents :

Les uns sont d’or, ils sont doux et perçants,

Ils font qu’on aime ; et d’autres au contraire

Sont d’un vil plomb qui rend froid et sévère.

O dieu d’amour, en qui j’ai tant de foi,

Prends tes traits d’or pour Aminte et pour moi.

 

 

          Toutes ces figures sont ingénieuses et ne trompent personne. Quand on dit que Vénus, la déesse de la beauté, ne doit point marcher sans les Grâces, on dit une vérité charmante. Ces fables qui étaient dans la bouche de tout le monde, ces allégories si naturelles avaient tant d’empire sur les esprits, que peut-être les premiers chrétiens voulurent les combattre en les imitant. Ils ramassèrent les armes de la mythologie pour la détruire ; mais ils ne purent s’en servir avec la même adresse : ils ne songèrent pas que l’austérité sainte de notre religion ne leur permettait pas d’employer ces ressources, et qu’une main chrétienne aurait mal joué sur la lyre d’Apollon.

 

          Cependant, le goût de ces figures typiques et prophétiques était si enraciné, qu’il n’y eut guère de prince, d’homme d’Etat, de pape, de fondateur d’ordre, auquel on n’appliquât des allégories, des allusions prises de l’Ecriture sainte. La flatterie et la satire puisèrent à l’envi dans la même source.

 

          On disait au pape Innocent III : « Innocens eris a maledictione, » quand il fit une croisade sanglante contre le comte de Toulouse.

 

          Lorsque François Martorillo de Paule fonda les minimes, il se trouva qu’il était prédit dans la Genèse : « Minimus cum patre nostro. »

 

          Le prédicateur qui prêcha devant Jean d’Autriche, après la célèbre bataille de Lépante, prit pour son texte. « Fuit homo missus a Deo cui nomen erat Johannes ; » et cette allusion était fort belle si les autres étaient ridicules. On dit qu’on la répéta pour Jean Sobieski, après la délivrance de Vienne ; mais le prédicateur n’était qu’un plagiaire.

 

          Enfin, ce fut un usage si constant, qu’aucun prédicateur de nos jours n’a jamais manqué de prendre une allégorie pour son texte. Une des plus heureuses est le texte de l’Oraison funèbre du duc de Candale, prononcée devant sa sœur, qui passait pour un modèle de vertu : « Dic quia soror mea es, ut mihi bene eveniat propter te. » Dites que vous êtes ma sœur, afin que je sois bien traité à cause de vous. »

 

          Il ne faut pas être surpris si les cordeliers poussèrent trop loin ces figures en faveur de saint François d’Assise, dans le fameux et très peu connu livre des Conformités de saint François d’Assise avec Jésus-Christ. On y voit soixante et quatre prédictions de l’avènement de saint François, tant dans l’ancien Testament que dans le nouveau, et chaque prédiction contient trois figures qui signifient la fondation des cordeliers. Ainsi ces pères se trouvent prédits cent-quatre-vingt-douze fois dans la Bible.

 

          Depuis Adam jusqu’à saint Paul tout a figuré le bienheureux François d’Assise. Les Ecritures ont été données pour annoncer à l’univers les sermons de François aux quadrupèdes, aux poissons et aux oiseaux, ses ébats avec sa femme de neige, ses passe-temps avec le diable, ses aventures avec frère Elie et frère Pacifique.

 

          On a condamné ces pieuses rêveries qui allaient jusqu’au blasphème. Mais l’ordre de Saint-François n’en a point pâti ; il a renoncé à ces extravagances, trop communes dans les siècles de barbarie.

 

 

 

 

E comme EXTREME

 

 

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