DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : D comme DIEU, DIEUX - Partie 3
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D comme DIEU, DIEUX.
(Partie 3)
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SECTION IV.
Du système de la nature.
L’auteur du Système de la nature a eu l’avantage de se faire lire des savants, des ignorants, des femmes ; il a donc dans le style des mérites que n’avait pas Spinosa : souvent de la clarté, quelquefois de l’éloquence, quoiqu’on puisse lui reprocher de répéter, de déclamer, et de se contredire comme tous les autres. Pour le fond des choses, il faut s’en défier très souvent en physique et en morale. Il s’agit ici de l’intérêt du genre humain. Examinons donc si sa doctrine est vraie et utile, et soyons courts si nous pouvons.
(1) « L’ordre et le désordre n’existent point, etc. »
Quoi ! en physique, un enfant né aveugle, ou privé de ses jambes, un monstre n’est pas contraire à la nature de l’espèce ? N’est-ce pas la régularité ordinaire de la nature qui fait l’ordre, et l’irrégularité qui est le désordre ? N’est-ce pas un très grand dérangement, un désordre funeste, qu’un enfant à qui la nature a donné la faim, et a bouché l’œsophage ? Les évacuations de toute espèce sont nécessaires, et souvent les conduits manquent d’orifices : on est obligé d’y remédier : ce désordre a sa cause, sans doute. Point d’effet sans cause ; mais c’est un effet très désordonné.
L’assassinat de son ami, de son frère, n’est-il pas un désordre horrible en morale ? Les calomnies d’un Garasse, d’un Le Tellier, d’un Doucin, contre des jansénistes, et celles des jansénistes contre des jésuites ; les impostures des Patouillet et Paulian ne sont-elle pas de petits désordres ? La Saint-Barthélemy, les massacres d’Irlande, etc., etc. etc., ne sont-ils pas des désordres exécrables ? Ce crime a sa cause dans des passions ; mais l’effet est exécrable ; la cause est fatale ; ce désordre fait frémir. Reste à découvrir, si l’on peut, l’origine de ce désordre ; mais il existe.
(2) « L’expérience prouve que les matières que nous regardons comme inertes et mortes, prennent de l’action, de l’intelligence, de la vie, quand elles sont combinées d’une certaine façon. »
C’est là précisément la difficulté. Comment un germe parvient-il à la vie ? l’auteur et le lecteur n’en savent rien. De là les deux volumes du Système ; et tous les systèmes du monde ne sont-ils pas des rêves ?
(3) « Il faudrait définir la vie, et c’est ce que j’estime impossible. »
Cette définition n’est-elle pas très aisée, très commune ? la vie n’est-elle pas organisation avec sentiment ? Mais que vous teniez ces deux propriétés du mouvement seul de la matière, c’est ce dont il est impossible de donner une preuve ; et si on ne peut le prouver, pourquoi l’affirmer ? pourquoi dire tout haut : Je sais, quand on se dit tout bas : J’ignore ?
(4) « L’on demandera ce que c’est que l’homme, etc. »
Cet article n’est pas assurément plus clair que les plus obscurs de Spinosa, et bien des lecteurs s’indigneront de ce ton si décisif que l’on prend sans rien expliquer.
(5) « La matière est éternelle et nécessaire ; mais ses formes et ses combinaisons sont passagères et contingentes, etc. »
Il est difficile de comprendre comment la matière étant nécessaire, et aucun être libre n’existant, selon l’auteur, il y aurait quelque chose de contingent. On entend par contingence ce qui peut être et ne pas être ; mais tout devant être ici mal à propos contingent, est d’une nécessité aussi absolue que l’être même. C’est là où l’on se trouve encore plongé dans un labyrinthe où l’on ne voit point d’issue.
Lorsqu’on ose assurer qu’il n’y a point de Dieu, que la matière agit par elle-même, par une nécessité éternelle, il faut le démontrer comme une proposition d’Euclide, sans quoi vous n’appuyez votre système que sur un peut-être. Quel fondement pour la chose qui intéresse le plus le genre humain !
(6) « Si l’homme d’après sa nature est forcé d’aimer son bien-être, il est forcé d’en aimer les moyens. Il serait inutile et peut-être injuste de demander à un homme d’être vertueux s’il ne peut l’être sans se rendre malheureux. Dès que le vice le rend heureux, il doit aimer le vice. »
Cette maxime est encore plus exécrable en morale que les autres ne sont fausses en physique. Quand il serait vrai qu’un homme ne pourrait être vertueux sans souffrir, il faudrait l’encourager à l’être. La proposition de l’auteur serait visiblement la ruine de la société. D’ailleurs, comment saura-t-il qu’on ne peut être heureux sans avoir des vices ? N’est-il pas au contraire prouvé par l’expérience que la satisfaction de les avoir domptés est cent fois plus grande que le plaisir d’y avoir succombé ; plaisir toujours empoisonné, plaisir qui mène au malheur ? On acquiert, en domptant ses vices, la tranquillité, le témoignage consolant de sa conscience, on perd, en s’y livrant, son repos, sa santé, on risque tout. Aussi l’auteur lui-même en vingt endroits veut qu’on sacrifie tout à la vertu ; et il n’avance cette proposition que pour donner dans son système une nouvelle preuve de la nécessité d’être vertueux.
