DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : B comme BLE - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

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B comme BLÉ ou BLED.

 

 

 

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- Partie 2 -

 

 

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SECTION IV.

 

 

Des blés d’Angleterre.

 

 

 

          Les Anglais, jusqu’au dix-septième siècle, furent des peuples chasseurs et pasteurs, plutôt qu’agriculteurs. La moitié de la nation courait le renard en selle rase avec un bridon ; l’autre moitié nourrissait des moutons et préparait des laines. Les sièges des pairs ne sont encore que de gros sacs de laine, pour les faire souvenir qu’ils doivent protéger la principale denrée du royaume. Ils commencèrent à s’apercevoir, au temps de la restauration, qu’ils avaient aussi d’excellentes terres à froment. Ils n’avaient guère jusqu’alors labouré pour leurs besoins. Les trois quarts de l’Irlande se nourrissaient de pommes de terre, appelées alors potatoes, et par les Français topinambous, et ensuite pommes de terre. La moitié de l’Ecosse ne connaissait point le blé. Il courait une espèce de proverbe en vers anglais assez plaisants, dont voici le sens :

 

 

Si l’époux d’Eve la féconde

Au pays d’Ecosse était né,

A demeurer chez lui Dieu l’aurait condamné,

Et non pas à courir le monde.

 

 

          L’Angleterre fut le seul des trois royaumes qui défricha quelques champs, mais en petite quantité. Il est vrai que ces insulaires mangent le plus de viande, le plus de légumes, et le moins de pain qu’ils peuvent. Le manœuvre auvergnat et limousin dévore quatre livres de pain qu’il trempe dans l’eau, tandis que le manœuvre anglais en mange à peine une avec du fromage, et boit d’une bière aussi nourrissante que dégoûtante, qui l’engraisse.

 

          On peut encore, sans raillerie, ajouter à ces raisons l’énorme quantité de farine dont les Français ont chargé longtemps leur tête. Ils portaient des perruques volumineuses, hautes d’un demi-pied sur le front, et qui descendaient jusqu’aux hanches. Seize onces d’amidon saupoudraient seize onces de cheveux étrangers, qui cachaient dans leur épaisseur le buste d’un petit homme ; de sorte que dans une farce, où un maître à chanter du bel air, nommé M. des Soupirs, secouait sa perruque sur le théâtre, on était inondé pendant un quart d’heure d’un nuage de poudre. Cette mode s’introduisit en Angleterre, mais les Anglais épargnèrent l’amidon.

 

          Pour venir à l’essentiel, il faut savoir qu’en 1689, la première année du règne de Guillaume et de Marie, un acte du parlement accorda une gratification à quiconque exporterait du blé, et même de mauvaises eaux-de-vie de grain sur les vaisseaux de la nation.

 

          Voici comme cet acte, favorable à la navigation et à la culture, fut conçu (1) :

 

          Quand une mesure nommée quarter, égale à vingt-quatre boisseaux de Paris, n’excédait pas en Angleterre la valeur de deux livres sterling huit schellings au marché, le gouvernement payait à l’exportateur de ce quarter cinq schellings ‒ cinq livres dix sous de France ; à l’exportateur du seigle, quand il ne valait qu’une livre sterling et douze schellings, on donnait de récompense trois schellings et six sous ‒ trois livres douze sous de France. Le reste dans une proportion assez exacte.

 

          Quand le prix des grains haussait, la gratification n’avait plus lieu ; quand ils étaient plus chers, l’exportation n’était plus permise. Ce règlement a éprouvé quelques variations ; mais enfin le résultat a été un profit immense. On a vu par un extrait de l’exportation des grains, présenté à la chambre des communes en 1751, que l’Angleterre en avait vendu aux autres nations en cinq années pour 7,405,786 livres sterling, qui font cent soixante et dix millions trois cent trente-trois mille soixante et dix-huit livres de France. Et sur cette somme que l’Angleterre tira de l’Europe en cinq années, la France en paya environ dix millions et demi.

 

          L’Angleterre devait sa fortune à sa culture, qu’elle avait trop longtemps négligée ; mais aussi elle la devait à son terrain. Plus sa terre a valu, plus elle s’est encore améliorée. On a eu plus de chevaux, de bœufs et d’engrais. Enfin on prétend qu’une récolte abondante peut nourrir l’Angleterre cinq ans, et qu’une même récolte peut à peine nourrir la France deux années.

 

          Mais aussi la France a presque le double d’habitants ; et en ce cas l’Angleterre n’est que d’un cinquième plus riche en blé, pour nourrir la moitié moins d’hommes ; ce qui est bien compensé par les autres denrées et par les manufactures de la France.

 

 

 

 

 

SECTION V.

 

 

Mémoire court sur les autres pays.

 

 

 

          L’Allemagne est comme la France, elle a des provinces fertiles en blé, et d’autres stériles ; les pays voisins du Rhin et du Danube, la Bohême, sont les mieux partagés. Il n’y a guère de grand commerce de grains que dans l’intérieur.

 

          La Turquie ne manque jamais de blé, et en vend peu. L’Espagne en manque quelquefois, et n’en vend jamais. Les côtes d’Afrique en ont et en vendent. La Pologne en est toujours bien fournie, et n’en est pas plus riche.

