DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : B comme BLE - Partie 1
Photo de KHALAH
B comme BLÉ ou BLED.
SECTION PREMIÈRE.
Origine du mot et de la chose.
Il faut être pyrrhonien outré pour douter que pain vienne de panis. Mais pour faire du pain il faut du blé. Les Gaulois avaient du blé du temps de César ; où avaient-ils pris ce mot de blé ? On prétend que c’est de bladum, mot employé dans la latinité barbare du moyen âge par le chancelier Desvignes, de Vineis, à qui l’empereur Frédéric II fit, dit-on, crever les yeux.
Mais les mots latins de ces siècles barbares n’étaient que d’anciens mots celtes ou tudesques latinisés. Bladum venait donc de notre blead ; et non pas notre blead de bladum. Les Italiens disaient biala ; et les pays où l’ancienne langue romance s’est conservée disent encore blia.
Cette science n’est pas infiniment utile : mais on serait curieux de savoir où les Gaulois et les Teutons avaient trouvé du blé pour le semer. On vous répond que les Tyriens en avaient apporté en Espagne, les Espagnols en Gaule, et les Gaulois en Germanie. Et où les Tyriens avaient-ils pris ce blé ? Chez les Grecs probablement, dont ils l’avaient reçu en échange de leur alphabet.
Qui avait fait ce présent aux Grec ? C’était autrefois Cérès sans doute ; et quand on a remonté à Cérès, on ne peut guère aller plus haut. Il faut que Cérès soit descendue exprès du ciel pour nous donner du froment, du seigle, de l’orge, etc.
Mais comme le crédit de Cérès qui donna le blé aux Grecs, et celui d’Isheth ou Isis qui en gratifia l’Egypte, est fort déchu aujourd’hui, nous restons dans l’incertitude sur l’origine du blé.
Sanchoniathon assure que Dagon ou Dagan, l’un des petits-fils de Thaut, avait en Phénicie l’intendance du blé. Or, son Thaut est à peu près du temps de notre Jared. Il résulte de là que le blé est fort ancien, et qu’il est de la même antiquité que l’herbe. Peut-être que ce Dagon fut le premier qui fit du pain, mais cela n’est pas démontré.
Chose étrange ! nous savons positivement que nous avons l’obligation du vin à Noé, et nous ne savons pas à qui nous devons le pain. Et, chose encore plus étrange ! nous sommes si ingrats envers Noé, que nous avons plus de deux mille chansons en l’honneur de Bacchus, et qu’à peine en chantons-nous une seule en l’honneur de Noé notre bienfaiteur.
Un Juif m’a assuré que le blé venait de lui-même en Mésopotamie, comme les pommes, les poires sauvages, les châtaignes, les nèfles dans l’Occident. Je le veux croire jusqu’à ce que je sois sûr du contraire ; car enfin il faut bien que le blé croisse quelque part. Il est devenu la nourriture ordinaire et indispensable dans les plus beaux climats, et dans tout le Nord.
De grands philosophes (1), dont nous estimons les talents, et dont nous ne suivons point les systèmes, ont prétendu, dans l’Histoire naturelle du chien, page 195, que les hommes ont fait le blé ; que nos pères, à force de semer de l’ivraie et du gramen, les ont changés en froment. Comme ces philosophes ne sont pas de notre avis sur les coquilles, ils nous permettront de n’être pas du leur sur le blé. Nous ne pensons pas qu’avec du jasmin ont ait jamais fait venir des tulipes. Nous trouvons que le germe du blé est tout différent de celui de l’ivraie, et nous ne croyons à aucune transmutation. Quand on nous en montrera, nous nous rétracterons.
Nous avons vu à l’article ARBRE A PAIN, qu’on ne mange point de pain dans les trois quarts de la terre. On prétend que les Ethiopiens se moquaient des Egyptiens, qui vivaient de pain. Mais enfin, puisque c’est notre nourriture principale, le blé est devenu un des plus grands objets du commerce et de la politique. On a tant écrit sur cette matière, que si un laboureur semait autant de blé pesant que nous avons de volumes sur cette denrée, il pourrait espérer la plus ample récolte, et devenir plus riche que ceux qui, dans leurs salons vernis et dorés, ignorent l’excès de sa peine et de sa misère.
SECTION II.
Richesse du blé.
