DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : E comme EPOPEE - Partie 4

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E comme ÉPOPÉE.

 

 

- Partie 4 -

 

 

 

 

 

DE MILTON.

 

(1)

 

 

 

Si Boileau, qui n’entendit jamais parler de Milton, absolument inconnu de son temps, avait pu lire le Paradis perdu, c’est alors qu’il aurait pu dire comme du Tasse :

 

 

Et quel objet enfin à présenter aux yeux

Que le diable toujours hurlant contre les cieux !

 

BOILEAU, Art poét., III, 205-206.

 

 

Un épisode du Tasse est devenu le sujet d’un poème entier chez l’auteur anglais ; celui-ci a étendu ce que l’autre avait jeté avec discrétion dans la fabrique de son poème.

 

Je me livre au plaisir de transcrire ce que dit le Tasse au commencement du quatrième chant :

 

 

Quinci, avendo pur tutto il pensier volto

A recar ne’ Cristiani ultima doglia,

Che sia, comanda, il popol suo raccolto

(Concilio orrendo !) entro la regia soglia :

Come sia pur leggiera impresa (ahi stolto !)

Il repugnare alla divina voglia :

Stollo ! ch’al ciel s’agguaglia, e in obblio pone,

Come di Dio la destra irata tuone.

 

St. 2.

 

 

Chiama gli abitator dell’ ombre eterne

Il rauco suon della tartarea tromba ;

Treman le spzioze atre caverne,

Et l’aer cieco a quel romor rimbomba.

Nè si stridendo mai dalle superne

Regioni del cielo il folgor piomba,

Nè si scossa giammai trema la terra,

Quando i vapori in sen gravida serra.

 

St. 3.

 

 

 

Orrida maesta nel fero aspetto

Terrore accresce, e più superbo il rende.

Rossegian gli occhj ; e di veneno infetto,

Come infausta cometa, il guardo splende.

Gl’involve il mento, e sù l’irsuto petto

Ispida e folta la gran barba scende ;

E in guisa di voragine profonda

S’apre la bocca d’atro sangue immonda.

 

St. 7.

 

 

Quali i fumi sulfurei ed infiammati

Escon di Mongibello, e’l puzzo e’l tuono

Tal della fera bocca i negri fiati,

Tale il fetore, e le faville sono.

Mentre ei parlava, Cerbero i latrati

Ripresse ; e l’Idra si fe’muta al suono :

Resto Cocito, e ne tremar gli abissi,

E in questi detti il gran rimbombo udissi.

 

St. 9.

 

 

Ed in vece del di sereno e puro,

Dell’aureo sol, de’ bei stellate giri,

N’ha qui rinchiusi in questo abisso oscuro ;

Nè vuol, ch’al primo onor per noi s’aspiri.

E poscia (ahi quanto a ricordarlo è duro !

Quest’è quell che più inaspra I miei martiri)

Ne’ bei seggi celesti ha l’uom chiamato,

L’uom vile, e di vil fango in terra nato.

 

St. 10.

 

 

 

Tout le poème de Milton semble fondé sur ces vers, qu’il a même entièrement traduits. Le Tasse ne s’appesantit point sur les ressorts de cette machine, la seule peut-être que l’austérité de sa religion et le sujet d’une croisade dussent lui fournir. Il quitte le diable le plus tôt qu’il peut pour présenter son Armide aux lecteurs ; l’admirable Armide, digne de l’Alcine de l’Arioste, dont elle est imitée. Il ne fait point tenir de longs discours à Bélial, à Mammon, à Belzébuth, à Satan.

 

Il ne fait point bâtir une salle pour les diables ; il n’en fait pas des géants pour les transformer en pygmées, afin qu’ils puissent tenir plus à l’aise dans la salle. Il ne déguise point enfin Satan en cormoran et en crapaud.

 

Qu’auraient dit les cours et les savants de l’ingénieuse Italie, si le Tasse, avant d’envoyer l’esprit de ténèbres exciter Hidraot, le père d’Armide, à la vengeance, se fût arrêté aux portes de l’enfer pour s’entretenir avec la Mort et le Péché ; si le Péché lui avait appris qu’il était sa fille, qu’il avait accouché d’elle par la tête ; qu’ensuite il devint amoureux de sa fille ; qu’il en eut un enfant qu’on appela la Mort ; que la Mort (qui est supposé masculin) coucha avec le Péché (qui est supposé féminin), et qu’elle lui fit une infinité de serpents qui rentrent à toute heure dans ses entrailles, et qui en sortent ?

