DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : E comme ESPRIT - Section I

Publié le par loveVoltaire

E comme ESPRIT - Partie 1-copie-1

 

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E comme ESPRIT.

 

 

 

 

SECTION PREMIERE.

 

 

 

 

 

 

 

 

         On consultait un homme qui avait quelque connaissance du cœur humain sur une tragédie qu’on devait représenter : il répondit qu’il y avait tant d’esprit dans cette pièce, qu’il doutait de son succès. Quoi ! dira-t-on, est-ce là un défaut, dans un temps où tout le monde veut avoir de l’esprit, où l’on écrit pour montrer qu’on en a, où le public applaudit même aux pensées les plus fausses quand elles sont brillantes ? Oui, sans doute, on applaudira le premier jour, et on s’ennuiera le second.

 

         Ce qu’on appelle esprit est tantôt une comparaison nouvelle, tantôt une allusion fine : ici l’abus d’un mot qu’on présente dans un sens, et qu’on laisse entendre dans un autre ; là un rapport délicat entre deux idées peu communes : c’est une métaphore singulière ; c’est une recherche de ce qu’un objet ne présente pas d’abord, mais de ce qui est en effet dans lui ; c’est l’art ou de réunir deux choses éloignées, ou de diviser deux choses qui paraissent se joindre, ou de les opposer l’une à l’autre ; c’est celui de ne dire qu’à moitié sa pensée pour la laisser deviner. Enfin, je vous parlerais de toutes les différentes façons de montrer de l’esprit, si j’en avais davantage ; mais tous ces brillants (et je ne parle pas des faux brillants) ne conviennent point ou conviennent fort rarement à un ouvrage sérieux et qui doit intéresser. La raison en est qu’alors c’est l’auteur qui paraît, et que le public ne veut voir que le héros. Or ce héros est toujours ou dans la passion ou en danger. Le danger et les passions ne cherchent point l’esprit. Priam et Hécube ne font point d’épigrammes quand leurs enfants sont égorgés dans Troie embrasée. Didon ne soupire point en madrigaux en volant au bûcher sur lequel elle va s’immoler. Démosthène n’a point de jolies pensées quand il anime les Athéniens à la guerre ; s’il en avait, il serait un rhéteur, et il est un homme d’Etat.

 

         L’art de l’admirable Racine est bien au-dessus de ce qu’on appelle esprit ; mais si Pyrrhus s’exprimait toujours dans ce style :

 

 

Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,

Brûlé de plus de feux que je n’en allumai.  .  .  .  .  .

Hélas ! fus-je jamais si cruel que vous l’êtes ?

 

Andromaque, I, 4.

 

 

si Oreste continuait toujours à dire que les Scythes sont moins cruels qu’Hermione, ces deux personnages ne toucheraient point du tout : on s’apercevrait que la vraie passion s’occupe rarement de pareilles comparaisons, et qu’il y a peu de proportion entre les feux réels dont Troie fut consumée, et les feux de l’amour de Pyrrhus ; entre les Scythes qui immolent des hommes, et Hermione qui n’aima point Oreste. Cinna (II, I) dit en parlant de Pompée :

 

 

Il (le ciel) a choisi sa mort pour servir dignement

D’une marque éternelle à ce grand changement ;

Et devait cette gloire aux mânes d’un tel homme,

D’emporter avec eux la liberté de Rome.

 

 

         Cette pensée a un très grand éclat : il y a là beaucoup d’esprit, et même un air de grandeur qui impose. Je suis sûr que ces vers, prononcés avec l’enthousiasme et l’art d’un bon acteur, seront applaudis ; mais je suis sûr que la pièce de Cinna, écrite toute dans ce goût, n’aurait jamais été jouée longtemps. En effet, pourquoi le ciel devait-il faire l’honneur à Pompée de rendre les Romains esclaves après sa mort ? Le contraire serait plus vrai : les mânes de Pompée devraient plutôt obtenir du ciel le maintien éternel de cette liberté pour laquelle on suppose qu’il combattit et qu’il mourut.

 

         Que serait-ce donc qu’un ouvrage rempli de pensées recherchées et problématiques ? Combien sont supérieurs à toutes ces idées brillantes ces vers simples et naturels :

 

 

Cinna, tu t’en souviens, et veux m’assassiner :

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Soyons ami, Cinna, c’est moi qui t’en convie.

 

 

         Ce n’est pas ce qu’on appelle esprit, c’est le sublime et le simple qui font la vraie beauté.

 

         Que dans Rodogune, Antiochus dise de sa maîtresse, qui le quitte après lui avoir indignement proposé de tuer sa mère :

 

 

Elle fuit, mais en Parthe, en nous perçant le cœur.

 

 

         Antiochus a de l’esprit ; c’est faire une épigramme contre Rodogune ; c’est comparer ingénieusement les dernières paroles qu’elle dit en s’en allant, aux flèches que les Parthos lançaient en fuyant ; mais ce n’est point parce que sa maîtresse s’en va que la proposition de tuer sa mère est révoltante ; qu’elle sorte, ou qu’elle demeure, Antiochus a également le cœur percé. L’épigramme est donc fausse ; et si Rodogune ne sortait pas, cette mauvaise épigramme ne pouvait plus trouver place.