(7) « Ceux qui rejettent avec tant de raison les idées innées… auraient dû sentir que cette intelligence ineffable que l’on place au gouvernail du monde, et nos sens ne peuvent constater ni l’existence ni les qualités, est un être de raison. »
En vérité, de ce que nous n’avons point d’idées innées, comment s’ensuit-il qu’il n’y a point de Dieu ? Cette conséquence n’est-elle pas absurde ? Y a-t-il quelque contradiction à dire que Dieu nous donne des idées par nos sens ? N’est-il pas au contraire de la plus grande évidence que s’il est un être tout-puissant dont nous tenons la vie, nous lui devons nos idées et nos sens comme tout le reste ? Il faudrait avoir prouvé auparavant que Dieu n’existe pas ; et c’est ce que l’auteur n’a point fait ; c’est même ce qu’il n’a pas encore tenté de faire jusqu’à cette page du chapitre X (8).
Dans la crainte de fatiguer le lecteur par l’examen de tous ces morceaux détachés, je viens au fondement du livre, et à l’erreur étonnante sur laquelle il a élevé son système. Je dois absolument répéter ici ce qu’on a dit ailleurs.
HISTOIRE DES ANGUILLES SUR LESQUELLES EST
FONDÉ LE SYSTÈME. (9)
Il y avait en France, vers l’an 1750, un jésuite anglais, nommé Needham, déguisé en séculier, qui servait alors de précepteur au neveu de M. Dillon, archevêque de Toulouse. Cet homme faisait des expériences de physique, et surtout de chimie.
Après avoir mis de la farine de seigle ergoté dans des bouteilles bien bouchées, et du jus de mouton bouilli dans d’autres bouillies, il crut que son jus de mouton et son seigle avaient fait naître des anguilles, lesquelles même en reproduisaient bientôt d’autres, et qu’ainsi une race d’anguilles se formait indifféremment d’un jus de viande, ou d’un grain de seigle.
Un physicien qui avait de la réputation ne douta pas que ce Needham ne fût un profond athée. Il conclut que, puisque l’on faisait des anguilles avec de la farine de seigle, on pouvait faire des hommes avec de la farine de froment ; que la nature et la chimie produisaient tout ; et qu’il était démontré qu’on peut se passer d’un Dieu formateur de toutes choses.
Cette propriété de la farine trompa aisément un homme (10) malheureusement égaré alors dans des idées qui doivent faire trembler pour la faiblesse de l’esprit humain. Il voulait creuser un trou jusqu’au centre de la terre pour voir le feu central, disséquer des Patagons pour connaître la nature de l’âme, enduire les malades de poix-résine pour les empêcher de transpirer, exalter son âme pour prédire l’avenir. Si on ajoutait qu’il fut encore plus malheureux en cherchant à opprimer deux de ses confrères, cela ne ferait pas d’honneur à l’athéisme, et servirait seulement à nous faire rentrer en nous-mêmes avec confusion.
Il est bien étrange que des hommes, en niant un créateur, se soient attribué le pouvoir de créer des anguilles.
Ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que des physiciens plus instruits adoptèrent le ridicule système du jésuite Needham et le joignirent à celui de Maillet, qui prétendait que l’Océan avait formé les Pyrénées et les Alpes, et que les hommes étaient originairement des marsouins, dont la queue fourchue se changea en cuisses et en jambes dans la suite des temps, ainsi que nous l’avons dit. De telles imaginations peuvent être mises avec les anguilles formées par de la farine.
Il n’y a pas longtemps qu’on assura qu’à Bruxelles un lapin avait fait une douzaine de lapereaux à une poule.
Cette transmutation de farine et de jus de mouton en anguilles fut démontrée aussi fausse et aussi ridicule qu’elle l’est en effet, par M. Spallanzani, un peu meilleur observateur que Needham (11).
On n’avait pas besoin même de ces observations pour démontrer l’extravagance d’une illusion si palpable. Bientôt les anguilles de Needham allèrent trouver la poule de Bruxelles.
Cependant, en 1768, le traducteur exact, élégant et judicieux de Lucrèce (12) se laissa surprendre au point que non-seulement il rapporte dans ses notes du livre VIII, page 361, les prétendues expériences de Needham, mais qu’il fait ce qu’il peut pour en constater la validité.
Voilà donc le nouveau fondement du Système de la nature. L’auteur, dès le second chapitre, s’exprime ainsi.
