DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : D comme DIEU, DIEUX - Partie 4
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D comme DIEU, DIEUX.
(Partie 4)
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SECTION V.
De la nécessité de croire un Être suprême.
Le grand objet, le grand intérêt, ce me semble, n’est pas d’argumenter en métaphysique, mais de peser s’il faut, pour le bien commun de nous autres animaux misérables et pensants, admettre un Dieu rémunérateur et vengeur, qui nous serve à la fois de frein et de consolation, ou rejeter cette idée en nous abandonnant à nos calamités sans espérances, et à nos crimes sans remords.
Hobbes dit que si, dans une république où l’on ne reconnaîtrait point de Dieu, quelque citoyen en proposait un, il le ferait pendre.
Il entendait apparemment, par cette étrange exagération, un citoyen qui voudrait dominer au nom de Dieu, un charlatan qui voudrait se faire tyran. Nous entendons des citoyens qui, sentant la faiblesse humaine, sa perversité et sa misère, cherchent un point fixe pour assurer leur morale, et un appui qui les soutiennent dans les langueurs et dans les horreurs de cette vie.
Depuis Job jusqu’à nous, un très grand nombre d’hommes a maudit son existence ; nous avons donc un besoin perpétuel de consolation et d’espoir. Votre philosophie nous en prive. La fable de Pandore valait mieux, elle nous laissait l’espérance ; et vous nous la ravissez ! La philosophie, selon vous, ne fournit aucune preuve d’un bonheur à venir. Non ; mais vous n’avez aucune démonstration du contraire. Il se peut qu’il y ait en nous une monade indestructible qui sente et qui pense, sans que nous sachions le moins du monde comment cette monade est faite. La raison ne s’oppose point absolument à cette idée, quoique la raison seule ne la prouve pas. Cette opinion n’a-t-elle pas un prodigieux avantage sur la vôtre ? La mienne est utile au genre humain, la vôtre est funeste ; elle peut, quoi que vous en disiez, encourager les Néron, les Alexandre VI et les Cartouche ; la mienne peut les réprimer.
Marc-Antonin, Epictète, croyaient que leur monade, de quelque espèce qu’elle fût, se rejoindrait à la monade du grand Être ; et ils furent les plus vertueux des hommes.
Dans le doute où nous sommes tous deux, je ne vous dis pas avec Pascal : Prenez le plus sûr. Il n’y a rien de sûr dans l’incertitude. Il ne s’agit pas ici de parier, mais d’examiner : il faut juger, et notre volonté ne détermine pas notre jugement. Je ne vous propose pas de croire des choses extravagantes pour vous tirer d’embarras ; je ne vous dis pas : Allez à la Mecque baiser la pierre noire pour vous instruire ; tenez une queue de vache à la main ; affublez-vous d’un scapulaire soyez imbécile et fanatique pour acquérir la faveur de l’Être des êtres. Je vous dis : Continuez à cultiver la vertu, à être bienfaisant, à regarder toute superstition avec horreur ou avec pitié ; mais adorez avec moi le dessein qui se manifeste dans toute la nature, et par conséquent l’auteur de ce dessein, la cause primordiale et finale de tout ; espérez avec moi que notre monade, qui raisonne sur le grand Être éternel, pourra être heureuse par ce grand Être même. Il n’y a point là de contradiction. Vous n’en démontrerez pas l’impossibilité ; de même que je ne puis vous démontrer mathématiquement que la chose est ainsi. Nous ne raisonnons guère en métaphysique que sur des probabilités nous nageons tous dans une mer dont nous n’avons jamais vu le rivage. Malheur à ceux qui se battent en nageant ! Abordera qui pourra ; mais celui qui me crie : Vous nagez en vain, il n’y a point de port, me décourage et m’ôte toutes mes forces.
De quoi s’agit-il dans notre dispute ? de consoler notre malheureuse existence. Qui la console ? Vous ou moi ?
Vous avouez vous-même, dans quelques endroits de votre ouvrage, que la croyance d’un Dieu a retenu quelques hommes sur le bord du crime : cet aveu me suffit. Quand cette opinion n’aurait prévenu que dix assassinats, dix calomnies, dix jugements iniques sur la terre, je tiens que la terre entière doit l’embrasser.