 

         Je choisis exprès ces exemples dans les meilleurs auteurs, afin qu’ils soient plus frappants. Je ne révèle pas dans eux les pointes et les jeux de mots dont on sent le faux aisément : il n’y a personne qui ne rie quand, dans la tragédie de la Toison d’or, Hypsyle dit à Médée (III,4), en faisant allusion à ses sortilèges :

 

Je n’ai que des attraits et vous avez des charmes.

 

         Corneille trouva le théâtre et tous les genres de littérature infectés de ces puérilités, qu’il se permit rarement. Je ne veux parler ici que de ces traits d’esprit qui seraient admis ailleurs, et que le genre sérieux réprouve. On pourrait appliquer à leurs auteurs ce mot de Plutarque, traduit avec cette heureuse naïveté d’Amyot : « Tu tiens sans propos beaucoup de bons propos. »

 

         Il me revient dans la mémoire un des traits brillants que j’ai vu citer comme un modèle dans beaucoup d’ouvrages de goût, et même dans le Traité des Etudes de feu M. Rollin. Ce morceau est tiré de la belle oraison funèbre du grand Rurenne, composée par Fléchier. Il est vrai que dans cette oraison  Fléchier égala presque le sublime Bossuet, que j’ai appelé et que j’appelle encore le seul homme éloquent parmi tant d’écrivains élégants ; mais il me semble que le trait dont je parle n’eût pas été employé par l’évêque de Meaux. Le voici :

 

 

« Puissances ennemies de la France, vous vivez, et l’esprit de la charité chrétienne m’interdit de faire aucun souhait pour votre mort, etc. ; Mais vous vivez, et je plains en cette chaire un sage et vertueux capitaine, dont les intentions étaient pures, etc. »

 

 

         Une apostrophe dans ce goût eût été convenable à Rome, dans la guerre civile, après l’assassinat de Pompée, ou dans Londres, après le meurtre de Charles Ier, parce qu’en effet il s’agissait des intérêts de Pompée et de Charles Ier. Mais est-il décent de souhaiter adroitement en chaire la mort de l’empereur, du roi d’Espagne et des électeurs, et de mettre en balance avec eux le général d’armée d’un roi leur ennemi ? Les intentions d’un capitaine, qui ne peuvent être que de servir son prince, doivent-elles être comparées avec les intérêts politiques des têtes couronnées contre lesquelles il servait ? Que dirait-on d’un Allemand qui eût souhaité la mort au roi de France, à propos de la perte du général Merci, dont les intentions étaient pures (1) ? Pourquoi donc ce passage a-t-il toujours été loué par tous les rhéteurs ? C’est que de la figure est en elle-même belle et pathétique ; mais ils n’examinaient point le fond et la convenance de la pensée. Plutarque eût dit à Fléchier : « Tu as tenu sans propos un très beau propos. »

 

         Je reviens à mon paradoxe que tous ces brillants, auxquels on donne le nom d’esprit, ne doivent point trouver place dans les grands ouvrages faits pour instruire ou pour toucher. Je dirai même qu’ils doivent être bannis de l’opéra. La musique exprime les passions, les sentiments, les images ; mais où sont les accords qui peuvent rendre une épigramme ? Quinault était quelquefois négligé, mais il était toujours naturel.

 

         De tous nos opéras, celui qui est le plus orné, ou plutôt accablé de cet esprit épigrammatique, est le ballet du Triomphe des Arts, composé par un homme aimable (2), qui pensa toujours finement, et qui s’exprima de même ; mais qui, par l’abus de ce talent, contribua un peu  à la décadence des lettres, après les beaux jours de Louis XIV. Dans ce ballet, où Pygmalion anime sa statue, il lui dit (v, 4) :

 

 

Vos premiers mouvements ont été de m’aimer.

 

 

         Je me souviens d’avoir entendu admirer ce vers dans ma jeunesse par quelques personnes. Qui ne voit que les mouvements du corps de la statue sont ici confondus avec les mouvements du cœur, et que dans aucun sens la phrase n’est française ; que c’est en effet une pointe, une plaisanterie ? Comment se pouvait-il faire qu’un homme qui avait tant d’esprit n’en eût pas assez pour retrancher ces fautes éblouissantes ? Ce même homme, qui méprisait Homère et qui le traduisit, qui en le traduisant crut le corriger, et en l’abrégeant crut le faire lire, s’avise de donner de l’esprit à Homère. C’est lui qui, en faisant reparaître Achille réconcilié avec les Grecs, prêts à le venger, fait crier à tout le camp (Iliade, IX) :

 

 

Que ne vaincra-t-il point ? il s’est vaincu lui-même.

 

 

il faut être bien amoureux du bel esprit pour faire dire une pointe à cinquante mille hommes.

