DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : E comme EPOPEE - Partie 1
Photo de PAPAPOUSS
E comme ÉPOPÉE.
POÈME ÉPIQUE.
Puisque épos signifiait discours chez les Grecs, un poème épique était donc un discours ; et il était en vers, parce que ce n’était pas encore la coutume de raconter en prose. Cela paraît bizarre, et n’en est pas moins vrai. Un Phérécide passe pour le premier Grec qui se soit servi tout uniment de la prose pour faire une histoire moitié vraie (1), moitié fausse, comme elles l’ont été presque toutes dans l’antiquité.
Orphée, Linus, Tamyris, Musée, prédécesseurs d’Homère, n’écrivirent qu’en vers. Hésiode, qui était certainement contemporain d’Homère, ne donne qu’en vers sa Théogonie, et son poème des Travaux et des Jours. L’harmonie de la langue grecque invitait tellement les hommes à la poésie, une maxime resserrée dans un vers se gravait si aisément dans la mémoire, que les lois, les oracles, la morale, la théologie, tout était en vers.
D’HÉSIODE.
Il fit usage des fables qui depuis longtemps étaient reçues dans la Grèce. On voit clairement, à la manière succincte dont il parle de Prométhée et d’Epiméthée, qu’il suppose ces notions déjà familières à tous les Grecs. Il n’en parle que pour montrer qu’il faut travailler, et qu’un lâche repos dans lequel d’autres mythologistes ont fait consister la félicité de l’homme est un attentat contre les ordres de l’Etre suprême.
Tâchons de présenter ici au lecteur une imitation de sa fable de Pandore, en changeant cependant quelque chose aux premiers vers, et en nous conformant aux idées reçues depuis Hésiode ; car aucune mythologie ne fut jamais uniforme :
Prométhée autrefois pénétra dans les cieux.
Il prit le feu sacré, qui n’appartient qu’aux dieux.
Il en fit part à l’homme ; et la race mortelle
De l’esprit qui meut tout obtint quelque étincelle.
Perfide ! s’écria Jupiter irrité,
Ils seront tous punis de ta témérité.
Il appela Vulcain ; Vulcain créa Pandore.
De toutes les beautés qu’en Vénus on adore
Il orna mollement ses membres délicats ;
Les Amours, les Désirs, forment ses premiers pas.
Les trois grâces et Flore arrangent sa coiffure,
Et mieux qu’elles encore elle entend la parure.
Minerve lui donna l’art de persuader ;
La superbe Junon celui de commander.
Du dangereux Mercure elle apprit à séduire,
A trahir ses amants, à cabaler, à nuire ;
Et par son écolière il se vit surpassé.
Ce chef-d’œuvre fatal aux mortels fut laissé ;
De Dieu sur les humains tel fut l’arrêt suprême :
Voilà votre supplice, et j’ordonne qu’on l’aime (2).
Il envoie à Pandore un écrin précieux ;
Sa forme et son éclat éblouissent les yeux.
Quels biens doit renfermer cette boite si belle !
De la bonté des dieux c’est un gage fidèle ;
C’est là qu’est renfermé le sort du genre humain.
Nous serons tous des dieux … Elle l’ouvre et soudain
Tous les fléaux ensemble inondent la nature.
Hélas ! avant ce temps, dans une vie obscure,
Les mortels moins instruits étaient moins malheureux ;
Le vice et la douleur n’osaient approcher d’eux ;
La pauvreté, les soins, la peur, la maladie,
Ne précipitaient point le terme de leur vie.
Tous les cœurs étaient purs, et tous les jours sereins, etc.
Si Hésiode avait toujours écrit ainsi, qu’il serait supérieur à Homère !
Ensuite Hésiode décrit les quatre âges fameux, dont il est le premier qui ait parlé (du moins parmi les anciens auteurs qui nous restent). Le premier âge est celui qui précéda Pandore, temps auquel les hommes vivaient avec les dieux. L’âge de fer est celui du siège de Thèbes et de Troie. « Je suis, dit-il, dans le cinquième, et je voudrais n’être pas né. » Que d’hommes accablés par l’envie, par le fanatisme et par la tyrannie, en ont dit autant depuis Hésiode !