Dès qu’on commence à balbutier en économie politique, on fait comme font dans notre rue tous les voisins et les voisines qui demandent : Combien a-t-il de rentes, comment vit-il ? combien sa fille aura-t-elle en mariage ? etc. On demande en Europe : l’Allemagne a-t-elle plus de blé que la France ? L’Angleterre recueille-t-elle (et non pas récolte-t-elle) de plus belles moissons que l’Espagne ? Le blé de Pologne produit-il autant de farine que celui de Sicile ? La grande question est de savoir si un pays purement agricole est plus riche qu’un pays purement commerçant.
La supériorité du pays de blé est démontrée par le livre, aussi petit que plein, de M. Melon, le premier homme qui ait raisonné en France, par la voie de l’imprimerie, immédiatement après la déraison universelle du système de Lasse. M. Melon a pu tomber dans quelques erreurs relevées par d’autres écrivains instruits, dont les erreurs ont été relevées à leur tour. En attendant qu’on relève les miennes, voici le fait.
L’Egypte devint la meilleure terre à froment de l’univers, lorsque après plusieurs siècles, qu’il est difficile de compter au juste, les habitants eurent trouvé le secret de faire servir à la fécondité du sol un fleuve destructeur, qui avait toujours inondé le pays, et qui n’était utile qu’aux rats d’Egypte, aux insectes, aux reptiles et aux crocodiles. Son eau même, mêlée d’une bourbe noire, ne pouvait désaltérer ni laver les habitants. Il fallut des travaux immenses et un temps prodigieux pour dompter le fleuve, le partager en canaux, fonder des villes dans un terrain autrefois mouvant, et changer les cavernes des rochers en vaste bâtiments.
Tout cela est plus étonnant que des pyramides ; tout cela fait, voilà un peuple sûr de sa nourriture avec le meilleur blé du monde, sans même avoir presque besoin de labourer. Le voilà qui élève et qui engraisse de la volaille supérieure à celle de Caux. Il est vêtu du plus beau lin dans le climat le plus tempéré. Il n’a donc aucun besoin réel des autres peuples.
Les Arabes ses voisins, au contraire, ne recueillent pas un setier de blé depuis le désert qui entoure le lac de Sodome, et qui va jusqu’à Jérusalem, jusqu’au voisinage de l’Euphrate, à l’Yémen, et à la terre de Gade ; ce qui compose un pays quatre fois plus étendu que l’Egypte. Ils disent : Nous avons des voisins qui ont tout le nécessaire ; allons dans l’Inde leur chercher du superflu ; portons-leur du sucre, des aromates, des épiceries, des curiosités ; soyons les pourvoyeurs de leurs fantaisies, et ils nous donneront de la farine. Ils en disent autant des Babyloniens, ils s’établissent courtiers de ces deux nations opulentes qui regorgent de blé ; et en étant toujours leurs serviteurs, ils restent toujours pauvres. Memphis et Babylone jouissent, et les Arabes les servent ; la terre à blé demeure toujours la seule riche ; le superflu de son froment attire les métaux, les parfums, les ouvrages d’industrie. Le possesseur du blé impose donc toujours la loi à celui qui a besoin de pain ; et Midas aurait donné tout son or à un laboureur de Picardie.
La Hollande paraît de nos jours une exception, et n’en est point une. Les vicissitudes de ce monde ont tellement tout bouleversé, que les habitants d’un marais, persécutés par l’Océan qui les menaçait de les noyer, et par l’inquisition qui apportait des fagots pour les brûler, allèrent au bout du monde s’emparer des îles qui produisent des épiceries, devenues aussi nécessaires aux riches que le pain l’est au pauvre. Les Arabes vendaient de la myrrhe, du baume et des perles à Memphis et à Babylone ; les Hollandais vendent de tout à l’Europe et à l’Asie, et mettent le prix à tout.
Ils n’ont point de blé, dites-vous ; ils en ont plus que l’Angleterre et la France. Qui est réellement possesseur du blé ? c’est le marchand qui l’achète du laboureur. Ce n’était pas le simple agriculteur de Chaldée ou d’Egypte qui profitait beaucoup de son froment. C’était le marchand chaldéen ou l’Egyptien adroit qui en faisait des amas, et les vendait aux Arabes ; il en retirait des aromates, des perles, des rubis, qu’il vendait chèrement aux riches. Tel est le Hollandais, il achète partout et revend partout ; il n’y a point pour lui de mauvaise récolte ; il est toujours prêt à secourir pour de l’argent ceux qui manquent de farine.