 

De tels rendez-vous, de telles jouissances, sont aux yeux des Italiens de singuliers épisodes d’un poème épique. Le Tasse les a négligés, et il n’a pas eu la délicatesse de transformer Satan en crapaud pour mieux instruire Armide.

 

Que n’a-t-on point dit de la guerre des bons et des mauvais anges, que Milton a imitée de la Gigantomachie de Claudien ? Gabriel consume deux chants entiers à raconter les batailles données dans le ciel contre Dieu même, et ensuite la création du monde. On s’est plaint que ce poème ne soit presque rempli que d’épisodes : et quels épisodes ! c’est Gabriel et Satan qui se disent des injures ; ce sont des anges qui se font la guerre dans le ciel, et qui la font à Dieu. Il y a dans le ciel des dévots et des espèces d’athées. Abdiel, Ariel, Arioch, Ramiel, combattent Moloch, Belzébuth, Hisroch ; on se donne de grands coups de sabre ; on se jette des montagnes à la tête avec les arbres qu’elles portent, et les neiges qui couvrent leurs cimes, et les rivières qui coulent à leur pied. C’est là, comme on voit, la belle et simple nature !

 

On se bat dans le ciel à coups de canon, encore cette imagination est-elle prise de l’Arioste ; mais l’Arioste semble garder quelque bienséance dans cette invention. Voilà ce qui a dégoûté bien des lecteurs italiens et français. Nous n’avons garde de porter notre jugement ; nous laissons chacun sentir du dégoût ou du plaisir à sa fantaisie.

 

On peut remarquer ici que la fable de la guerre des géants contre les dieux semble plus raisonnable que celle des anges, si le mot de raisonnable peut convenir à de telles fictions. Les géants de la fable étaient supposés les enfants u Ciel et de la Terre, qui redemandaient une partie de leur héritage à des dieux auxquels ils étaient égaux en force et en puissance. Ces dieux n’avaient point créé les Titans ; ils étaient corporels comme eux. Mais il n’en est pas ainsi dans notre religion. Dieu est un être pur, infini, tout-puissant, créateur de toutes choses, à qui ses créatures n’ont pu faire la guerre, ni lancer contre lui des montagnes, ni tirer du canon.

 

Aussi cette imitation de la guerre des géants, cette fable des anges révoltés contre Dieu même, ne se trouve que dans les livres apocryphes attribués à Enoch dans le premier siècle de notre ère vulgaire, livres dignes de toute l’extravagance du rabbinisme.

 

Milton a donc décrit cette guerre. Il y a prodigué les peintures les plus hardies. Ici ce sont des anges à cheval, et d’autres qu’un coup de sabre coupe en deux, et qui se rejoignent sur-le-champ ; là c’est la Mort qui lève le nez pour renifler l’odeur des cadavres qui n’existent pas encore. Ailleurs elle frappe de sa massue pétrifique sur le froid et sur le sec. Plus loin, c’est le froid, le chaud, le sec et l’humide, qui se disputent l’empire du monde, et qui conduisent en bataille rangée des embryons d’atomes. Les questions les plus épineuses de la plus rebutante scolastique sont traitées en plus de vingt endroits dans les termes mêmes de l’école. Des diables en enfer s’amusent à disputer sur la grâce, sur le libre arbitre, sur la prédestination, tandis que d’autres jouent de la flûte.

 

Au milieu de ces inventions, il soumet son imagination poétique, et la restreint à paraphraser dans deux chants les premiers chapitres de la Genèse :

 

 

.  .  .  .  .  God saw the light was good :

And light from darkness.  .  .  .  .  .  .  .

Divided : light the day, and darkness night

He named .  .  .  .  .  .  . .  .  .  .  .  .  . .  .  .  .

 

Liv. VII, 249-252.

 

Again God said : let there be firmament.

 

Liv. V, 309.

 

And saw that it was good .  .  .  .  . .  .  .  .

 

Liv. V, 309.

 

 

C’est un respect qu’il montre pour l’ancien Testament, ce fondement de notre sainte religion.

 

Nous croyons avoir une traduction exacte de Milton, et nous n’en avons point. On a retranché ou entièrement altéré plus de deux cents pages qui prouveraient la vérité de ce que j’avance.