La religion, dites-vous, a produit des milliasses de forfaits ; dites la superstition qui règne sur notre triste globe ; elle est la plus cruelle ennemie de l’adoration pure qu’on doit à l’Être suprême. Détestons ce monstre qui a toujours déchiré le sein de sa mère ; ceux qui le combattent sont les bienfaiteurs du genre humain ; c’est un serpent qui entoure la religion de ses replis ; il faut lui écraser la tête sans blesser celle qu’il injecte et qu’il dévore.
Vous craignez « qu’en adorant Dieu on ne redevienne bientôt superstitieux et fanatique ; » mais n’est-il pas à craindre qu’en le niant on ne s’abandonne aux passions les plus atroces et aux crimes les plus affreux ? Entre ces deux excès, n’y a-t-il pas un milieu très raisonnable ? Où est l’asile entre ces deux écueils ? le voici : Dieu et des lois sages.
Vous affirmez qu’il n’y a qu’un pas de l’adoration à la superstition. Il y a l’infini pour les esprits bien faits : et ils sont aujourd’hui en grand nombre ; ils sont à la tête des nations, ils influent sur les mœurs publiques ; et d’année en année le fanatisme, qui couvrait la terre, se voit enlever ses détestables usurpations.
Je répondrai encore un mot à vos paroles de la page 223. « Si l’on présume des rapports entre l’homme et cet être incroyable, il faudra lui élever des autels, lui faire des présents, etc. ; si l’on ne conçoit rien à cet être, il faudra s’en rapporter à des prêtres qui…etc., etc., etc. » Le grand mal de s’assembler aux temps des moissons pour remercier Dieu du pain qu’il nous a donné ! Qui vous dit de faire des présents à Dieu ? l’idée en est ridicule : mais où est le mal de charger un citoyen, qu’on appellera vieillard ou prêtre, de rendre des actions de grâces à la Divinité au nom des autres citoyens, pourvu que ce prêtre ne soit pas un Grégoire VII qui marche sur la tête des rois, ou un Alexandre VI, souillant par un inceste le sein de sa fille qu’il a engendrée par un stupre, et assassinant, empoisonnant, à l’aide de son bâtard, presque tous les princes ses voisins ; pourvu que dans une paroisse ce prêtre ne soit pas un fripon volant dans la poche des pénitents qu’il confesse, et employant cet argent à séduire les petites filles qu’il catéchise ; pourvu que ce prêtre ne soit pas un Le Tellier, qui met tout un royaume en combustion par des fourberies dignes du pilori ; un Warburton, qui viole les lois de la société en manifestant les papiers secrets d’un membre du parlement pour le perdre, et qui calomnie quiconque n’est pas de son avis ? Ces derniers cas sont rares. L’état du sacerdoce est un frein qui force à la bienséance.
Un sot prêtre excite le mépris ; un mauvais prêtre inspire l’horreur ; un bon prêtre, doux, pieux, sans superstition, charitable, tolérant, est un homme qu’on doit chérir et respecter. Vous craignez l’abus, et moi aussi. Unissons-nous pour le prévenir ; mais ne condamnons pas l’usage quand il est utile à la société, quand il n’est pas perverti par le fanatisme ou par la méchanceté frauduleuse.
J’ai une chose très importante à vous dire. Je suis persuadé que vous êtes dans une grande erreur ; mais je suis également convaincu que vous vous trompez en honnête homme. Vous voulez qu’on soit vertueux, même sans Dieu, quoique vous ayez dit malheureusement que « dès que le vice rend l’homme heureux, il doit aimer le vice ; » proposition affreuse que vos amis auraient dû vous faire effacer. Partout ailleurs vous inspirez la probité. Cette dispute philosophie ne sera qu’entre vous et quelques philosophes répandus dans l’Europe : le reste de la terre n’en entendra point parler ; le peuple ne nous lit pas. Si quelque théologien voulait vous persécuter, il serait un méchant, il serait un imprudent qui ne servirait qu’à vous affermir et à faire de nouveaux athées.
Vous avez tort ; mais les Grecs n’ont point persécuté Epicure, les Romains n’ont point persécuté Lucrèce. Vous avez tort ; mais il faut respecter votre génie et votre vertu en vous réfutant de toutes ses forces.
