DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : D comme DIEU, DIEUX - Partie 1
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D comme DIEU, DIEUX.
(1)
On ne peut trop avertir que ce Dictionnaire n’est point fait pour répéter ce que tant d’autres ont dit.
La connaissance d’un Dieu n’est point empreinte en nous par les mains de la nature ; car tous les hommes auraient la même idée, et nulle idée ne naît avec nous (2). Elle ne nous vient point comme la perception de la lumière, de la terre, etc., que nous recevons dès que nos yeux et notre entendement s’ouvrent. Est-ce une idée philosophique ? non. Les hommes ont admis des dieux avant qu’il y eût des philosophes.
D’où est donc dérivée cette idée ? du sentiment et de cette logique naturelle qui se développe avec l’âge dans les hommes les plus grossiers. On a vu des effets étonnants de la nature, des moissons et des stérilités, des jours sereins et des tempêtes, des bienfaits et des fléaux, et on a senti un maître. Il a fallu des chefs pour gouverner des sociétés, et on a eu besoin d’admettre des souverains de ces souverains nouveaux que la faiblesse humaine s’était donnés, des êtres dont le pouvoir suprême fît trembler des hommes qui pouvaient accabler leurs égaux. Les premiers souverains ont à leur tour employé ces notions pour cimenter leur puissance. Voilà les premiers pas, voilà pourquoi chaque petite société avait son dieu. Ces notions étaient grossières, parce que tout l’était. Il est très naturel de raisonner par analogie. Une société sous un chef ne niait point que la peuplade voisine n’eût aussi son juge, son capitaine ; par conséquent elle ne pouvait nier qu’elle n’eût aussi son dieu. Mais comme chaque peuplade avait intérêt que son capitaine fût le meilleur, elle avait intérêt aussi à croire, et par conséquent elle croyait que son dieu était le plus puissant. De là ces anciennes fables si longtemps généralement répandues, que les dieux d’une nation combattaient contre les dieux d’une autre. De là tant de passages dans les livres hébreux qui décèlent à tout moment l’opinion où étaient les Juifs, que les dieux de leurs ennemis existaient, mais que le dieu des Juifs leur était supérieur.
Cependant il y eut des prêtres, des mages, des philosophes, dans les grands Etats où la société perfectionnée pouvait comporter des hommes oisifs, occupés de spéculations.
Quelques-uns d’entre eux perfectionnèrent leur raison jusqu’à reconnaître en secret un Dieu unique et universel. Ainsi, quoique chez les anciens Egyptiens on adorât Osiri, Osiris, ou plutôt Osireth (qui signifie cette terre est à moi) ; quoiqu’ils adorassent encore d’autres êtres supérieurs, cependant ils admettaient un dieu suprême, un principe unique qu’ils appelaient Knef, et dont le symbole était une sphère posée sur le frontispice du temple.
Sur ce modèle les Grecs eurent leur Zeus, leur Jupiter, maître des autres dieux, qui n’étaient que ce que sont les anges chez les Babyloniens et chez les Hébreux, et les saints chez les chrétiens de la communion romaine.
C’est une question plus épineuse qu’on ne pense, et très peu approfondie, si plusieurs dieux égaux en puissance pourraient subsister à la fois.
Nous n’avons aucune notion adéquate de la Divinité, nous nous traînons seulement de soupçons en soupçons, de vraisemblances en probabilités. Nous arrivons à un très petit nombre de certitudes. Il y a quelque chose, donc il y a quelque chose d’éternel, car rien n’est produit de rien. Voilà une vérité certaine sur laquelle votre esprit se repose. Tout ouvrage qui nous montre des moyens et une fin, annonce un ouvrier ; donc cet univers, composé de ressorts, de moyens dont chacun a sa fin, découvre un ouvrier très puissant, très intelligent. Voilà une probabilité qui approche de la plus grande certitude ; mais cet artisan suprême est-il infini ? est-il partout ? est-il en un lieu ? comment répondre à cette question avec notre intelligence bornée et nos faibles connaissances ?
Ma seule raison me prouve un être qui a arrangé la matière de ce monde ; mais ma raison est impuissante à me prouver qu’il ait fait cette matière, qu’il l’ait tirée du néant. Tous les sages de l’antiquité, sans aucune exception, ont cru la matière éternelle et subsistante par elle-même. Tout ce que je puis faire sans le secours d’une lumière supérieure, c’est donc de croire que le Dieu de ce monde est aussi éternel et existant par lui-même. Dieu et la matière existent par la nature des choses. D’autres dieux ainsi que d’autres mondes ne subsisteraient-ils pas ? Des nations entières, des écoles très éclairées ont bien admis deux dieux dans ce monde-ci, l’un la source du bien, l’autre la source du mal. Ils ont admis une guerre interminable entre deux puissances égales. Certes la nature peut plus aisément souffrir dans l’immensité de l’espace plusieurs êtres indépendants, maîtres absolus chacun dans leur étendue, que deux dieux bornés et impuissants dans ce monde, dont l’un ne peut faire le bien, et l’autre ne peut faire le mal.