C’est dans ce poème des Travaux et des Jours qu’on trouve des proverbes qui se sont perpétués, comme, « le potier est jaloux du potier ; » et il ajoute, « le musicien du musicien, et le pauvre même du pauvre. » C’est là qu’est l’original de cette fable du rossignol tombé dans les serres du vautour. Le rossignol chante en vain pour le fléchir, le vautour le dévore. Hésiode ne conclut pas que « ventre affamé n’a pas d’oreilles, » mais que les tyrans ne sont point fléchis par les talents.
On trouve dans ce poème cent maximes dignes des Xénophon et des Caton.
Les hommes ignorent le prix de la sobriété ; ils ne savent pas que la moitié vaut mieux que le tout.
L’iniquité n’est pernicieuse qu’aux petits.
L’équité seule fait fleurir les cités.
Souvent un homme injuste suffit pour ruiner sa patrie.
Le méchant qui ourdit la perte d’un homme prépare souvent la sienne.
Le chemin du crime est court et aisé. Celui de la vertu est long et difficile ; mais près du but il est délicieux.
Dieu a posé le travail pour sentinelle de la vertu.
Enfin ses préceptes sur l’agriculture ont mérité d’être imités par Virgile. Il y a aussi de très beaux morceaux dans sa Théogonie. L’amour qui débrouille le chaos ; Vénus qui, née sur la mer des parties génitales d’un dieu, nourrie sur la terre, toujours suivie de l’Amour, unit le ciel, la mer et la terre ensemble, sont des emblèmes admirables.
Pourquoi donc Hésiode eut-il moins de réputation qu’Homère ? Il me semble qu’à mérite égal, Homère dut être préféré par les Grecs : il chantait leurs exploits et leurs victoires sur les Asiatiques leurs éternels ennemis. Il célébrait toutes les maisons qui régnaient de son temps dans l’Achaïe et dans le Péloponèse ; il écrivait la guerre la plus mémorable du premier peuple de l’Europe, contre la plus florissante nation qui fût encore connue dans l’Asie. Son poème fut presque le seul monument de cette grande époque. Point de ville, point de famille qui ne se crût honorée de trouver son nom dans ces archives de la valeur. On assure même que, longtemps après lui, quelques différends entre des villes grecques, au sujet des terrains limitrophes, furent décidés par des vers d’Homère. Il devint après sa mort le juge des villes dans lesquelles on prétend qu’il demandait l’aumône pendant sa vie. Et cela prouve encore que les Grecs avaient des poètes longtemps avant d’avoir des géographes.
Il est étonnant que les Grecs, se faisant tant d’honneur des poèmes épiques qui avaient immortalisé les combats de leurs ancêtres, ne trouvassent personne qui chantât les journées de Marathon, des Thermopyles, de Platée, de Salamine. Les héros de ce temps-là valaient bien Agamemnon, Achille, et les Ajax.
Tyrtée, capitaine, poète et musicien, tel que nous avons vu de nos jours le roi de Prusse, fit la guerre, et la chanta. Il anima les Spartiates contre les Messéniens par ses vers, et remporta la victoire. Mais ses ouvrages sont perdus. On ne dit point qu’il ait paru de poème épique dans le siècle de Périclès ; les grands talents se tournèrent vers la tragédie ; ainsi Homère resta seul, et sa gloire augmenta de jour en jour. Venons à son Iliade.
DE L’ILIADE.