Le plus bel hommage, à mon gré, qu’on puisse rendre à Dieu, c’est de prendre sa défense sans colère ; comme le plus indigne portrait qu’on puisse faire de lui, est de le peindre vindicatif et furieux. Il est la vérité même : la vérité est sans passions. C’est être disciple de Dieu que de l’annoncer d’un cœur doux et d’un esprit inaltérable.
Je pense avec vous que le fanatisme est un monstre mille fois plus dangereux que l’athéisme philosophique. Spinosa n’a pas commis une seule mauvaise action : Chastel et Ravaillac, tous deux dévots, assassinèrent Henri IV.
L’athée de cabinet est presque toujours un philosophe tranquille ; le fanatique est toujours turbulent ; mais l’athée de cour, le prince athée pourrait être le fléau du genre humain. Borgia et ses semblables ont fait presque autant de mal que les fanatiques de Munster et des Cévennes, je dis les fanatiques des deux partis. Le malheur des athées de cabinet est de faire des athées de cour. C’est Chiron qui élève Achille ; il le nourrit de moelle de lion. Un jour Achille traînera le corps d’Hector autour des murailles de Troie, et immolera douze captifs innocents à sa vengeance.
Dieu nous garde d’un abominable prêtre qui hache un roi en morceaux avec son couperet sacré, ou de celui qui, le casque en tête et la cuirasse sur le dos, à l’âge de soixante et dix ans, ose signer de ses trois doigts ensanglantés la ridicule excommunication d’un roi de France, ou de … ou de … ou de … !
Mais que Dieu nous préserve aussi d’un despote colère et barbare qui, ne croyant point un Dieu, serait son Dieu à lui-même ; qui se rendrait indigne de sa place sacrée, en foulant aux pieds les devoirs que cette place impose ; qui sacrifierait sans remords ses amis, ses parents, ses serviteurs, son peuple, à ses passions ! Ces deux tigres, l’un tondu, l’autre couronné, sont également à craindre. Par quel frein pourrons-nous les retenir ? etc., etc.
Si l’idée d’un Dieu auquel nos âmes peuvent se rejoindre, a fait des Titus, des Trajan, des Antonin, des Marc-Aurèle, et ces grands empereurs chinois dont la mémoire est si précieuse dans le second des plus anciens et des plus vastes empires du monde ; ces exemples suffisent pour ma cause, et ma cause est celle de tous les hommes.
Je ne crois pas que dans toute l’Europe il y ait un seul homme d’Etat, un seul homme un peu versé dans les affaires du monde, qui n’ait le plus profond mépris pour toutes les légendes dont nous avons été inondés plus que nous le sommes aujourd’hui de brochures. Si la religion n’enfante plus de guerres civiles, c’est à la philosophie seule qu’on en est redevable ; les disputes théologiques commencent à être regardées du même œil que les querelles de Gilles et de Pierrot à la foire. Une usurpation également odieuse et ridicule, fondée d’un côté sur la fraude, et de l’autre sur la bêtise, est minée chaque instant par la raison, qui établit son règne. La bulle In cœnâ Domini, le chef-d’œuvre de l’insolence et de la folie, n’ose plus paraître dans Rome même. Si un régiment de moines fait la moindre évolution contre les lois de l’Etat, il est cassé sur-le-champ. Mais quoi ! parce qu’on a chassé les jésuites, faut-il chasser Dieu ? Au contraire, il faut l’en aimer davantage.
SECTION VI.
Sous l’empire d’Arcadius, Logomacos, théologal de Constantinople, alla en Scythie, et s’arrêta au pied du Caucase, dans les fertiles plaines de Zéphirim, sur les frontières de la Colchide. Le bon vieillard Dondindac était dans sa grande salle basse, entre sa grande bergerie et sa vaste grange ; il était à genoux avec sa femme, ses cinq fils et ses cinq filles, ses parents et ses valets, et tous chantaient les louanges de Dieu après un léger repas. Que fais-tu là, idolâtre ? lui dit Logomacos. Je ne suis point idolâtre, dit Dodindac, puisque tu n’es pas Grec. Çà, dis-moi, que chantais-tu dans ton barbare jargon de Scythie ? Toutes les langues sont égales aux oreilles de Dieu, répondit le Scythe ; nous chantions ses louanges. Voilà qui est bien extraordinaire, reprit le théologal, une famille scythe qui prie Dieu sans avoir été instruite par nous ! Il engagea bientôt une conversation avec le Scythe Dondindac ; car le théologal savait un peu de scythe, et l’autre un peu de grec On a retrouvé cette conversation dans un manuscrit conservé dans la bibliothèque de Constantinople.