Si Dieu et la matière existent de toute éternité, comme l’antiquité l’a cru, voilà deux êtres nécessaires ; or, s’il y a deux êtres nécessaires, il peut y en avoir trente. Ces seuls doutes, qui sont le germe d’une infinité de réflexions, servent au moins à nous convaincre de la faiblesse de notre entendement. Il faut que nous confessions notre ignorance sur la nature de la Divinité avec Cicéron. Nous n’en saurons jamais plus que lui.
Les écoles ont beau nous dire que Dieu est infini négativement et non privativement, formaliter et non meterialiter ; qu’il est le premier, le moyen et le dernier acte ; qu’il est partout sans être dans aucun lieu ; cent pages de commentaires sur de pareilles définitions ne peuvent nous donner la moindre lumière. Nous n’avons ni degrés ni point d’appui pour monter à de telles connaissances. Nous sentons que nous sommes sous la main d’un être invisible ; c’est tout, et nous ne pouvons faire un pas au-delà. Il y a une témérité insensée à vouloir deviner ce que c’est que cet être, s’il est étendu ou non, s’il existe dans un lieu ou non, comment il existe, comment il opère (3).
SECTION II.
Je crains toujours de me tromper ; mais tous les monuments me font voir, avec évidence, que les anciens peuples policés reconnaissaient un Dieu suprême. Il n’y a pas un seul livre, une médaille, un bas-relief, une inscription, où il soit parlé de Junon, de Minerve, de Neptune, de Mars et des autres dieux, comme d’un être formateur, souverain de toute la nature. Au contraire, les plus anciens livres profanes que nous ayons Hésiode et Homère, représentent leur Zeus comme seul lançant la foudre, comme seul maître des dieux et des hommes ; il punit même les autres dieux ; il attache Junon à une chaîne : il chasse Apollon du ciel.
L’ancienne religion des brachmanes, la première qui admit des créatures célestes, la première qui parla de leur rébellion, s’explique d’une manière sublime sur l’unité et la puissance de Dieu, comme nous l’avons vu à l’article ANGE.
Les Chinois, tout anciens qu’ils sont, ne viennent qu’après les Indiens ; ils ont reconnu un seul Dieu de temps immémorial ; point de dieux subalternes, point de génies ou démons médiateurs entre Dieu et les hommes ; point d’oracles, point de dogmes abstraits, point de disputes théologiques chez les lettrés ; l’empereur fut toujours le premier pontife, la religion fut toujours auguste et simple : c’est ainsi que ce vaste empire, quoique subjugué deux fois, s’est toujours conservé dans son intégrité, qu’il a soumis ses vainqueurs à ses lois, et que, malgré les crimes et les malheurs attachés à la race humaine, il est encore l’Etat le plus florissant de la terre.
Les mages de Chaldée, les Sabéens ne reconnaissaient qu’un seul Dieu suprême, et l’adoraient dans les étoiles qui sont son ouvrage.
Les Persans l’adoraient dans le soleil. La sphère posée sur le frontispice du temple de Memphis était l’emblème d’un Dieu unique et parfait, nommé Knef par les Egyptiens.
Le titre de Deus optimus maximus n’a jamais été donné par les Romains qu’au seul Jupiter.
Hominum sator atque deorum.
On ne peut trop répéter cette grande vérité que nous indiquons ailleurs (4).
Cette adoration d’un Dieu suprême est confirmée depuis Romulus jusqu’à la destruction entière de l’empire, et à celle de sa religion. Malgré toutes les folies du peuple qui vénérait des dieux secondaires et ridicules, et malgré les épicuriens qui au fond n’en reconnaissaient aucun, il est avéré que les magistrats et les sages adorèrent dans tous les temps un Dieu souverain.
Dans le grand nombre de témoignages qui nous restent de cette vérité, je choisirai d’abord celui de Maxime de Tyr qui florissait sous les Antonins, ces modèles de la vraie piété, puisqu’ils l’étaient de l’humanité. Voici ses paroles, dans son discours intitulé : De Dieu selon Platon. Le lecteur qui veut s’instruire est prié de les bien peser.
« Les hommes ont eu la faiblesse de donner à Dieu une figure humaine, parce qu’ils n’avaient rien vu au-dessus de l’homme ; mais il est ridicule de s’imaginer, avec Homère, que Jupiter ou la suprême divinité a les sourcils noirs et les cheveux d’or, et qu’il ne peut les secouer sans ébranler le ciel.