 

          Les provinces méridionales de la Russie en regorgent ; on le transporte à celles du nord avec beaucoup de peine ; on en peut faire un grand commerce par Riga.

 

          La Suède ne recueille du froment qu’en Scanie ; le reste ne produit que du seigle ; les provinces septentrionales rien.

 

          Le Danemark peu.

 

          L’Ecosse encore moins.

 

          La Flandre autrichienne est bien partagée.

 

          En Italie, tous les environs de Rome, depuis Viterbe jusqu’à Terracine, sont stériles. Le Bolonais, dont les papes se sont emparés, parce qu’il était à leur bienséance, est presque la seule province qui leur donne du pain abondamment.

 

          Les Vénitiens en ont à peine de leur crû pour le besoin, et sont souvent obligés d’acheter des firmans à Constantinople, c’est-à-dire des permissions de manger. C’est leur ennemi et leur vainqueur qui est leur pourvoyeur.

 

          Le Milanais est la terre promise, en supposant que la terre promise avait du froment.

 

          La Sicile se souvient toujours de Cérès ; mais on prétend qu’on n’y cultive pas aussi bien la terre que du temps d’Hiéron, qui donnait tant de blé aux Romains. Le royaume de Naples est bien moins fertile que la Sicile, et la disette s’y fait sentir quelquefois, malgré San Gennaro.

 

          Le Piémont est un des meilleurs pays.

 

          La Savoie a toujours été pauvre ; et le sera.

 

          La Suisse n’est guère plus riche ; elle a peu de froment ; il y a des cantons qui en manquent absolument.

 

          Un marchand de blé peut se régler sur ce petit mémoire ; et il sera ruiné, à moins qu’il ne s’informe au juste de la récolte de l’année et du besoin du moment.

 

 

 

 

 

RÉSUMÉ.

 

 

 

 

          Suivez le précepte d’Horace : Ayez toujours une année de blé par devers vous ; provisœ frugis in annum.

 

 

 

 

 

SECTION VI.

 

 

Blé, grammaire, morale.

 

 

 

          On dit proverbialement : « Manger son blé en herbe ; être pris comme dans un blé ; crier famine sur un tas de blé. » Mais de tous les proverbes que cette production de la nature et de nos soins a fournis, il n’en est point qui mérite plus l’attention des législateurs que celui-ci :

 

          « Ne nous remets pas au gland quand nous avons du blé. »

 

          Cela signifie une infinité de bonnes choses, comme par exemple :

 

          Ne nous gouverne pas dans le dix-huitième siècle comme on gouvernait du temps d’Albouin, de Gondevald, de Clodevick, nommé en latin Clodovœus.

 

Ne parle plus des lois de Dagobert, quand nous avons les œuvres du chancelier d’Aguesseau, les discours de MM. les gens du roi, Montclar, Servan, Castillon, La Chalotais, Dupaty, etc.

 

          Ne nous cite plus les miracles de saint Amable, dont les gants et le chapeau furent portés en l’air pendant tout le voyage qu’il fit à pied du fond de l’Auvergne à Rome.

 

Laisse pourrir tous les livres remplis de pareilles inepties, songe dans quel siècle nous vivons.

 

Si jamais on assassine à coups de pistolet un maréchal d’Ancre, ne fais point brûler sa femme en qualité de sorcière, sous prétexte que son médecin italien lui a ordonné de prendre du bouillon fait avec un coq blanc, tué au clair de la lune, pour la guérison de ses vapeurs.

 

Distingue toujours les honnêtes gens qui pensent, de la populace qui n’est point faite pour penser.

 

          Si l’usage t’oblige à faire une cérémonie ridicule en faveur de cette canaille, et si en chemin tu rencontres quelques gens d’esprit, avertis-les par un signe de tête, par un coup d’œil, que tu penses comme eux, mais qu’il ne faut pas rire.

 

          Affaiblis peu à peu toutes les superstitions anciennes, et n’en introduis aucune nouvelle.

 

          Les lois doivent être pour tout le monde ; mais laisse chacun suivre ou rejeter à son gré ce qui ne peut être fondé que sur un usage indifférent.

 

          Si la servante de Bayle meurt entre tes bras, ne lui parle point comme à Bayle, ni à Bayle comme à sa servante.

 

          Si les imbéciles veulent encore du gland, laisse-les en manger ; mais trouve bon qu’on leur présente du pain.

 

          En un mot, ce proverbe est excellent en mille occasions.

 

 

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1 – Cette prime ne pouvait avoir d’autre effet que de tenir le blé en Angleterre au-dessus du taux naturel. En la considérant relativement à la culture, elle a pour objet de faire cultiver plus de terres en blé qu’on n’en cultiverait sans cela, ce qui est une perte réelle, parce qu’on ferait rapporter à ces mêmes terres des productions d’une valeur plus grande. Il n’est juste d’encourager la culture du blé aux dépens d’une autre culture que dans les pays où la récolte ne suffit pas, année commune, à la subsistance du peuple, parce que ce serait un mal pour une nation de ne pas être indépendante des autres pour la denrée de nécessité première, du moins tant que les préjugés mercantiles subsisteront. (K.)

 

 

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