 

En voici un précis que je tire du cinquième chant :

 

Après qu’Adam et Eve ont récité le psaume CXLIII, l’ange Raphael descend du ciel sur ses six ailes, et vient leur rendre visite, et Eve lui prépare à dîner. « Elle écrase des grappes de raisin, et en fait du vin doux qu’on appelle moût ; et de plusieurs graines, et des doux pignons pressés, elle tempéra de douces crèmes… L’ange lui dit bonjour, et se servit de la sainte salutation dont il usa longtemps après envers Marie la seconde Eve : Bonjour, mère des hommes, dont le ventre fécond remplira le monde de plus d’enfants qu’il n’y a de différents fruits des arbres de Dieu, entassés sur ta table. La table était un gazon et des sièges de mousse tout autour, et sur son ample carré d’un bout à l’autre tout l’automne était empilé, quoique le printemps et l’automne dansassent en ce lieu par la main. Ils firent quelque temps conversation ensemble, sans craindre que le dîner se refroidît (2). Enfin notre premier père commença ainsi :

 

« Envoyé céleste, qu’il vous plaise goûter des présents que notre nourricier, dont descend tout bien, parfait et immense, a fait produire à la terre pour notre nourriture et pour notre plaisir ; aliments peut-être insipides pour des natures spirituelles. Je sais seulement qu’un père céleste les donne à tous. »

 

A quoi l’ange répondit : « Ce que celui dont les louanges soient chantées donne à l’homme, en partie spirituel, n’est pas trouvé un mauvais mets par les purs esprits ; et ces purs esprits, ces substances intelligentes, veulent aussi des aliments, ainsi qu’il en faut à votre substance raisonnable. Ces deux substances contiennent en elles toutes les facultés basses des sens par lesquelles elles entendent, voient, flairent, touchent, goûtent, digèrent ce qu’elles ont goûté, en assimilent les parties, et changent les choses corporelles en incorporelles ; car, vois-tu, tout ce qui a été créé doit être soutenu et nourri ; les éléments les plus grossiers alimentent les plus purs ; la terre donne à manger à la mer ; la terre et la mer à l’air ; l’air donne de la pâture aux feux éthérés, et d’abord à la lune, qui est la plus proche de nous ; c’est de là qu’on voit sur son visage rond ses taches et ses vapeurs non encore purifiées, et non encore tournées en sa substance. La lune aussi exhale de la nourriture de son continent humide aux globes plus élevés. Le soleil, qui départ sa lumière à tous, reçoit aussi de tous en récompense son aliment en exhalaisons humides, et le soir il soupe avec l’Océan… Quoique dans le ciel les arbres de vie portent un fruit d’ambroisie, quoique nos vignes donnent du nectar, quoique tous les matins nous brossions les branches d’arbres couverts d’une rosée de miel, quoique nous trouvions le terrain couvert de graines perlées ; cependant Dieu a tellement varié ici ses présents, et de nouvelles délices, qu’on peut les comparer au ciel. Soyez sûr que je ne serai pas assez délicat pour n’en pas tâter avec vous.

 

Ainsi ils se mirent à table, et tombèrent sur les viandes ; et l’ange n’en fit pas seulement semblant ; il ne mangea pas en mystère, selon la glose commune des théologiens, mais avec la vive dépêche d’une faim très réelle, avec une chaleur concoctive et transsubstantive : le superflu du dîner transpire aisément dans les pores des esprits ; il ne faut pas s’en étonner, puisque l’empirique alchimiste, avec son feu de charbon et de suie, peut changer ou croit pouvoir changer l’écume du plus grossier métal en or aussi parfait que celui de la mine.

 

Cependant Eve servait à table toute nue, et couronnait leurs coupes de liqueurs délicieuses. O innocence, méritant paradis ! c’était alors plus que jamais que les enfants de Dieu auraient été excusables d’être amoureux d’un tel objet ; mais dans leurs cœurs l’amour régnait sans débauche. Ils ne connaissaient pas la jalousie, enfer des amants outragés.

 

 

Voilà ce que les traducteurs de Milton n’ont point du tout rendu ; voilà ce dont ils ont supprimé les trois quarts, et atténué tout le reste. C’est ainsi qu’on en a usé quand on a donné des traductions de quelques tragédies de Shakespeare ; elles sont toutes mutilées et entièrement méconnaissables. Nous n’avons aucune traduction fidèle de ce célèbre auteur dramatique, que celle des trois premiers actes de son Jules-César, imprimée à la suite de Cinna, dans l’édition de Corneille, avec des commentaires.