Ce qui me confirme dans l’opinion qu’Homère était de la colonie grecque établie à Smyrne, c’est cette foule de métaphores et de peintures dans le style oriental : la terre qui retentit sous les pieds dans la marche de l’armée, comme les foudres de Jupiter sur les monts qui couvrent le géant Typhée ; un vent plus noir que la nuit qui vole avec les tempêtes ; Mars et Minerve, suivis de la Terreur, de la Fuite et de l’insatiable Discorde, sœur et compagne de l’homicide dieu des combats, qui s’élève dès qu’elle paraît, et qui, en foulant la terre, porte dans le ciel sa tête orgueilleuse : toute l’Iliade est pleine de ces images ; et c’est ce qui faisait dire au sculpeur Bouchardon : Lorsque j’ai lu Homère, j’ai cru avoir vingt pieds de haut. (3).
Son poème, qui n’est point du tout intéressant pour nous, était donc très précieux pour tous les Grecs.
Ses dieux sont ridicules aux yeux de la raison, mais ils ne l’étaient pas à ceux du préjugé ; et c’était pour le préjugé qu’il écrivait.
Nous rions, nous levons les épaules en voyant des dieux qui se disent des injures, qui se battent entre eux, qui se battent contre des hommes, qui sont blessés, et dont le sang coule ; mais c’est là l’ancienne théologie de la Grèce, et de presque tous les peuples asiatiques. Chaque nation, chaque petite peuplade avait sa divinité particulière qui la conduisait aux combats.
Les habitants des nuées, et des étoiles qu’on supposait dans les nuées, s’étaient fait une guerre cruelle. La guerre des anges contre les anges était le fondement de la religion des brachmanes , de temps immémorial. La guerre des Titans, enfants du Ciel et de la Terre, contre les dieux maîtres de l’Olympe, était le premier mystère de la religion grecque. Typhon, chez les Egyptiens, avait combattu contre Oshireth, que nous nommons Osiris, et l’avait taillé en pièces.
Madame Dacier, dans sa préface de l’Iliade, remarque très sensément, après Eustathe, évêque de Thessalonique, et Huet, évêque d’Avranches, que chaque nation voisine des Hébreux avait son dieu des armées. En effet, Jephté ne dit-il pas aux Ammonites : « Vous possédez justement ce que votre dieu Chamos vous a donné ; souffrez donc que nous ayons ce que notre dieu nous donne. »
Ne voit-on pas le Dieu de Juda vainqueur dans les montagnes, mais repoussé dans les vallées ?
Quant aux hommes qui luttent contre les immortels, c’est encore une idée reçue ; Jacob lutte une nuit entière contre un ange de Dieu. Si Jupiter envoie un songe trompeur aux chefs des Grecs, le Seigneur envoie un esprit trompeur au roi Achab. Ces emblèmes étaient fréquents et n’étonnaient personne. Homère a donc peint son siècle ; il ne pouvait pas peindre les siècles suivants.
On doit répéter ici que ce fut une étrange entreprise, dans La Motte, de dégrader Homère et de le traduire ; mais il fut encore plus étrange de l’abréger pour le corriger (4). Au lieu d’échauffer son génie en tâchant de copier les sublimes peintures d’Homère, il voulut lui donner de l’esprit : c’est la manie de la plupart des Français ; une espèce de pointe qu’ils appellent un trait, une petite antithèse, un léger contraste de mots leur suffit. C’est un défaut dans lequel Racine et Boileau ne sont presque jamais tombés. Mais combien d’auteurs, combien d’hommes de génie même, se sont laissé séduire par ces puérilités qui dessèchent et qui énervent tout genre d’éloquence !
En voici, autant que j’en puis juger, un exemple bien frappant.
Phénix, au livre neuvième, pour apaiser la colère d’Achille, lui parle à peu près ainsi :
Les Prières, mon fils, devant vous éplorées,
Du souverain des dieux sont les filles sacrées ;
Humbles, le front baissé, les yeux baignés de pleurs,
Leur voix triste et craintive exhale leurs douleurs.
On les voit, d’une marche incertaine et tremblante,
Suivre de loin l’Injure impie et menaçante,
L’Injure au front superbe, au regard sans pitié,
Qui parcourt à grands pas l’univers effrayé.