Que trois ou quatre négociants entendus, libres, sobres, à l’abri de toute vexation, exempts de toute crainte, s’établissent dans un port ; que leurs vaisseaux soient bons, que leur équipage sache vivre de gros fromage et de petite bière, qu’ils fassent acheter à bas prix du froment à Dantzick et à Tunis, qu’ils sachent le conserver, qu’ils sachent attendre, et ils feront précisément ce que font les Hollandais.
SECTION III.
Histoire du blé en France.
Dans les anciens gouvernements ou anciennes anarchies barbares, il y eut je ne sais quel seigneur ou roi de Soissons qui mit tant d’impôts sur les laboureurs, les batteurs en grange, les meuniers, que tout le monde s’enfuit, et le laissa sans pain régner tout seul à son aise (2).
Comment fit-on pour avoir du blé, lorsque les Normands, qui n’en avaient pas chez eux, vinrent ravager la France et l’Angleterre ; lorsque les guerres féodales achevèrent de tout détruire ; lorsque ces brigandages féodaux se mêlèrent aux irruptions des Anglais ; quand Edouard III détruisit les moissons de Philippe de Valois, et Henri V celles de Charles VI ; quand les armées de l’empereur Charles-Quint et celles de Henri VIII mangeaient la Picardie ; enfin, tandis que les bons catholiques et les bons réformés coupaient le blé en herbe, et égorgeaient pères, mères et enfants, pour savoir si on devait se servir de pain fermenté ou de pain azyme les dimanches ?
Comment on faisait ? le peuple ne mangeait pas la moitié de son besoin : on se nourrissait très mal ; on périssait de misère ; la population était très médiocre ; des cités étaient désertes.
Cependant vous voyez encore de prétendus historiens qui vous répètent que la France possédait vingt-neuf millions d’habitants du temps de la Saint-Barthélemy.
C’est apparemment sur ce calcul que l’abbé de Caveyrac a fait l’apologie de la Saint-Barthélemy : il a prétendu que le massacre de soixante et dix mille hommes, plus ou moins, était une bagatelle dans un royaume alors florissant, peuplé de vingt-neuf millions d’hommes qui nageaient dans l’abondance.
Cependant la vérité est que la France avait peu d’hommes et peu de blé, et qu’elle était excessivement misérable, ainsi que l’Allemagne.
Dans le court espace du règne enfin tranquille de Henri IV, pendant l’administration économe du duc de Sully, les Français, en 1597, eurent une abondante récolte ; ce qu’ils n’avaient pas vu depuis qu’ils étaient nés. Aussitôt ils vendirent tout leur blé aux étrangers, qui n’avaient pas fait de si heureuses moissons, ne doutant pas que l’année 1598 ne fût encore meilleure que la précédente. Elle fut très mauvaise ; le peuple alors fut dans le cas de mademoiselle Bernard, qui avait vendu ses chemises et ses drapes pour acheter un collier ; elle fut obligée de vendre son collier à perte pour avoir des draps et des chemises. Le peuple pâtit davantage. On racheta chèrement le même blé qu’on avait vendu à un prix médiocre.
Pour prévenir une telle imprudence et un tel malheur, le ministère défendit l’exportation ; et cette loi ne fut point révoquée. Mais sous Henri IV, sous Louis XIII et sous Louis XIV, non-seulement la loi fut souvent éludée, mais quand le gouvernement était informé que les greniers étaient bien fournis, il expédiait des permissions particulières sur le compte qu’on lui rendait de l’état des provinces. Ces permissions firent souvent murmurer le peuple ; les marchands de blé furent en horreur, comme des monopoleurs qui voulaient affamer une province. Quand il arrivait une disette, elle était toujours suivie de quelque sédition. On accusait le ministère plutôt que la sécheresse ou la pluie (3).
Cependant, année commune, la France avait de quoi se nourrir, et quelquefois de quoi vendre. On se plaignit toujours (et il faut se plaindre pour qu’on vous suce un peu moins) ; mais la France, depuis 1661 jusqu’au commencement du dix-huitième siècle, fut au plus haut point de grandeur. Ce n’était pas la vente de son blé qui la rendait si puissante, c’était son excellent vin de Bourgogne, de Champagne, et de Bordeaux ; le débit de ses eaux-de-vie dans tout le Nord, de son huile, de ses fruits, de son sel, de ses toiles, de ses draps, des magnifiques étoffes de Lyon et même de Tours, de ses rubans, de ses modes de toute espèce ; enfin les progrès de l’industrie. Le pays est si bon, le peuple si laborieux, que la révocation de l’édit de Nantes ne put faire périr l’Etat. Il n’y a peut-être pas une preuve plus convaincante de sa force.
