DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : E comme EPOPEE - Partie 5

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 Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

E comme ÉPOPÉE.

 

 

 

- Partie 5 -

 

 

 

DU REPROCHE DE PLAGIAT FAIT A MILTON.

 

 

 

 

Quelques-uns l’ont accusé d’avoir pris son poème dans la tragédie du Banissement d’Adam de Grotius, et dans la Sarcotis du jésuite Masenius, imprimée à Cologne en 1654 et en 1661, longtemps avant que Milton donnât son Paradis perdu.

 

Pour Grotius, on savait assez en Angleterre que Milton avait transporté dans son poème épique anglais quelques vers latins de la tragédie d’Adam. Ce n’est point du tout être plagiaire, c’est enrichir sa langue des beautés d’une langue étrangère. On n’accusa point Euripide de plagiat pour avoir imité dans un chœur d’Iphigénie le second livre de l’Iliade ; au contraire, on lui sut très bon gré de cette imitation, qu’on regarda comme un hommage rendu à Homère sur le théâtre d’Athènes.

 

Virgile n’essuya jamais de reproche pour avoir heureusement imité dans l’Enéide une centaine de vers du premier des poètes grecs.

 

On a poussé l’accusation un peu plus loin contre Milton. Un écossais, nommé Will Lauder, très attaché à la mémoire de Charles Ier, que Milton avait insultée avec l’acharnement le plus grossier, se crut en droit de flétrir la mémoire de l’accusateur de ce monarque. On prétendait que Milton avait fait une infâme fourberie, pour ravir à Charles Ier la triste gloire d’être l’auteur de l’Eikon Basiliké, livre longtemps cher aux royalistes, et que Charles Ier avait, dit-on, composé dans sa prison pour servir de consolation à sa déplorable infortune.

 

Lauder voulut donc, vers l’année 1752, commencer par prouver que Milton n’était qu’un plagiaire, avant de prouver qu’il avait agi en faussaire contre la mémoire du plus malheureux des rois. Il se procura des éditions du poème de la Sarcotis ; il paraissait évident que Milton en avait imité quelques morceaux, comme il avait imité Grotius et le Tasse.

 

Mais Lauder ne s’en tint pas là ; il déterra une mauvaise traduction en vers latins du Paradis perdu du poète anglais ; et joignant plusieurs vers de cette traduction à ceux de Masenius, il crut rendre par là l’accusation plus grave, et la honte de Milton plus complète. Ce fut en quoi il se trompa lourdement ; sa fraude fut découverte. Il voulait faire passer Milton pour un faussaire, et lui-même fut convaincu de l’être. On n’examina point le poème de Masenius, dont il n’y avait alors que très peu d’exemplaires en Europe. Toute l’Angleterre, convaincue du mauvais artifice de l’Ecossais, n’en demanda pas davantage. L’accusateur confondu fut obligé de désavouer sa manœuvre, et d’en demander pardon.

 

Depuis ce temps on imprima une nouvelle édition de Masenius, en 1757. Le public littéraire fut surpris du grand nombre de très beaux vers dont la Sarcotis était parsemée. Ce n’est à la vérité qu’une longue déclamation de collège sur la chute de l’homme ; mais l’exorde, l’invocation, la description du jardin d’Eden, le portrait d’Eve, celui du diable, sont précisément les mêmes que dans Milton. Il y a bien plus ; c’est le même sujet, le même nœud, la même catastrophe. Si le diable veut, dans Milton, veut se venger sur l’homme du mal que Dieu lui a fait, il a précisément le même dessein chez le jésuite Masenius ; et il le manifeste dans des vers dignes peut-être du siècle d’Auguste :

 

 

.  .  .  .  . Semel excidimus crudelibus astris,

Et conjuratas involvit terra cohortes.

Fata manent, tenet et superos oblivio nostri :

Indecore premimur, vulgi tolluntur inertes

Ac viles animæ, cœloque fruuntur aperto :

Nos, divum soboles, patriarque in sede locandi,

Pellimur exilio, mœstoque Acheronte tenemur.

Heu ! dolor ! et superum decreta indigna ! Fatiscat

Orbis, et antiquo turbentur cuncta tumultu,

Ac redeat deforme Chaos ; Styx atra ruinam

Terrarum excipia, fatigue impellat eodem

Et cœlum, et cœlu cives. Ut inulta cadamus

Turba, nec umbrarum pariter caligine raptam

Sarcoteam, invisum caput, involvamus ? ut astris

Regnantem, et nobis domina cervice minantem,

Ignavi patiamur ? Adhuc tamen improba vivit !

Vivit adhuc, fruiturque Dei secura favore !

Cernimus ! et quicquam Furiarum absconditur Orco !

Vah ! pudor, æternumque probrum Stygis ! Occidat, amens

Occidat, et nostræ subeat consortia culpæ.

Hæc mihi secluso cœlis solatia tantum

Excidii restant. Juvat hac consorte malorum

Posse frui, juvat ad nostram seducere pœnam

Frustra exultantem, patriaque exsorte superbam.

Ærumnas exempla levant ; minor illa ruina est,

Quæ caput adversi labens oppresserit hostis.

 

Sarcotis, I., 271 et seq.

 

 

          On trouve dans Masenius et dans Milton de petits épisodes, de légères excursions absolument semblables ; l’un et l’autre parlent de Xerxès qui couvrit la mer de ses vaisseaux.

 

Quantus erat Xerxes, medium dum contrahit orbem

Urbis in excidium ! ….

 

Sarcotis, III., 461.

 

 

          Tous deux parlent sur le même ton de la tour de Babel ; tous deux font la même description du luxe, de l’orgueil, de l’avarice, de la gourmandise.

 

          Ce qui a le plus persuadé le commun des lecteurs du plagiat de Milton, c’est la parfaite ressemblance du commencement des deux poèmes. Plusieurs lecteurs étrangers, après avoir lu l’exorde, n’ont pas douté que tout le reste du poème de Milton ne fût pris de Masenius. C’est une erreur bien grande, et aisée à reconnaître.

 

          Je ne crois pas que le poète anglais ait imité en tout plus de deux cents vers du jésuite de Cologne ; et j’ose dire qu’il n’a imité que ce qui méritait de l’être. Ces deux cents vers sont fort beaux ; ceux de Milton le sont aussi ; et le total du poème de Masenius, malgré ces deux cents beaux vers, ne vaut rien du tout.

 

          Molière prit deux scènes entières (1) dans la ridicule comédie du Pédant joué, de Cyrano de Bergerac. Ces deux scènes sont bonnes, disait-il en plaisantant avec ses amis ; elles m’appartiennent de droit ; je reprends mon bien. On aurait été après cela très mal reçu à traiter de plagiaire l’auteur du Tartufe et du Misanthrope.

 

          Il est certain qu’en général Milton, dans son Paradis, a volé de ses propres ailes en imitant ; et il faut convenir que s’il a emprunté tant de traits de Grotius et du jésuite de Cologne, ils sont confondus dans la foule des choses originales qui sont à lui ; il est toujours regardé en Angleterre comme un très grand poète.

 

          Il est vrai qu’il aurait dû avouer qu’il avait traduit deux cents vers d’un jésuite ; mais de son temps, dans la cour de Charles II, on ne se souciait ni des jésuites, ni de Milton, ni du Paradis perdu, ni du Paradis retrouvé. Tout cela était ou bafoué ou inconnu.

 

 

E comme EPOPEE - Partie 5

 

 

 

 

1 – Pour ses Fourberies de Scapin.(G.A.)

 

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