 

Virgile annonce les destinées des descendants d’Enée, et les triomphes des Romains : Milton prédit le destin des enfants d’Adam ; c’est un objet plus grand, plus intéressant pour l’humanité ; c’est prendre pour son sujet l’histoire universelle. Il ne traite pourtant à fond que celle du peuple juif, dans les onzième et douzième chants ; et voici mot à mot ce qu’il dit du reste de la terre.

 

 

« L’ange Michel et Adam montèrent dans la vision de Dieu ; c’était la plus haute montagne du paradis terrestre, du haut de laquelle l’hémisphère de la terre s’étendait dans l’aspect le plus ample et le plus clair. Elle n’était pas plus haute ni ne présentait un aspect plus grand que celle sur laquelle le diable emporta le second Adam dans le désert, pour lui montrer tous les royaumes de la terre et leur gloire. Les yeux d’Adam pouvaient commander de là toutes les villes d’ancienne et moderne renommée, sur le siège du plus puissant empire, depuis les futures murailles de Combalu, capitale du grand-kan du Catai, et de Samarcande sur l’Oxus, trône de Tamerlan, à Pékin des rois de la Chine, et de là à Agra, et de là à Lahor du grand-mogol, jusqu’à la Chersonèse d’Or, ou jusqu’au siège du Persan dans Echatane, et depuis dans Ispahan, ou jusqu’au czar russe dans Moscou, ou au sultan venu du Turkestan dans Byzance. Ses yeux pouvaient voir l’empire du Négus jusqu’à son dernier port Ercoco, et les royaumes maritimes Mombaza, Quiloa, et Mélinde, et Sofala qu’on croit Ophir, jusqu’au royaume de Congo et Angola plus au sud. Ou bien de là il voyait depuis le fleuve Niger jusqu’au mont Atlas, les royaumes d’Almanzor, de Fez et de Maroc ; Sus, Alger, Tremizen, et de là l’Europe, à l’endroit d’où Rome devait gouverner le monde. Peut-être il vit en esprit le riche Mexique, siège de Montézume, et Cusco dans le Pérou, plus riche siège d’Atabalipa ; et la Guyane, non encore dépouillée, dont la capitale est appelée Eldorado par les Espagnols. »

 

 

Après avoir fait voir tant de royaumes aux yeux d’Adam, on lui montre aussitôt un hôpital ; et l’auteur ne manque pas de dire que c’est un effet de la gourmandise d’Eve.

 

 

« Il vit un lazaret où gisaient nombre de malades, spasmes hideux, empreintes douloureuses, maux de cœur, d’agonie, toutes les sortes de fièvres, convulsions, épilepsie, terribles catarrhes, pierres et ulcères dans les intestins, douleurs de coliques, frénésies diaboliques, mélancolies soupirantes, folies lunatiques, atrophies, marasmes, peste dévorante au loin, hydropisie, asthmes, rhumes, etc. »

 

 

Toute cette vision semble une copie de l’Arioste ; car Astolphe, monté sur l’hippogriffe, voit en volant tout ce qui se passe sur les frontières de l’Europe et sur toute l’Afrique. Peut-être, si on l’ose dire, la fiction de l’Arioste est plus vraisemblable que celle de son imitateur  car en volant, il est tout naturel qu’on voie plusieurs royaumes l’un après l’autre ; mais on ne peut découvrir toute la terre du haut d’une montagne.

 

On a dit que Milton ne savait pas l’optique ; mais cette critique est injuste  il est très permis de feindre qu’un esprit céleste découvre au père des hommes les destinées de ses descendants. Il n’importe que ce soit du haut d’une montagne ou ailleurs. L’idée au moins est grande et belle.

 

Voici comme finit ce poème :

 

La Mort et le Péché construisent un large pont de pierre qui joint l’enfer à la terre pour leur commodité et pour celle de Satan, quand ils voudront faire leur voyage. Cependant Satan revole vers les diables par un autre chemin ; il vient rendre compte à ses vassaux du succès de sa commission ; il harangue les diables, mais il n’est reçu qu’avec des sifflets. Dieu le change en grand serpent, et ses compagnons deviennent serpents aussi.