 

         Ces jeux de l’imagination, ces finesses, ces tours, ces traits saillants, ces gaietés, ces petites sentences coupées, ces familiarités ingénieuses qu’on prodigue aujourd’hui, ne conviennent qu’aux petits ouvrages de pur agrément. La façade du Louvre de Perrault est simple et majestueuse : un cabinet peut recevoir avec grâce de petits ornements. Ayez autant d’esprit que vous voudrez, ou que vous pourrez, dans un madrigal, dans des vers légers, dans une scène de comédie qui ne sera ni passionnée, ni naïve, dans un compliment, dans un petit roman, dans une lettre, où vous vous égayerez pour égayer vos amis.

 

         Loin que j’aie reproché à Voiture d’avoir mis de l’esprit dans ses lettres, j’ai trouvé, au contraire, qu’il n’en avait pas assez, quoiqu’il le cherchât toujours. On dit que les maîtres à danser font mal la révérence, parce qu’ils la veulent trop bien faire. J’ai cru que Voiture était souvent dans ce cas ; ses meilleures lettres sont étudiées ; on sent qu’il se fatigue pour trouver ce qui se présente si naturellement au comte Antoine Hamilton, à madame de Sévigné, et à tant d’autres dames qui écrivent sans efforts ces bagatelles mieux que Voiture ne les écrivait avec peine. Despréaux, qui avait osé comparer Voiture à Horace dans ses premières satires, changea d’avis quand son goût fut mûri par l’âge. Je sais qu’il importe très peu aux affaires de ce monde que Voiture soit ou ne soit pas un grand génie, qu’il ait fait seulement quelques jolies lettres, ou que toutes ses plaisanteries soient des modèles ; mais pour nous autres, qui cultivons les arts et qui les aimons, nous portons une vue attentive sur ce qui est assez indifférent au reste du monde. Le bon goût est pour nous en littérature ce qu’il est pour les femmes en ajustement ; et pourvu qu’on ne fasse pas de son opinion une affaire de parti, il me semble qu’on peut dire hardiment qu’il y a dans Voiture peu de choses excellentes, et que Marot serait aisément réduit à peu de pages.

 

         Ce n’est pas qu’on veuille leur ôter leur réputation ; c’est au contraire qu’on veut savoir bien au juste ce qui leur a valu cette réputation qu’on respecte, et quelles sont les vraies beautés qui ont fait passer leurs défauts. Il faut savoir ce qu’on doit suivre, et ce qu’on doit éviter ; c’est là le véritable fruit d’une étude approfondie des belles-lettres ; c’est ce que faisait Horace quand il examinait Lucilius en critique. Horace se fit par là des ennemis ; mais il éclaira ses ennemis mêmes.

 

         Cette envie de briller et de dire d’une manière nouvelle ce que les autres ont dit, est la source des expressions nouvelles, comme des pensées recherchées. Qui ne peut briller par une pensée, veut se faire remarquer par un mot. Voilà pourquoi on a voulu en dernier lieu substituer amabilités au mot d’agréments, négligemment à négligence, badiner les amours à badiner avec les amours. On a cent autres affectations de cette espèce. Si on continuait ainsi, la langue des Bossuet, des Racine, des Pascal, des Corneille, des Boileau, des Fénelon, deviendrait bientôt surannée. Pourquoi éviter une expression qui est d’usage, pour en introduire une qui dit précisément la même chose ? Un mot nouveau n’est pardonnable que quand il est absolument nécessaire, intelligible et sonore. On est obligé d’en créer en physique ; une nouvelle découverte, une nouvelle machine, exigent un nouveau mot ; mais fait-on de nouvelles découvertes dans le cœur humain ? Y a-t-il une autre grandeur que celle de Corneille et de Bossuet ? Y a-t-il d’autres passions que celles qui ont été maniées par Racine, effleurées par Quinault ? Y a-t-il une autre morale évangélique que celle du Père Bourdaloue ?

 

         Ceux qui accusent notre langue de n’être pas assez féconde doivent en effet trouver de la stérilité, mais c’est dans eux-mêmes. Rem verba sequuntur (3) : quand on est bien pénétré d’une idée, quand un esprit juste et plein de chaleur possède bien sa pensée, elle sort de son cerveau tout ornée des expressions convenables, comme Minerve sortit tout armée du cerveau de Jupiter. Enfin la conclusion de tout ceci est qu’il ne faut rechercher ni les pensées, ni les tours, ni les expressions ; et que l’art dans tous les grands ouvrages est de bien raisonner sans trop faire d’arguments, de bien peindre sans vouloir tout peindre, d’émouvoir sans vouloir toujours exciter les passions. Je donne ici de beaux conseils, sans doute. Les ai-je pris pour moi-même ? Hélas ! non.

 

 

Pauci, quos æquus amavit

Jupiter, aut ardens evexit ad æthera virtus,

Dis geniti, putuere (4)

 

 

 

 E comme ESPRIT - Partie 1-copie-1

 

 

1 – Fléchier avait tiré mot pour mot la moitié de cette oraison funèbre du maréchal de Turenne de celle que l’évêque de Grenoble Lingendes avait faite d’un duc de Savoie. Or ce morceau, qui était convenable pour un souverain, ne l’est pas pour un sujet.

 

2 – La Motte. (K.)

 

3 – Horace, Art poét., 311

 

 

 

 

 

 

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