Quand on interroge les hommes sur la nature de la Divinité, toutes leurs réponses sont différentes. Cependant, au milieu de cette prodigieuse variété d’opinions, vous trouverez un même sentiment par toute la terre, c’est qu’il n’y a qu’un seul Dieu, qui est le père de tous, etc. »
Que deviendront, après cet aveu formel et après les discours immortels des Cicéron, des Antonin, des Epictète, que deviendront, dis-je, les déclamations que tant de pédants ignorants répètent encore aujourd’hui ? A quoi serviront ces éternels reproches d’un polythéisme grossier et d’une idolâtrie puérile, qu’à nous convaincre que ceux qui les font n’ont pas la plus légère connaissance de la saine antiquité ? Ils ont pris les rêveries d’Homère pour la doctrine des sages.
Faut-il un témoignage encore plus fort et plus expressif ? vous le trouverez dans la lettre de Maxime de Madaure à saint Augustin ; tous deux étaient philosophes et orateurs ; du moins ils s’en piquaient : ils écrivaient librement ; ils étaient amis autant que peuvent l’être un homme de l’ancienne religion et un de la nouvelle.
Lisez la lettre de Maxime de Madaure, et la réponse de l’évêque d’Hippone.
LETTRE DE MAXIME DE MADAURE.
« Or, qu’il y ait un Dieu souverain qui soit sans commencement, et qui, sans avoir rien engendré de semblable à lui, soit néanmoins le père commun de toutes choses : qui est-ce qui est assez stupide et assez grossier pour en douter ?
C’est celui dont nous adorons sous divers noms la puissance répandue dans toutes les parties du monde. Ainsi, en honorant séparément, par diverses sortes de culte, ce qui est comme ses divers membres, nous l’adorons tout entier… Qu’ils vous conservent ces dieux subalternes, sous le nom desquels et par lesquels, tous tant que nous sommes de mortels sur la terre, nous adorons le père commun des dieux et des hommes, par différentes sortes de cultes, à la vérité, mais qui, dans leur variété, s’accordent et ne tendent qu’à la même fin ! »
Qui écrivait cette lettre ? un Numide, un homme du pays d’Alger.
RÉPONSE D’AUGUSTIN.
« Il y a dans votre place publique deux statues de Mars, nu dans l’une et armé dans l’autre, et tout auprès une figure d’un homme, qui, avec trois doigts qu’il avance vers celle de Mars, tient en bride cette divinité malencontreuse à toute la ville… Sur ce que vous me dites que de pareils dieux sont comme les membres du seul véritable Dieu, je vous avertis, avec toute la liberté que vous me donnez, de prendre bien garde à ne pas tomber dans ces railleries sacrilèges ; car ce seul Dieu dont vous parlez est sans doute celui qui est reconnu de tout le monde, et sur lequel les ignorants conviennent avec les savants, comme quelques anciens ont dit. Or, direz-vous que celui dont la force, pour ne pas dire la cruauté, est réprimée par la figure d’un homme mort, soit un membre de celui-là ? Il me serait aisé de vous pousser sur ce sujet ; car vous voyez bien ce qu’on pourrait dire contre cela ; mais je me retiens, de peur que vous ne disiez que ce sont les armes de la rhétorique que j’emploie contre vous, plutôt que celles de la vérité (5). »
Nous ne savons pas ce que signifiaient ces deux statues dont il ne reste aucun vestige ; mais toutes les statues dont Rome était remplie, le Panthéon et tous les temples consacrés à tous les dieux subalternes, et même aux douze grands dieux, n’empêchèrent jamais que Deus optimus maximus, Dieu très bon et très grand, ne fût reconnu dans tout l’empire.
Le malheur des Romains était donc d’avoir ignoré la loi mosaïque, et ensuite d’ignorer la loi des disciples de notre Sauveur Jésus-Christ, de n’avoir pas eu la foi, d’avoir mêlé au culte d’un Dieu suprême le culte de Mars, de Vénus, de Minerve, d’Apollon, qui n’existaient pas, et d’avoir conservé cette religion jusqu’au temps des Théodoses. Heureusement les Goths, les Huns, les Vandales, les Hérules, les Lombards, les Francs, qui détruisirent cet empire, se soumirent à la vérité et jouirent d’un bonheur qui fut refusé aux Scipion, aux Caton, aux Métellus, aux Emile, aux Cicéron, aux Varron, aux Virgile et aux Horace (6).
Tous ces grands hommes ont ignoré Jésus-Christ, qu’ils ne pouvaient connaître ; mais ils n’ont point adoré le diable, comme le répètent tous les jours tant de pédants. Comment auraient-ils adoré le diable, puisqu’ils n’en avaient jamais entendu parler ?
1 – Voltaire expose dans cet article ce que l’école de Diderot appelait le rituel de Ferney. (G.A.)
2 – Voyez l’article IDÉE. (K.)
3 – Voyez l’article INFINI.
4 – Le prétendu Jupiter, né en Crète, n’était qu’une fable historique ou poétique, comme celle des autres dieux. Jovis, depuis Jupiter, était la traduction du mot grec Zeus ; et Zeus était la traduction du mot phénicien Jéhova.
5 – Traduction de Dubois, précepteur du dernier duc de Guise.
6 – Voyez les articles IDOLES, IDOLÂTRE, IDOLÂTRIE.