LOGOMACOS.
Voyons si tu sais ton catéchisme. Pourquoi pries-tu Dieu ?
DONDINDAC.
C’est qu’il est juste d’adorer l’Être suprême de qui nous tenons tout.
LOGOMACOS.
Pas mal pour un barbare ! Et que lui demandes-tu ?
DONDINDAC.
Je le remercie des biens dont je jouis, et même des maux dans lesquels il m’éprouve ; mais je me garde bien de lui rien demander ; il sait mieux que nous ce qu’il nous faut, et je craindrais d’ailleurs de demander du beau temps quand mon voisin demanderait de la pluie.
LOGOMACOS.
Ah ! je me doutais bien qu’il allait dire quelque sottise. Reprenons les choses de plus haut. Barbare, qui t’a dit qu’il y a un Dieu ?
DONDINDAC.
La nature entière.
LOGOMACOS.
Cela ne suffit pas. Quelle idée as-tu de Dieu ?
DONDINDAC.
L’idée de mon créateur, de mon maître, qui me récompensera si je fais bien , et qui me punira si je fais mal.
LOGOMACOS.
Bagatelles, pauvretés que cela ! Venons à l’essentiel. Dieu est-il infini secundum quid, ou selon l’essence ?
DONDINDAC.
Je ne vous entends pas.
LOGOMACOS.
Bête brute ! Dieu est-il en un lieu, ou hors de tout lieu, ou en tout lieu ?
DONDINDAC.
Je n’en sais rien… tout comme il vous plaira.
LOGOMACOS.
Ignorant ! Peut-il faire que ce qui a été n’ait point été, et qu’un bâton n’ait pas deux bouts ? voit-il le futur comme futur ou comme présent ? comment fait-il pour tirer l’être du néant, et pour anéantir l’être ?
DONDINDAC.
Je n’ai jamais examiné ces choses.
LOGOMACOS.
Quel lourdaud ! Allons, il faut s’abaisser, se proportionner.
Dis-moi, mon ami, crois-tu que la matière puisse être éternelle ?
DONDINDAC.
Que m’importe qu’elle existe de toute éternité, ou non ? Je n’existe pas, moi, de toute éternité. Dieu est toujours mon maître ; il m’a donné la notion de la justice, je dois la suivre ; je ne veux point être philosophe, je veux être homme.
LOGOMACOS.
On a bien de la peine avec ces têtes dures. Allons pied à pied : qu’est-ce que Dieu ?
DONDINDAC.
Mon souverain, mon juge, mon père.
LOGOMACOS.
Ce n’est pas là ce que je demande. Quelle est sa nature ?
DONDINDAC.
D’être puissant et bon.
LOGOMACOS.
Mais, est-il corporel ou spirituel ?
DONDINDAC.
Comment voulez-vous que je le sache ?
LOGOMACOS.
Quoi ! tu ne sais pas ce que c’est qu’un esprit ?
DONDINDAC.
Pas le moindre mot : à quoi cela me servirait-il ? en serais-je plus juste ? serais-je meilleur mari, meilleur père, meilleur maître, meilleur citoyen ?
LOGOMACOS.
Il faut absolument t’apprendre ce que c’est qu’un esprit ; c’est, c’est, c’est… Je te dirai cela une autre fois.
DONDINDAC.
J’ai bien peur que vous ne me disiez moins ce qu’il est que ce qu’il n’est pas. Permettez-moi de vous faire à mon tour une question. J’ai vu autrefois un de vos temples : pourquoi peignez-vous Dieu avec une grande barbe ?
LOGOMACOS.
C’est une question très difficile, et qui demande des instructions préliminaires.
DONDINDAC.
Avant de recevoir vos instructions, il faut que je vous conte ce qui m’est arrivé un jour. Je venais de faire bâtir un cabinet au bout de mon jardin ; j’entendis une taupe qui raisonnait avec un hanneton : Voilà une belle fabrique, disait la taupe ; il faut que ce soit une taupe bien puissante qui ait fait cet ouvrage. Vous vous moquez, dit le hanneton ; c’est un hanneton tout plein de génie qui est l’architecte de ce bâtiment. Depuis ce temps-là j’ai résolu de ne jamais disputer.