Le blé resta toujours à vil prix : la main-d’œuvre par conséquent ne fut pas chère ; le commerce prospéra, et on cria toujours contre la dureté du temps.
La nation ne mourut pas de la disette horrible de 1709 : elle fut très malade, mais elle réchappa. Nous ne parlons ici que du blé, qui manqua absolument : il fallut que les Français en achetassent de leurs ennemis mêmes ; les Hollandais en fournirent seuls autant que les Turcs.
Quelques désastres que la France ait éprouvés, quelques succès qu’elle ait eus, que les vignes aient gelé, ou qu’elles aient produit autant de grappes que dans la Jérusalem céleste, le prix du blé a toujours été assez uniforme ; et, année commune, un setier de blé a toujours payé quatre paires de souliers depuis Charlemagne (4).
Vers l’an 1750, la nation, rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, d’opéra, de romans, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus romanesques encore, et de disputes théologiques sur la grâce et sur les convulsions, se mit enfin à raisonner sur les blés.
On oublia même les vignes pour ne parler que de froment et de seigle. On écrivit des choses utiles sur l’agriculture : tout le monde les lut, excepté les laboureurs. On supposa, au sortir de l’Opéra-Comique, que la France avait prodigieusement de blé à vendre. Enfin le cri de la nation obtint du gouvernement, en 1764, la liberté de l’exportation (5).
Aussitôt on exporta. Il arriva précisément ce qu’on avait éprouvé du temps de Henri IV ; on vendit un peu trop ; une année stérile survint, il fallut pour la seconde fois que mademoiselle Bernard revendît son collier pour ravoir ses draps et ses chemises. Alors quelques plaignants passèrent d’une extrémité à l’autre. Ils éclatèrent contre l’exportation qu’ils avaient demandée : ce qui fait voir combien il est difficile de contenter tout le monde et son père.
Des gens de beaucoup d’esprit, et d’une bonne volonté sans intérêt, avaient écrit avec autant de sagacité que de courage en faveur de la liberté illimitée du commerce des grains. Des gens qui avaient autant d’esprit et des vues aussi pures, écrivirent dans l’idée de limiter cette liberté ; et M. l’abbé Galiani, Napolitain, réjouit la nation française sur l’exportation des blés ; il trouva le secret de faire, même en français, des dialogues aussi amusants que nos meilleurs romans, et aussi instructifs que nos meilleurs livres sérieux. Si cet ouvrage ne fit pas diminuer le prix du pain, il donna beaucoup de plaisir à la nation, ce qui vaut beaucoup mieux pour elle. Les partisans de l’exportation illimitée lui répondirent vertement. Le résultat fut que les lecteurs ne surent plus où ils en étaient : la plupart se mirent à lire des romans en attendant trois ou quatre années abondantes de suite qui les mettraient en état de juger. Les dames ne surent pas distinguer davantage le froment du seigle. Les habitués de paroisse continuèrent de croire que le grain doit mourir et pourrir en terre pour germer.
1 – Buffon.
2 – C’était un Chilpéric. La chose arriva l’an 562.
3 – Mais cela n’est arrivé que par la faute du ministère, qui, se mêlant de faire des règlements sur le commerce des blés, donnait droit au peuple de lui imputer les disettes qu’il éprouvait. Le seul moyen d’empêcher ces disettes et d’encourager par la liberté la plus absolue le commerce et les emmagasinements de blé, de chercher à éclairer le peuple, et à détruire le préjugé qui lui fait détester les marchands de blé. (K.)
4 – Mais il y a eu souvent d’énormes différences d’une année à l’autre ; et c’est ce qui cause la misère du peuple, parce que les salaires n’augmentent pas à proportion. (K.)
5 – Cette liberté fut limitée ; il ne sortit que très peu de blé, et bientôt les mauvaises récoltes rendirent toute exportation impossible. Il résulterait deux grands biens d’une liberté absolue de l’exportation ; l’encouragement de l’agriculture, et une plus grande constance dans le prix du grain. (KL.)