 

Il est aisé de reconnaître dans cet ouvrage, au milieu de ses beautés, je ne sais quel esprit de fanatisme et de férocité pédantesque qui dominaient en Angleterre du temps de Cromwell, lorsque tous les Anglais avaient la Bible et le pistolet à la main. Ces absurdités théologiques, dont l’ingénieux Butler, auteur d’Hudibras, s’est tant moqué, furent traitées sérieusement par Milton. Aussi cet ouvrage fut-il regardé par toute la cour de Charles II avec autant d’horreur qu’on avait de mépris pour l’auteur.

 

Milton avait été quelque temps secrétaire, pour la langue latine, du parlement appelé le rump ou le croupion. Cette place fut le prix d’un livre latin en faveur des meurtriers du roi Charles Ier ; livre (il faut l’avouer) aussi ridicule par le style que détestable par la matière ; livre ou l’auteur raisonne à peu près comme lorsque, dans son Paradis perdu, il fait digérer un ange, et fait passer les excréments par insensible transpiration ; lorsqu’il fait coucher ensemble le Péché et la Mort ; lorsqu’il transforme son Satan en cormoran et en crapaud  lorsqu’il fait des diables géants, qu’il change ensuite en pygmées, pour qu’ils puissent raisonner plus à l’aise, et parler de controverse, etc.

 

Si on veut un échantillon de ce libelle scandaleux qui le rendit si odieux, en voici quelques-uns. Saumaise avait commencé son livre en faveur de la maison Stuart et contre les régicides par ces mots (3) :

 

« L’horrible nouvelle du parricide commis en Angleterre a blessé depuis peu nos oreilles et encore plus nos cœurs. »

 

Milton répond à Saumaise : « Il faut que cette horrible nouvelle ait eu une épée plus longue que celle de saint Pierre qui coupa une oreille à Malchus, ou les oreilles hollandaises doivent être bien longues pour que le coup ait porté de Londres à La Haye ; car une telle nouvelle ne pouvait blesser que des oreilles d’âne. »

 

Après ce singulier préambule, Milton traite de pusillanimes et de lâches les larmes que le crime de la faction de Cromwell avait fait répandre à tous les hommes justes et sensibles. « Ce sont, dit-il, des larmes telles qu’il en coula des yeux de la nymphe Salmacis, qui produisirent la fontaine dont les eaux énervaient les hommes, les dépouillaient de leur virilité, leur ôtaient le courage, et en faisaient des hermaphrodites. »  Or Saumaise s’appelait Salmasius en latin. Milton le fait descendre de la nymphe Salmacis. Il l’appelle eunuque et hermaphrodite, quoique hermaphrodite soit le contraire d’eunuque. Il lui dit que ses pleurs sont ceux de Salmacis sa mère, qu’ils l’ont rendu infâme.

 

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  Infamis ne quem mal fortibus undis

Salmacis enervet.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

 

OVID., Met.n IV, 285-286.

 

 

On peut juger si un tel pédant atrabilaire, défenseur du plus énorme crime, put plaire à la cour polie et délicate de Charles II, aux lords Rochester, Roscommon, Buckingham, aux Waller, aux Cowley, aux Congrève, aux Wycherley. Ils eurent tous en horreur l’homme et le poème. A peine même sut-on que le Paradis perdu existait. Il fut totalement ignoré en France aussi bien que le nom de l’auteur.

 

Qui aurait osé parler aux Racine, aux Despréaux, aux Molière, aux La Fontaine, d’un poème épique sur Adam et Eve. Quand les Italiens l’ont connu, ils ont peu estimé cet ouvrage, moitié théologique et moitié diabolique, où les anges et les diables parlent pendant des chants entiers. Ceux qui savent par cœur l’Arioste et le Tasse n’ont pu écouter les sons durs de Milton. Il y a trop de distance entre la langue italienne et l’anglaise.