(13) « En humectant de la farine avec de l’eau, et en renfermant ce mélange, on trouve au bout de quelque temps, à l’aide du microscope, qu’il a produit des êtres organisés dont on croyait la farine et l’eau incapables. C’est ainsi que la nature inanimée peut passer à la vie, qui n’est elle-même qu’un assemblage de mouvements. »
Quand cette sottise inouïe serait vraie, je ne vois pas, à raisonner rigoureusement, qu’elle prouvât qu’il n’y a point de Dieu ; car il se pourrait très bien qu’il y eût un être suprême, intelligent et puissant, qui ayant formé le soleil et tous les astres, daigna former aussi des animalcules sans germe. Il n’y a point là de contradiction dans les termes. Il faudrait chercher ailleurs une preuve démonstrative que Dieu n’existe pas, et c’est ce qu’assurément personne n’a trouvé ni ne trouvera.
L’auteur traite avec mépris les causes finales parce que c’est un argument rebattu : mais cet argument si méprisé est de Cicéron et de Newton. Il pourrait par cela seul faire entrer les athées en quelque défiance d’eux-mêmes. Le nombre est assez grand des sages qui en observant le cours des astres, et l’art prodigieux qui règne dans la structure des animaux et des végétaux, reconnaissent une main puissante qui opère ces continuelles merveilles.
L’auteur prétend que la matière aveugle et sans choix produit des animaux intelligents. Produire sans intelligence des êtres qui en ont, cela est-il concevable ? ce système est-il appuyé sur la moindre vraisemblance ? Une opinion si contradictoire exigerait des preuves aussi étonnantes qu’elle-même. L’auteur n’en donne aucune ; il ne prouve jamais rien, et il affirme tout ce qu’il avance. Quel chaos ! quelle confusion ! mais quelle témérité !
Spinosa du moins avouait une intelligence agissante dans ce grand tout, qui constituait la nature ; il y avait là de la philosophie. Mais je suis forcé de dire que je n’en trouve aucune dans le nouveau système.
La matière est étendue, solide, gravitante, divisible ; j’ai tout cela aussi bien que cette pierre. Mais a-t-on jamais vu une pierre sentante et pensante ? Si je suis étendu, solide, divisible, je le dois à la matière Mais j’ai sensations et pensées ; à qui le dois-je ? ce n’est pas à de l’eau, à de la fange ; il est vraisemblable que c’est à quelque chose de plus puissant que moi. C’est à la combinaison seule des éléments, me dites-vous. Prouvez-le moi donc ; faites-moi donc voir nettement qu’une cause intelligente ne peut m’avoir donné l’intelligence. Voilà où vous êtes réduit.
L’auteur combat avec succès le dieu des scolastiques, un dieu composé de qualités discordantes, un dieu auquel on donne, comme à ceux d’Homère les passions des hommes ; un dieu capricieux, inconstant, vindicatif, inconséquent, absurde : mais il ne peut combattre le Dieu des sages. Les sages, en contemplant la nature, admettent un pouvoir intelligent et suprême. Il est peut-être impossible à la raison humaine destituée du secours divin de faire un pas plus avant.
L’auteur demande où réside cet être ; et de ce que personne sans être infini ne peut dire où il réside, il conclut qu’il n’existe pas. Cela n’est pas philosophique ; car de ce que nous ne pouvons dire où est la cause d’un effet, nous ne devons pas conclure qu’il n’y a point de cause. Si vous n’aviez jamais vu de canonniers et que vous vissiez l’effet d’une batterie de canon, vous ne devriez pas dire : Elle agit toute seule par sa propre vertu.
Ne tient-il donc qu’à dire : Il n’y a point de Dieu, pour qu’on vous croie sur votre parole ?
Enfin, sa grande objection est dans les malheurs et dans les crimes du genre humain, objection aussi ancienne que philosophique ; objection commune mais fatale et terrible, à laquelle on ne trouve de réponse que dans l’espérance d’une vie meilleure. Et quelle est encore cette espérance ? nous n’en pouvons avoir encore aucune certitude par la raison. Mais j’ose dire que quand il nous est prouvé qu’un vaste édifice construit avec le plus grand art est bâti par un architecte quel qu’il soit, nous devons croire à cet architecte, quand même l’édifice serait teint de notre sang, souillé de nos crimes, et qu’il nous écraserait par sa chute. Je n’examine pas encore si l’architecte est bon ; si je dois être satisfait de son édifice ; si je dois en sortir plutôt que d’y demeurer ; si ceux qui sont logés comme moi dans cette maison pour quelques jours en sont contents : j’examine seulement s’il est vrai qu’il y ait un architecte, ou si cette maison, remplie de tant de beaux appartements et de vilains galetas, s’est bâtie toute seule.
1 – Première partie, page 60.
2 – Page 69.