Elles demandent grâce… et lorsqu’on les refuse,
C’est au trône de Dieu que leur voix vous accuse ;
On les entend crier en lui tendant les bras :
Punissez le cruel qui ne pardonne pas ;
Livrez ce cœur farouche aux affronts de l’Injure ;
Rendez-lui tous les maux qu’il aime qu’on endure ;
Que le barbare apprenne à gémir comme nous,
Jupiter les exauce ; et son juste courroux
S’appesantit bientôt sur l’homme impitoyable.
Voilà une traduction faible, mais assez exacte ; et, malgré la gêne de la rime et la sécheresse de la langue, on aperçoit quelques traits de cette grande et touchante image, si fortement peinte dans l’original.
Que fait le correcteur d’Homère ? il mutile en deux vers d’antithèses toute cette peinture :
On irrite les dieux ; mais par des sacrifices,
De ces dieux irrités on fait des dieux propices.
LA MOTTE HOUDART, Iliade, ch. VI.
Ce n’est plus qu’une sentence triviale et froide. Il y a sans doute des longueurs dans le discours de Phénix ; mais ce n’était pas la peinture des Prières qu’il fallait retrancher.
Homère a de grands défauts ; Horace l’avoue (5), tous les hommes de goût en conviennent ; il n’y a qu’un commentateur qui puisse être assez aveugle pour ne les pas voir. Pope lui-même, traducteur du poète grec, dit que « c’est une vaste campagne, mais brute, où l’on rencontre des beautés naturelles de toute espèce, qui ne se présentent pas aussi régulièrement que dans un jardin régulier ; que c’est une abondante pépinière qui contient les semences de tous les fruits, un grand arbre qui pousse des branches superflues qu’il faut couper. »
Madame Dacier prend le parti de la vaste campagne, de la pépinière et de l’arbre, et veut qu’on ne coupe rien. C’était sans doute une femme au-dessus de son sexe, et qui a rendu de grands services aux lettres, ainsi que son mari ; mais quand elle se fit homme, elle se fit commentateur ; elle outra tant ce rôle, qu’elle donna envie de trouver Homère mauvais. Elle s’opiniâtra au point d’avoir tort avec M. de La Motte même. Elle écrivit contre lui en régent de collège : et La Motte répondit comme aurait fait une femme polie et de beaucoup d’esprit. Il traduisit très mal l’Iliade, mais il l’attaqua fort bien.
Nous ne parlerons pas ici de l’Odyssée ; nous en dirons quelque chose quand nous serons à l’Arioste.
1 – Moitié vraie, c’est beaucoup.
2 – On a placé ici ces vers d’Hésiode, qui sont dans le texte avant la création de Pandore.
3 – Voici textuellement le propos naïf de Bouchardon : « Il y a quelques jours qu’il m’est tombé entre les mains un vieux livre français que je ne connaissais point ; cela s’appelle l’Iliade d’Homère. Depuis que j’ai lu ce livre-là, les hommes ont quinze pieds pour moi, et je ne dors plus. » (G.A.)
4 – La Motte Houdart fut avec Perrault le champion des modernes contre les anciens dans la grande querelle littéraire qui s’éleva vers la fin du dix-septième siècle. Il eut maille à partir avec madame Dacier, qui avait traduit Homère avec dévotion et qui se mit à insulter grossièrement le blasphémateur e son dieu. La Motte était doux, plein d’esprit ; il compara les injures de la dame à ces charmantes particules grecques qui ne signifient rien, mais qui ne laissent pas, à ce qu’on dit, de soutenir et d’orner les vers d’Homère ; et il ajoutait que ces injures avaient toute la simplicité des temps héroïques et toute l’énergie de celles que se prodiguaient les héros d’alors. Voyez plus loin au mot ESPRIT ; Voltaire revient encore à La Motte Houdart. (G.A.)
5 – . . . . . . . Quandoque bonus dormitat Homerus.
Art poet., v. 359.