 

Nous n’avions jamais entendu parler de ce poème en France avant que l’auteur de la Henriade nous en eût donné une idée dans le neuvième chapitre de son Essai sur la poésie épique. Il fut même le premier (si je ne me trompe) qui nous fit connaître les poètes anglais, comme il fut le premier qui expliqua les découvertes de Newton et les sentiments de Locke. Mais quand on lui demanda ce qu’il pensait du génie de Milton, il répondit : « Les Grecs recommandaient aux poètes de sacrifier aux Grâces, Milton a sacrifié au diable. »

 

On songea alors à traduire ce poème épique anglais dont M. de Voltaire avait parlé avec beaucoup d’éloges à certains égards (4). Il est difficile de savoir précisément qui en fut le traducteur. On l’attribue à deux personnes qui travaillèrent ensemble (5) ; mais on peut assurer qu’ils ne l’on point du tout traduit fidèlement. Nous l’avons déjà fait voir ; et il n’y a qu’à jeter les yeux sur le début du poème pour en être convaincu.

 

« Je chante la désobéissance du premier homme, et les funestes effets du fruit défendu, la perte d’un paradis, et le mal de la mort triomphant sur la terre, jusqu’à ce qu’un Dieu homme vienne juger les nations, et nous rétablisse dans le séjour bienheureux. »

 

Il n’y a pas un mot dans l’original qui réponde exactement à cette traduction. Il faut d’abord considérer qu’on se permet, dans la langue anglaise, des inversions que nous souffrons rarement dans la nôtre. Voici mot à mot le commencement de ce poème de Milton :

 

« La première désobéissance de l’homme, et le fruit de l’arbre défendu, dont le goût porta la mort dans le monde, et toutes nos misères avec la perte d’Eden, jusqu’à ce qu’un plus grand homme nous rétablît (6), et regagnât notre demeure heureuse, Muse céleste, c’est là ce qu’il faut chanter. »

 

Il y a de très beaux morceaux, sans doute, dans ce poème singulier ; et j’en reviens toujours à ma grande preuve, c’est qu’ils sont retenus en Angleterre par quiconque se pique d’un peu de littérature. Tel est ce monologue de Satan, lorsque s’échappant du fond des enfers, et voyant pour la première fois notre soleil sortant des mains du Créateur, il s’écrie :

 

 

Toi, sur qui mon tyran prodigue ses bienfaits,

Soleil, astre de feu, jour heureux que je hais,

Jour qui fais mon supplice, et dont mes yeux s’étonnent,

Toi qui me sembles le dieu des dieux qui t’environnent,

Devant qui tout éclat disparait et s’enfuit,

Qui fait pâlir le front des astres de la nuit ;

Image du Très-Haut qui régla ta carrière,

Hélas ! j’eusse autrefois éclipsé ta lumière.

Sur la voûte des cieux élevé plus que toi.

Le trône où tu t’assieds s’abaissait devant moi :

Je suis tombé ; l’orgueil m’a plongé dans l’abîme.

Hélas ! je fus ingrat ; c’est là mon plus grand crime.

J’osai me révolter contre mon créateur :

C’est peu de me créer, il fut mon bienfaiteur ;

Il m’aimait : j’ai forcé sa justice éternelle

D’appesantir son bras sur ma tête rebelle ;

Je l’ai rendu barbare en sa sévérité,

Il punit à jamais, et je l’ai mérité.

Mais si le repentir pouvait obtenir grâce !...

Non, rien ne fléchira ma haine et mon audace ;

Non, je déteste un maître, et sans doute il vaut mieux

Régner dans les enfers qu’obéir dans les cieux.

 

 

Les amours d’Adam et d’Eve sont traités avec une mollesse élégante et même attendrissante, qu’on n’attendrait pas du génie un peu dur et du style souvent raboteux de Milton.

 

 

 

E comme EPOPEE - Partie 4

 

 

 

1 – « Milton, dit P.-J. Proudhon, Milton hérétique, Milton républicain, Milton régicide se met à changer le Paradis perdu, la déchéance de l’humanité. Pauvre aveugle !... » (G.A.)

 

2 – Mot pour mot : No fear lest dinner cool.

 

3 – L’Apologie de Charles Ier par Saumaise avait été écrite à l’instigation de Charles II ? Quoi qu’en dise Voltaire, elle est des plus faibles. Milton répliqua par une Première défense de la nation anglaise (1651), et bientôt après par une Seconde défense. (G.A.)

 

4 – Dans l’Essai sur la poésie épique.

 

5 – Duperré de Saint-Maur et Boismorand.

 

6 – Il y a dans plusieurs éditions : Restore us, and regain. J’ai choisi cette leçon comme la plus naturelle. Il y a dans l’original : La première désobéissance de l’homme, etc., chantez, Muses célestes. Mais cette inversion ne peut être adoptée dans notre langue.

 

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